dimanche 31 décembre 2023

La phrase de l'année

 La phrase de l'année est de Woody Allen:

Quiconque ayant déjà jeté une allumette enflammée dans la citerne d’un dépôt de munitions sera d’accord avec moi pour dire que le geste le plus infime peut déclencher une gigantesque quantité de décibels.  

Woody Allen: Ça tourne à Manhattan,
dans Zéro gravité.
 

Bon, je vous laisse, les réjouissances commencent: on tire des pétards dans la rue. Bon réveillon!

 

Zéro gravité est un recueil de nouvelles
de Woody Allen, traduit de l’anglais
(des États-Unis, et plus précisément de New-York)
par Nicolas Richard.  
Stock,  La Cosmopolite, 2023

mercredi 27 décembre 2023

Égayons-nous en fantaisie et en songe

Quoi que vous fassiez en ce moment (grapiller les restes d'un réveillon? en préparer un autre?) je vous souhaite de le faire joyeusement. Je viens de croiser un voisin qui m'a confié sa tristesse de voir chaque année diminuer le nombre d'amis et de parents avec qui il partage le temps des fêtes. 

Montaigne a-t-il un avis à nous donner?

Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux comme extraordinaires: ceux-là sont tantost les miens ordinaires; les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m’en vay au train de tressaillir comme d’une nouvelle faveur quand aucune chose ne me deust. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m’esgaye qu’en fantasie et en songe, pour destourner par ruse le chagrin de la vieillesse.

Montaigne: Essais, Livre III, Chapitre 5
(Sur des vers de Virgile)

mardi 19 décembre 2023

Des boites en carton au feu des enchères

 Dans leurs boites en carton dorment les petits santons...
Début décembre, une nouvelle au parfum doux-amer: la collection personnelle de Marcel Carbonel, qui était considéré, à sa mort en 2003, comme le doyen des santoniers marseillais, a été mise aux enchères le 30 novembre. La vente a attiré beaucoup de monde: certains santons étaient rares, d'autres étaient des pièces uniques.
Certains lots sont partis à plus de 2500 euros, nous a appris le compte-rendu: cette vente a donc fait quelques heureux. Moi ça m'a rendu un peu mélancolique, je regrette que ces santons n'aient pas rejoint le Musée des Santons: les héritiers avaient sans doute leurs raisons.
Et vous, si vous voulez des santons Carbonel, il y a toujours la foire aux santons: c'est le moment d'y aller et, si ce n'est déjà fait, de commencer votre collection!

vendredi 15 décembre 2023

Hyper bien

 

 
Je viens de réaliser que je n'étais pas tout seul à rêver, de temps en temps, que je lisais des bandes dessinées: Boulet aussi!
Et je suis en mesure de confirmer ce qu'a constaté Boulet: les bandes dessinées qu'on voit en rêve, c'est super bien dessiné.
 
Le dessin? © Boulet Corp, bien sûr.

mercredi 13 décembre 2023

Combat de titans

Boulet mène une lutte de tous les instants contre son cerveau, qui, au grand dam de l'illustre auteur de BD, aimerait bien faire tout ce qui lui passe par la tête sans demander l'avis de son propriétaire. 

Qui va l'emporter? Les deux camps sont d'une force presque égale. Découvrez la chronique de ce combat de titans, dans Rogatons (tomes 1 et 2).


Édité par Exemplaire, une maison d'édition alternative qui laisse les auteur(ice)s  faire tout ce qui leur passe par la tête, sauf qu'en contrepartie ils doivent faire eux-même leur pub (avec, à l'occasion, un petit coup de pouce de leurs copains). 


lundi 11 décembre 2023

Encore un mort innocent?

"Il ne faut pas souhaiter la mort des gens: ce n'est jamais assez méchant", nous rappelait fort utilement Dominique A, chanteur adepte du wu wei, il y a déjà des années de cela. Utile, indispensable même, ce rappel,  tant parfois la tentation est grande. Pour raffermir nos convictions, essayons de nous dire que les dernières des trop longues années d'Henry Kissinger ont peut-être été les pires de sa vie, qu'il lui arrivait (qui peut le dire?) de se réveiller, dans un lit souillé, d'un cauchemar de poursuites judiciaires.

Henry Kissinger est-il mort innocent? Pour la presse, il semble qu'il soit mort à peu près aussi innocent (peut-être même plus, puisque son procès n'a même pas été ouvert) que Bernard Tapie, pour les mêmes raisons.
Je lis cependant dans Le Monde Diplomatique:

Dans son dernier ouvrage (Henry Kissinger, Does America Need a Foreign Policy? Toward a Diplomacy for the 21st Century, Simon & Schuster, New York, 2001, 352 pages, 30 dollars US.), destiné à servir de bréviaire aux diplomates du XXIe siècle, M. Henry Kissinger se départit de son ton docte et froid aussitôt qu’il évoque l’intrusion récente du principe de la «juridiction universelle» dans les relations internationales. L’ancien secrétaire d’Etat américain ne décolère pas lorsqu’il parle de l’arrestation à Londres, en 1998, de son protégé, le général chilien Augusto Pinochet, sur ordre d’un juge d’Espagne. Il affirme que le discours sur les droits de la personne (dont il revendique par ailleurs la paternité) devait «servir avant tout d’arme diplomatique fournie aux citoyens des pays communistes pour leur permettre de combattre le régime soviétique, et non d’arme légale pouvant être utilisée contre des dirigeants politiques devant des tribunaux de pays tiers». Un paragraphe plus loin, il affirme cependant qu’il est aujourd’hui impératif d’interdire que «les principes du droit soient utilisés à des fins politiques».
Si l’analyse est embrouillée, sinon contradictoire, c’est sans doute en raison du trouble que ressent M. Kissinger depuis l’affaire Pinochet. En effet, de passage à Paris le 28 mai 2001, l’ancien secrétaire d’Etat reçut la visite de la brigade criminelle, qui venait lui remettre une convocation du juge Roger Le Loire. Invité à comparaître au palais de justice comme témoin dans l’affaire de la disparition de cinq Français au Chili, M. Kissinger, impliqué directement ou indirectement dans la création du plan «Condor» — réseau de chasse aux opposants dans six dictatures militaires d’Amérique latine (Chili, Bolivie, Brésil, Paraguay, Uruguay, Argentine, alors gouvernés par des dictatures militaires) -, réserva sa réponse. Le lendemain, il quitta précipitamment la France.

L'auteur de cet article datant de 2001 et repris récemment dans l'édition en ligne du journal, Ibrahim Warde, note également:

Le journaliste britannique Christopher Hitchens a effectué l’inventaire des agissements du «magicien de la diplomatie» qui pourraient, à l’aune de la nouvelle jurisprudence internationale, constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou d’autres délits justiciables (Christopher Hitchens, Les Crimes de monsieur Kissinger, Editions Saint-Simon, Paris, 2001, 206 pages, 99 F.). Ses révélations, fondées pour l’essentiel sur des documents officiels américains récemment «déclassifiés», contredisent les versions présentées par l’intéressé dans trois volumes de Mémoires aussi massifs que tendancieux.


"Il ne faut pas souhaiter la mort des gens:
ça les fait vivre plus longtemps
".
Merci Dominique A.

 

samedi 9 décembre 2023

L'éternel retour

 Les dessins de Glen Baxter n'ont pas d'âge.
Qui pourrait croire que cette page a plus de vingt ans?

 

© Glen Baxter 1997

 

mardi 28 novembre 2023

Chats pas chats

 Boileau, s'étant donné pour règle de conduite
 Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom,
citait ensuite deux exemples concrets:
 J'appelle un chat un chat, et Rollet un fripon.

Le monde a-t-il changé au point que les règles de l'art poétique définies par Boileau pour les siècles à venir ne s'appliqueraient plus? Un chroniqueur de France-Inter vient de se faire, quasi simultanément, taper sur les doigts et tirer les oreilles par - motivations différentes, effets similaires - un magistrat empressé d'étaler son zèle et une Commission  soucieuse, elle, de dissimuler son embarras. Qu'avait-il fait? Il avait appelé un chat un chat, et Rollet un fripon (euh, en fait non, pas Rollet, et pas un fripon non plus, Rollet est bien oublié aujourd'hui, et fripon n'est plus trop en usage: remplaçons ce mot et ce nom par des équivalents contemporains approximatifs... ou plutôt non, ne remplaçons rien par rien, nous risquerions de nous faire taper sur les doigts ou tirer les oreilles.
La prudence devrait même nous commander de ne plus appeller un chat un chat, on ne sait jamais, des antispécistes pourraient trouver que "chat" c'est spéciste: quand nous postons sur des sites de partage des photos du dernier de la portée qui s'émerveille des possibilités offertes par les pelotes de laine, ou de Mamie Moustache qui quémande un câlin, usons de termes moins connotés que "chat": minounette, poupouline, Kitty-kitty, vous trouverez bien.


Synchronicité; dans un billet récent du toujours pertinent David Apatoff,  j'ai appris un mot que je ne connaissais pas: edentulous. J'en trouve  la sonorité plaisante, et je me demande si j'aurai un jour l'occasion de l'employer dans une conversation (en anglais: il n'a pas en français d'équivalent aussi rigolo). Ça, l'avenir nous le dira.
Revenons au présent: si je parlais de synchronicité, c'est parce c'est en commentant l'ultimatum, adressé à un journal, de retirer de son site une caricature qui avait le grand tort de ressembler à son modèle (inexcusable, ont tranché les gardiens autoproclamés de la paix publique et de la féquentabilité d'internet!), que David Apatoff employait ce joli adjectif pour caractériser les dessins inodores et incolores par lesquels le trou dans la rubrique "humour" du magazine a été rempli le jour suivant.
Je commence à craindre que tout ça ne donne des idées aux détenteurs du titre de propriété d'un chat - qui se sont, bien sûr, déjà empressés de le faire dégriffer - et qu'ils ne choisissent bientôt de le faire édenter aussi. Au secours, Boileau!


samedi 25 novembre 2023

Les conjectures de Fleur Jaeggy



Quelle chanson chantaient les sirènes? 
Quel nom Achille avait-il pris quand il se cachait parmi les femmes? 
- Questions embarrassantes il est vrai, mais 
qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture. 
Sir Thomas Browne, cité par Edgar Poe 
en épigraphe à Double assassinat dans la rue Morgue

Que savons-nous de Marcel Schwob?
Que peut en savoir quelqu'un qui n'a fait que traduire en italien ses Vies Imaginaires?
Qu'il ait coudoyé François Villon au trou de la Pomme de Pin, qu'il ait fumé l'opium avec Thomas de Quincey, qu'il ait aidé le capitaine William Kid, pirate lettré, à tailler les plumes d'oie avec lesquelles il écrivait les missives qui faisaient trembler les gouverneurs de forteresses - il connaissait ses lettres, foutre! et quelle belle main - tout cela n'est pas douteux,
Et pas davantage qu'il ait discuté avec Edgar Poe aussi bien de méthodes de déchiffrement de cryptogrammes, que de la part d'inexplicable qui demeure contre toute raison dans les enchaînements de circonstances qui conduisent à la découverte de trésors;
Mais d'où lui vint le goût de l'étude et de la réclusion?
Pourquoi ce front si haut?
En quelle langue ce polyglotte parlait-il à son domestique chinois?
Autant de questions qui peuvent être l'objet de conjectures.

Fleur Jaeggy, vous vous en souvenez, est une des spécialistes italiennes de l'œuvre de Marcel Schwob: elle a, en particulier, traduit ses Vies Imaginaires.


Dans Vite Congetturali, Fleur Jaeggy s'est attachée à résumer, avec une sobriété qui émule celle des Vies Imaginaires de Schwob, les vies de Thomas de Quincey, de John Keats et de Marcel Schwob lui-même.
Trois vies conjecturales seulement, c'est un bon chiffre. Six cent pages de vies réimaginées, ce serait lourd. Et il me souvient avoir déjà qualifié la prose de Fleur Jaeggy de "bienheureusement économe"... et d'avoir aussi suggéré qu'il y a peut-être une parenté entre les genres "livres de vies imaginaires" et "livres de rêves" (c'est pourquoi j'ai placé le livre de Fleur Jaeggy à côté de celui de Tabucchi sur les rêves imaginaires, dans la jolie présentation que leur ont donné les éditions Adelphi)*.

Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas parlé de Fleur Jaeggy - il est vrai qu'elle ne publie pas au même rythme que ceux de ses confrères dont le nom revient chaque année lors de la renrée littéraire. 

*Ce recueil est également disponible en anglais,
sous le titre  These Possible Lives,
aux éditions New Directions, traduit de l'italien par Minna Zallmann Proctor.

jeudi 23 novembre 2023

Bon annauniversaire

 Quel jour sommes-nous aujourd'hui? Le 23 novembre? Voyons... Mais c'est l'anniversaire de Masamune Shirow!

Bon anniversaire  Masamune Shirow!


Toujours prêtes à faire la fête, Annapuma et Unipuma. 


mardi 21 novembre 2023

La BD c'est gai, la BD c'est triste

Encore une année triste pour tous les amateurs de BD - pour les amateurs de toutes les BD, puisque Joe Matt, Malo Louarn et Bob De Groot, partis l'un après l'autre depuis la fin de l'été,  travaillaient dans des genres tout à fait différents.
Entourons donc ceux qui nous restent d'attentions et d'affection: merci Boulet, Tom Gauld, Alan Moore et les autres de continuer à nous raconter des histoires en images. Au fait, avez-vous pensé à souhaiter son anniversaire à Alan Moore? C'était avant-hier!

 

Tom Gauld for The New Scientist


mercredi 15 novembre 2023

Ter repetita placent

 Faisons une expérience.

Face à un miroir, répétez: rogatons! rogatons! rogatons! 

Si vous y mettez la bonne intonation, vous verrez peut-être apparaître un des tomes de la série de Boulet, Rogatons.
Lequel? C'est justement l'objet de cette expérience. Tonton Alias nous rappelle fort à propos qu'il existe (pour l'instant), dans cette série, un nombre de volumes compris entre zéro et trois.

Disclaimer: cette expérience comporte un risque: celui que l'expérimentateur (en cas de matérialisation du livre) soit happé à l'intérieur de celui-ci et ne puisse en sortir que si un de ses assistants provoque une distorsion du continuum, par exemple en prononçant la formule: quand est-ce qu'on mange?


jeudi 9 novembre 2023

Il y aura un brin d’herbe

 Le monde est notre désir.
 Le monde est notre vouloir.
 Il n’y a rien à dire du monde — sauf qu’il nous ressemble trait pour trait. 
 

Si nous le trouvons médiocre — c’est que nous sommes médiocres. 
 

Si nous le trouvons vain — c’est que nous sommes vains. 
 

Si nous le trouvons affreux — c’est que nous sommes affreux.

Si nous le trouvons dur — c’est que nous sommes durs.  
 

Si nous le trouvons morne — c’est que nous sommes mornes.
 

Si nous le trouvons petit — c’est que nous sommes petits. 
 

Si nous le trouvons écœurant — c’est que nous sommes écœurants. 

 Si nous le trouvons hostile — c’est que nous sommes hostiles.

Il ne changera que quand nous changerons.

Il est nous et indéfiniment il nous ressemblera. 

 Pour l’instant c’est un monde de terre sèche.
 Il y aura un brin d’herbe quand vous serez devenus brin d’herbe. 


  Ou alors laissez tout crever. 
 Les démoniaques des pouvoirs ont ce qu’il faut dans l’arsenal pour une gigantesque épouvante. 
 Une gigantesque Mort.  

Louis Calaferte : L’Homme vivant
Gallimard (collection L'Arpenteur), 1994
ISBN 2070740021
EAN13 / ISBN  9782070740024

mercredi 25 octobre 2023

Le pays d'octobre, le pays de novembre


Je ne sais pas ce qu'il en a été dans vos contrées, amis lecteurs, mais du côté de chez moi Octobre n'a pas fait mentir sa réputation: ce fut un mois bien mélancolique. De quoi peut-on bien parler, sans pour autant s'enfoncer davantage dans la mélancolie, à la charnière entre octobre et novembre?

Li-An et moi, nous sommes souvent synchrones: il vient de poster un billet sur l'illustrateur dont j'avais justement envie de vous parler pour Halloween, Joseph Mugnaini. Puisque Li-An a agrémenté son billet de plusieurs images datant de diverses périodes de la vie de l'illustrateur, et même d'un lien vers un groupe f***book (pouah!), plutôt que vous diriger vers ce gouffre, je préfère vous signaler qu'il y a quelques années, le blog Monsterbrains avait secoué la poussière des cartons de cet illustrateur un peu oublié. 

Li-An avance l'hypothèse intéressante que ses dessins ont pu influencer Forest pour ses premières couvertures chez Fiction ou chez J’ai Lu (j'y crois moi aussi; j'en vois aussi, de ces dessins, qui semblent annoncer une manière qu'adoptera plus tard John Blanche).
 Ray Bradbury appréciait beaucoup son travail, en effet, et ils entretenaient des relations amicales; c'est Bradbury qui insista auprès de ses éditeurs pour que ce soit Mugnaini qui soit chargé d'illustrer les éditions successives de son roman Fahrenheit 451, et de plusieurs de ses recueils, en particulier Le pays d'Octobre.








Chas Addams? Vous avez dit Chas Addams? Comme c'est Chas Addams - en revanche ce n'est pas bizarre: Bradbury, Addams, Mugnaini et à l'occasion Ray Harryhausen formaient une sacrée petite bande de chouettes copains whose sense of humor was a little different from everybody else's.
Je me demande si à présent il leur arrive parfois de se déguiser en fantômes rigolos, pour amuser de petits enfants.

jeudi 19 octobre 2023

Le visionnaire du dictionnaire

 Sir Thomas Browne, vous vous souvenez de lui? est mort le jour anniversaire de sa naissance, comme les gens qui aiment les comptes bien ronds: ce jour anniversaire, c'est aujourd'hui, le 19 octobre. Levons nos verres à sa mémoire.
Quelques comptes ronds à propos de Sir Thomas Browne:
- Selon les éditeurs de l'Oxford English Dictionary, il occupe, dans ce dictionnaire la 69ème place (ou la 70ème, il y a un doute) de la liste des auteurs les plus souvent cités comme source d'un mot.
- 775 (ou 777?) entrées attestent que dans la phrase citée le mot défini apparaît pour la première fois dans la langue anglaise,
- 4131 signalent prudemment que jusqu'à présent les auteurs n'ont pas trouvé de preuve formelle que le mot ait été employé auparavant,
- 1596 fois, il est noté que  Browne emploie pour la première fois dans une nouvelle acception un mot qui était déjà en usage dans une autre.
Quelques exemples de ces apports de Sir Thomas à la langue:

 'ambidextrous', 'antediluvian', 'analogous', 'approximate', 'ascetic', 'anomalous', 'carnivorous', 'coexistence', 'coma', 'compensate', 'computer', 'cryptography', 'cylindrical', 'disruption', 'ergotisms', 'electricity', 'exhaustion', 'ferocious', 'follicle', 'generator', 'gymnastic', 'hallucination', 'herbaceous', 'holocaust', 'insecurity', 'indigenous', 'jocularity', 'literary', 'locomotion', 'medical', 'migrant', 'mucous', 'prairie', 'prostate', 'polarity', 'precocious', 'pubescent', 'therapeutic', 'suicide', 'ulterior', 'ultimate', 'veterinarian'.

Autant de mots qui, dans des écrits du dix-septième siècle, paraissent anachroniquement modernes. On dirait que Browne anticipait les besoins de ses descendants du vingt-et-unième siècle, non?
Ou alors, puisqu'il était si intuitif, il pressentait peut-être qu'un jour Edward Gorey ressentirait le besoin de faire des listes de mots biscornus à faire figurer, dans des banderoles, au-dessus d'animaux également biscornus sur des fresques pour nurseries. Dans ses rêves de zodiographe, Sir Thomas Browne voyait-il des fantods, des Osbick birds ou autres dubious guests?

mardi 17 octobre 2023

Par une nuit étouffante

 Par une nuit étouffante, ou
comment Jeffrey Cartwright a écrit
certains de ses livres
(enfin, au moins un livre)

"La biographie, c'est enfantin", disait Edwin par une nuit étouffante, il n'y a pas longtemps. "Il n'y a qu'à tout mettre dedans." Inutile de rappeler au lecteur l'injustice traditionnelle du tempérament créateur, injustice développée ici jusqu'à la fatuité. Car Edwin ne se contenta pas de cette déclaration, il poursuivit en prétendant (si j'interprète correctement ses remarques embrouillées) que le concept même de biographie est désespérément romanesque, car à la différence de la vie réelle, pleine de points d'interrogation, de passages censurés, d'espaces blancs, de rangées d'astérisques, de paragraphes sautés, et de séries innombrables de points de suspension se perdant dans le silence, la biographie procure une illusion de totalité, un vaste échafaudage de détails organisé par un biographe omniscient dont les aveux occasionnels d'ignorance ou d'incertitude ne nous trompent pas plus que les protestations polies d'une maîtresse de maison nous assurant, au sixième plat d'un luxueux banquet, que non, vraiment, elle ne s'est donné aucun mal.
[...]
Mais je profite de cette occasion pour demander à Edwin, où qu'il soit: n'est-il pas vrai que le biographe accomplit une fonction presque aussi grande, ou même tout aussi grande, si ce n'est en vérité  de loin plus grande que celle  accomplie par l'artiste lui-même? Car l'artiste crée l'œuvre d'art, mais c'est pour ainsi dire le  biographe qui crée l'artiste. Ce qui revient à dire: sans moi existerais-tu le moins du monde, Edwin?


Steven Millhauser:
La Vie trop brève d'Edwin Mullhouse
écrivain américain, 1943-1954,
racontée par Jeffrey Cartwright
,
(Edwin Mullhouse: The Life and Death
of an American Writer 1943–1954,
by Jeffrey Cartwright
- Knopf, 1972),  
traduit par  Didier Coste,
Albin Michel, 1975
ISBN 2-226-00222-7

lundi 16 octobre 2023

Poussière d'étoiles

 Il semble qu'en l'espace de quelques jours, Louise Glück ait rejoint l'Averne, et Hubert Reeves l'astéroïde (9631) qui porte son nom;  il m'est revenu que j'ai essayé d'attirer, jadis sur l'une, naguère sur l'autre,  l'attention des visiteurs de ce blog. La coïncidence m'attriste et m'inquiète; devrais-je  me montrer plus prudent à l'avenir, et ne plus évoquer que des personnages décédés depuis longtemps? Devrais-je éviter de parler de certain écrivain américain né en 1943 (qui se porte bien, heureusement), et n'accorder de louanges qu'à son contemporain à la vie trop brève, Edwin Mullhouse (écrivain américain, 1943-1954), qui lui, au moins, n'a rien à craindre des ciseaux de la Parque?

jeudi 12 octobre 2023

Ressembler à ça

 Lu sur le blog de Kwarkito:

ça me revient,
une fois j’ai vu les portraits de William Utermohlen peints tout au long de sa maladie d’Alzheimer, et j’en ai été très impressionné

et il y a un lien vers un site où l'on peut voir ces portraits de William Utermohlen. Je suis allé voir les portraits en suivant le lien donné par Kwarkito, et j’ai été très impressionné aussi.
"William Utermohlen était un peintre américain. Les médecins lui ont annoncé qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer en 1995. Il a alors 62 ans et décide de se peindre. De réaliser régulièrement des autoportraits jusqu’à la fin de sa vie pour montrer l’évolution et la représentation de soi que l’on peut se faire en étant touché par cette pathologie."

William Utermohlen par William Utermohlen
 Nous n'avons pas la maladie d'Alzheimer, pas encore, pas tous. Pas encore tous.  Mais à quoi ressemblons-nous dans notre tête, quand nous essayons de nous regarder les yeux fermés? À ce que d'habitude nous voyons dans les miroirs? J'en doute.

 

© the estate of William Utermohlen

lundi 9 octobre 2023

Sempéternel

 Hé bien, il semble que vous soyez divisés assez équitablement, chers lecteurs, entre partisans des livres pleins d'images et amateurs de livres pleins de mots. Qui va vous mettre d'accord? Mais Sempé, bien sûr (qui d'autre?).  «En fait, il n’y a pas d’équivalent à Sempé», remarquait naguère Li-An. Du haut de la cime ennuagée où son petit vélo a fini par le conduire, Sempé continue à veiller à notre bien-être en inspirant des éditeurs.

Le numéro 114 de l’Atelier du roman (trimestriel dont il se trouve que c'est aussi le trentième anniversaire) rend hommage à Sempé, un an après son décès. Dans le dossier Sempé pour toujours, contributions de Frédéric Pajak, Benoît Duteurtre, Philippe Delerm, Yves Hersant, Denis Grozdanovitch, Pavel Schmidt, Philippe Garnier...  Ils en parlent beaucoup, du mieux qu'ils peuvent (Frédéric Pajak : « Il connaît par cœur la vanité des grands discours, leur pédantisme. Un dessin, une légende, et tout est dit, comme un coup de poing dans la figure infligé avec une infinie douceur. ») mais ça ne laisse pas beaucoup de place aux dessins...

.... ne partez pas déjà! pour les dessins, il y a Les Cahiers Dessinés (maison d'éditions indispensable, si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer: vous avez déjà leurs cahiers sur Gébé et sur Topor, je suppose?) qui ont publié il y a deux ans les Carnets de Bord  de Sempé, pleins de dessins jamais vus (ce sont des croquis pris sur le vif, des brouillons, des notes, des premiers jets).

Voilà, tout le monde est servi?

 L’Atelier du Roman n° 114

 Sempé, Carnets de Bord
Éditions Les Cahiers Dessinés 2021
ISBN: 979-10-90875-94-4

samedi 7 octobre 2023

Aimer rêver

 

J'aimais bien rêver quand j'étais en vie
Mon cerveau faisait des images

Laura Vazquez

 

Laura Vazquez:
Vous êtes de moins en moins réels,

anthologie 2014-2021,
éditions Points, 2022

EAN 9782757895566

mercredi 4 octobre 2023

En un mundo raro

  Vous aimez aussi les livres sans images d'animaux? Chacun ses goûts, je ne vous juge pas.
Voyons, qu'y a-t-il comme livres nouveaux et intéressants?
Vous ne saviez pas que vous viviez dans un monde étrange, et vous l'avez découvert en lisant Silvina Ocampo; vous pouvez à présent découvrir d'autres nouvelles étranges (venues de la terre et du ciel, encore).
L'édition française a jusqu'à présent dispersé les œuvres de Silvina Ocampo au fil des années chez différents éditeurs: Gallimard (Faits divers de la Terre et du Ciel, Mémoires secrètes d’une poupée), Christian Bourgois (Ceux qui aiment, haïssent; La pluie de feu), Milan (La Tour sans fin), José Corti (Poèmes d’amour désespéré), Folio/Gallimard (La musique de la pluie) et depuis peu les éditions Des Femmes ont entrepris de rassembler les textes qui manquaient encore: La Promesse, Sentinelles de la nuit, Inventions du souvenir (ces deux-là, je vous en ai déjà parlé). Et maintenant Les Répétitions (et autres nouvelles inédites) traduites, comme les trois livres précédents, par Anne Picard: avec des jeux, des rêves, des nuits sans sommeil, des jours de pluie, des musiques, des tigres, il y a du choix.
Lisez Silvina Ocampo (vous voyez, moi aussi quand j'admire je ne crains pas les répétitions), découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.

Silvina Ocampo: Les Répétitions
et autres nouvelles inédites

Traduit de l’espagnol par Anne Picard
éditions Des femmes-Antoinette Fouque 2023

EAN 9782721011640

 

lundi 2 octobre 2023

Que chasser?

  Ahuworah! Bonne chasse à tous,
qui suivez la loi de la jungle!
Kipling

 Automne, saison de la chasse. Qu'allons-nous chasser?
Mais voyons, les idées noires, bien sûr (j'en vois qui traînent encore par-ci par-là; tout l'été, on leur a donné  coup d'éventail sur  coup d'éventail, mais ça n'a pas suffi).
Comment? quoi? où?  
Pourquoi ne pas aller voir ces deux expositions: la première est déjà en place (elle a été vernissée la semaine dernière) à l'occasion de la sortie d'un livre qui s'appelle Le serval et la tortue...
C'est quoi, une fable?
Mais non, c'est bien plus excitant que ça (les fables, on en fait vite le tour, même à une allure de tortue): c'est le catalogue des gravures de Gilles Aillaud, et la galerie Métamorphoses, 17 rue Jacob, les expose, ces gravures.

Vous avez tout le mois d'octobre, et même un peu de novembre! Vous repartirez avec ce Catalogue Raisonné, et vous constaterez (j'espère) qu'un coup de catalogue plein de jolies images c'est plus efficace qu'un coup d'éventail, pour estourbir une idée noire; mais peut-être, ensuite, vous direz-vous: "Les gravures c'est bien, mais il me semblait qu'il avait fait des dessins aussi, Gilles Aillaud? Et des peintures, des huiles, des acryliques, d'autres trucs?"

Vous avez parfaitement raison, vous pourrez en voir, des peintures, et cette fois au centre Pompidou, à partir de cette semaine et jusqu'au 26 février 2024, pour cette expo-là, "Gilles Aillaud animal politique" (quel titre!) vous pourrez prendre votre temps.

On récapitule (hé oui, tout ça c'est à Paris):
À la librairie-galerie Métamorphoses, pour la sortie du livre Gilles Aillaud, Le serval et la tortue, catalogue raisonné de l’œuvre gravé, texte de Jean-Christophe Bailly, édition établie par Ianna Andréadis, Métamorphoses, 2023 (oui, tout ça), exposition jusqu'au 18 novembre 2023;
Au Centre Pompidou, exposition Gilles Aillaud animal politique, du 4 octobre 2023 au 26 février 2024 - 11h - 21h, tous les jours sauf mardis (et vous pouvez parier que là aussi, vous trouverez tout un choix de livres, catalogues, lithos, cartes et affiches à mettre dans votre gibecière).

Genette, lithographie extraite du tome 2 de l’Encyclopédie de tous les animaux y compris les minéraux, Atelier Franck Bordas imprimeur-éditeur, 1989  © ADAGP, Paris, 2023


vendredi 29 septembre 2023

Cela ne nous empêchera pas d'être amis

 Vous voulez en savoir davantage sur les extra-terrestres? Pour cela  il est préférable de s'adresser à des scientifiques reconnus pour leurs travaux de vulgarisation, qui ont, comme on dit, "franchi les limites de la littérature scientifique spécialisée", par exemple Primo Levi, et, pourquoi pas?  son confrère et ami Piero Bianucci (on peut même dire complice, puisqu'ils ont contribué ensemble "à quatre mains" à un recueil, malheureusement pas traduit en français: L'uovo del futuro); car non seulement il existe, le Piero Bianucci mentionné dans le texte ci-dessous (quand vous le lirez, vous pourriez être tentés de vous demander où finit la fiction et où commence la réalité), mais il est sur internet (quand on est sur internet c'est bien la preuve qu'on existe, ce ne sont pas les extra-terrestres qui diront le contraire); il occupe, à la télévision italienne, à peu près le même créneau que chez nous notre Hubert Reeves national. Un beau jour de 1986, Bianucci a reçu un message de la huitième planète du système Delta Cephei; n'y comprenant rien, il l'a confié à son ami Primo, qu'il savait capable (je vous l'avais signalé il y a quelques années) de déchiffrer des textes cryptés par les méthodes les moins conventionnelles.

Cher Piero Bianucci,
Vous serez sans doute étonné de recevoir une lettre d'une de vos admiratrices dans un délai aussi bref et de si loin. Nous connaissons vos drôles de lubies sur la vitesse de la lumière; chez nous, il suffit de payer un modeste supplément exceptionnel à la redevance de la télévision pour recevoir et transmettre des messages intergalactiques en temps réel, ou presque. En ce qui me concerne, je suis fanatique de vos émissions télévisées, en particulier de la publicité pour les conserves de tomates.
Je voulais vous dire que j'ai été enthousiasmée par votre reportage de mardi dernier, dans lequel vous parliez des Céphéides. Ou plutôt, j'ai été heureuse d'apprendre que vous nous appeliez ainsi, car notre soleil est justement une céphéide; j'entends dire par là que c'est une étoile beaucoup plus grande que la vôtre, et qu'elle pulse régulièrement selon une période de cinq jours et neuf heures terrestres. C'est justement la céphéide de Céphée, quelle coïncidence! Mais avant de poursuivre en décrivant notre way of life, je tenais à vous dire que votre barbe a beaucoup plu à mes amies et à moi-même; chez nous les hommes n'ont pas de barbe, ils n'ont même pas de tête; ils mesurent dix ou douze centimètres, ressemblent à vos asperges, et quand nous désirons être fécondées nous nous les mettons sous une aisselle pendant deux ou trois minutes, comme vous le faites avec vos thermomètres pour prendre votre température. Nous possédons dix aisselles; nous avons toutes une symétrie décimaire, raison pour laquelle notre côté est le nombre d'or de notre rayon, chose unique tout au moins dans notre galaxie, et dont nous sommes fières.

  On imagine le sourire en coin de Primo, quand il a eu à transcrire (en pensant in petto à la silhouette d'asperge de son grand copain) les compliments d'une autochtone du système de Delta de Céphée sur son physique.

À propos [de température], ne vous leurrez pas, nous avons une température variable, de -20°C l'hiver à 110°C l'été, mais cela ne nous empêchera pas d'être amis.

Le message donne à l'astronome d'autres précisions d'un grand intérêt sur la vie des habitantes carapacées d'oxyde de fer et de manganèse de cette huitième planète d'une céphéide, la mer acide, l'été accablant mais heureusement bref (il dure deux jours), les plaisirs innocents de l'automne et de l'hiver.

L'automne dernier, une de mes amies m'a dit qu'elle avait vu une supernova; cela ne s'était pas produit depuis longtemps, et elle m'a demandé avec insistance de vous le rapporter. De votre point de vue, elle devrait se trouver du côté du Scorpion; si vous payiez le supplément tachyonnique exceptionnel, vous pourriez la voir dans dix jours, sinon il vous faudra attendre 3 485 ans.

Si c'est vrai tout ça? Vous pourrez vérifier dans les rapports de nos sondes spatiales.

Veuillez recevoir les cordiales salutations de votre (signature illisible) et de ses amies.
Delta  Cep./8, d.3° a.3,576.10

Traduction de Primo Levi

Ce texte est paru dans un recueil dont le titre, par les temps qui courent, semble de bon augure (on peut toujours  espérer):  Dernier Noël de guerre.  La nouvelle qui donne son titre au recueil est autobiographique (elle se situe quelques mois avant les événements rapportés dans La Trève); d'autres nous rappellent que, quand Levi donnait libre cours à sa fantaisie, il ne faisait pas les choses à moitié. Précision de l'éditeur: "Tous les textes de ce volume ont été réunis dans les Pagine Sparse des œuvres complètes de Primo Levi, procurées par Marco Belpoliti chez Einaudi en octobre 1997,  collection Nuova Universale Einaudi) puis dans le volume L'Ultimo Natale di Guerra". La nouvelle citée ci-dessus, Les fans de spots de Delta Cep (Le fans di spot di Delta Cep), quatrième du recueil, est parue initialement dans L'Astronomia n° 54, avril 1986.

Primo Levi: Dernier Noël de guerre
(L'Ultimo Natale di Guerra, Einaudi, 1997, 2000)
traduit par Nathalie Bauer, 2002
10/18 N° 3389

ISBN: 2-264-03419-X
EAN: 9782264034199

mercredi 27 septembre 2023

Pas de nouvelles de Gurb: bonnes nouvelles? (Mendoza, encore)

 Vous l'avez sans doute remarqué: ces derniers temps journaux et bulletins d'actualité mentionnent beaucoup d'observations d'extraterrestres; des témoins incontestablement Américains, dont certains savent piloter des avions aussi bien que Tom Cruise, certifient devant le Congrès qu'ils ont vu ils ne savent pas quoi (mais ils ont vu quelque chose, ça c'est sûr), tandis que des Mexicains, eux aussi authentiques, ont trouvé en se promenant des machins bizarres qui ne bougeaient pas: ils en ont conclu, un peu hâtivement, que ce devaient être des extra-terrestres morts, puisqu'ils ne bougeaient pas (à leur place, je me serais méfié, on ne sait jamais avec les extra-terrestres).

En revanche il ne fait aucun doute que les deux personnages principaux du roman d'Eduardo Mendoza, Sans nouvelles de Gurb, soient des extra-terrestres: l'abondance de précautions (souvent peu adéquates) qu'ils prennent pour se fondre dans la population terrienne est un indice révélateur,  leur confondante ignorance des coutumes des habitants de la Terre, qui tend à réduire à néant ces efforts, en est un autre. Et  il est certain qu'ils ne sont pas morts, en témoigne le fait que, malgré leur désir de ne pas se faire remarquer, ils bougent beaucoup, on peut même dire qu'ils ont la bougeotte, surtout Gurb. C''est pour eux l'occasion - après qu'ils aient pris, comme on enfile un déguisement, l'apparence d'êtres humains - de découvrir Barcelone et ses petits secrets:

3h44. Remis de ma chute, j'entends le serveur me dire que si je désire souper, je peux le faire à n'importe quelle table, elles sont toutes libres, car les gens vraiment distingués ne mangent jamais avant cinq heures ou cinq heures et demie du matin, afin de ne pas être confondus avec le commun, qui dîne avant car il doit se lever tôt. Je réponds que pour le moment je me contenterai d'un verre de champagne (réserve spéciale) au bar.
3h45. Comme la réserve spéciale ne me réussit pas, je me distrais en comptant mes borborygmes sans ingérer davantage le liquide qui les produit (inexplicablement) et en écoutant la conversation des trois individus qui partagent le bar avec moi. La conversation serait intéressante si la consommation immodérée de réserve spéciale par les parleurs ne leur causait des borborygmes qui la rendent (la conversation) difficilement intelligible. Il est aisé, néanmoins, de deviner de quoi ls parlent, car les Catalans parlent toujours de la même chose, à savoir de travail. Dès que deux Catalans, ou plus, sont ensemble, chacun parle de son travail avec un grand luxe de détails. Il leur suffit de sept ou huit termes (exclusivités, commissions, carnet de commandes, et quelques autres) pour mener un débat des plus nourris, qui peut durer indéfiniment. Il n'y a pas sur toute la Terre de gens plus passionnés de travail que les Catalans. S'ils savaient faire quelque chose, ils seraient les maîtres du monde.

Borborygmes, Barcelone: deux thèmes chers à Mendoza, les lecteurs qui ont suivi les aventures de Pomponius Flatus ou exploré La ville des prodiges (autre nom de Barcelone) ont déjà pu le constater.
Le roman se présente comme un rapport de mission, et la rédaction des rapports sur l'exploration des planètes est soumise à des procédures strictes: pas question de laisser l'imagination du rapporteur vagabonder. Si un membre de l'expédition ne donne pas de nouvelles, il convient de le signaler sans effets dramatiques: c'est ce que fait le responsable de l'expédition, que par commodité nous appellerons le narrateur (il ne se nomme pas, sans doute pour respecter un protocole exigeant la confidentialité).

LE 9 DE CE MOIS
7h. 21 Premier contact avec un habitant de la zone.
[...]
7h. 23 Gurb est invité par l'être à monter dans son moyen de locomotion. Il me demande des instructions. Je lui donne l'ordre d'accepter la proposition. Objectif fondamental: ne pas attirer l'attention de la faune autochtone (réelle et potentielle).
7h. 30  Sans nouvelles de Gurb.
8h. 00  Sans nouvelles de Gurb.
9h. 00  Sans nouvelles de Gurb.
12h. 30 Sans nouvelles de Gurb.
20h. 30 Sans nouvelles de Gurb.
LE 10 DU MÊME MOIS
7h. 00 Je décide de partir à la recherche de Gurb.

Et voilà, vous avez compris le principe: le responsable de l'expédition, que par commodité nous appelons le narrateur, essaie d'obtenir des nouvelles de son coéquipier Gurb, sans jamais perdre de vue l'objectif fondamental de sa mission: ne pas attirer l'attention de la faune autochtone. Par souci de discrétion Gurb a revêtu une apparence rassurante, celle d'une personnalité appréciée, semble-t-il, des terriens, une certaine Madonna: qu'est-ce qui pourrait mal tourner? Bonne lecture.
[...]
Ça y est?  Vous avez lu? Au terme de la mienne, de lecture,  je suis parvenu à la conclusion que ce roman est plus drôle si on connaît bien la généralité de Catalogne en général et Barcelone en particulier, car, manifestement, beaucoup de particularités locales sont supposées connues de l'hypothétique lecteur; en revanche, ce lecteur n'a pas besoin d'avoir étudié l'exobiologie, le minimum indispensable d'informations sur la physiologie et la psychologie des deux protagonistes lui est fournie chaque fois que c'est nécessaire: juste assez pour que ledit lecteur ne s'étonne pas que le narrateur, quand par accident sa tête se décolle, parvienne à la recoller sans trop de problèmes; que, pour lui, descendre un escalier soit une opération plus délicate qu'adhérer à un plafond; qu'il émette de la radio-activité et attire la foudre.

Sans nouvelles de Gurb est-il aussi plaisant à lire que Pomponius Flatus? Hum, les effets comiques sont assez répétitifs, et certains tombent un peu à plat (pour ceux-ci, le lecteur français indulgent peut en rendre responsable son manque de références à la culture locale). Ce roman date de 1990; Mendoza a bien progressé depuis, en restant dans la même veine foutraque, sans doute grâce à la série de romans policiers fortement décalés qu'il a écrits depuis, et dont nous reparlerons peut-être un jour, qui sait?

Quant aux extra-terrestres, ne vous inquiétez pas, je crois qu'ils n'ont pas fini de faire parler d'eux.

Eduardo Mendoza: Sans nouvelles de Gurb
(Sin noticias de Gurb, Seix Barral 1990)
Traduit de l’espagnol par François Maspero
Seuil, 1994; Points 2013
EAN 9782757835678
ISBN 2-02-014568-5

Illustration: tous droits réservés pour les planètes du système solaire et la ceinture des astéroïdes.

mardi 19 septembre 2023

Brutalité de l'art

 Vous n'avez pas pu aller au musée Cantini voir de près les dessins de Louis Pons? Si c'est plus près de chez vous, si par exemple vous n'êtes pas trop loin du haut, ou du bas, de la butte Montmartre, vous pourrez peut-être, en montant ou en descendant, faire un détour par la Halle Saint-Pierre, où va bientôt ouvrir une nouvelle exposition (qui durera du 20 septembre 2023 au 25 février 2024) consacrée à "15 artistes inclassables, selon les critères de l’art brut ou de l’art naïf traditionnel". La présentation de l'expo sur le site de la Halle poursuit en expliquant: "Sans formation artistique pour la plupart mais possédés par le démon de la création, tous sont des expérimentateurs intarissables, obsessionnels, proliférants, dont l’univers a sa marque particulière, reconnaissable au premier coup d’œil. Peu habitués aux circuits professionnels de l’art, ils sont restés méconnus..." Qui donc? Pierre Amourette, Gabriel Audebert, Mohamed Babahoum, Jean Branciard, Etty Buzyn, Marc Décimo, Roger Lorance, Patrick Navaï, Marion Oster, Jon Sarkin, Shinichi Sawada, Ronan-Jim Sevellec, Ghyslaine et Sylvain Staëlens et Yoshihiro Watanabe.  Ça faisait beaucoup de noms à mettre sur l'affiche, aussi les organisateurs ont-ils prudemment appelé l'exposition "Aux frontières de l'art brut".  Ça laisse le champ libre à l'interprétation.  Ont-ils voulu dire que ce n'était pas vraiment de l'art brut, ou pas seulement, mais un peu quand même? ou que ça se situait au-delà, sur la frontière, mais pas celle entre l'art brut et l'art pas brut, celle de l'autre côté, entre l'art brut et le autre chose que l'art  (comme quand on va vers l'infini et ensuite au-delà, là où il y a davantage d'infini)? Je suppose qu'on ne peut comprendre ce titre qu'après y être allé voir de près.

Quelle différence entre un escargot et un chameau?
Facile: le chameau a deux coquilles, l'escargot n'en a qu'une.


Halle Saint Pierre, du lundi au vendredi de 11h à 18h / samedi de 11h à 19h / dimanche de 12h à 18h
2, rue Ronsard – 75018 Paris; métros: Anvers, Abbesses
Tél. : 33 (0) 1 42 58 72 89

Si j'avais le temps, je prendrais bien un ticket de Greyhound pour Roanoke (Virginie) pour aller compter les petits bonshommes de Dan Perjovschi au Taubman Museum of Art, comme l'a fait David Apatoff, qui en parle sur illustration art, son excellent blog.


Mais ça, c'est vraiment un peu loin. 

Images © Mohamed Babahoum, Dan Perjovschi


vendredi 15 septembre 2023

Un instant qui dure longtemps


Tous les codes visuels du film noir étaient présents dans ce rêve des petites heures du matin: ça se passait la nuit, bien sûr, une nuit trouée de lumières lointaines (enseignes au néon, lampadaires vacillants, éclairage inamovible de lointains quartiers d’affaires), juste assez de lumières pour égayer de reflets l’eau noire du port… ou du canal… enfin de la masse d’eau sombre comprimée entre des quais de béton que nous longions en voiture. Une voiture américaine comme il se doit, à en juger par son volume intérieur. Soudain le conducteur, à côté de moi, perdait le contrôle…. peut-être aussi perdait-il conscience… car la voiture quittait la chaussée et se dirigeait droit vers le bord du quai. Encore une situation classique de film noir!
Un instant (qui durait longtemps) nous survolions l’eau comme en avion.
Un sarcasme qu’un de mes amis flics avait lâché un peu plus tôt dans le rêve (dans ce rêve j’avais des amis flics) me revenait en mémoire: Cette-eau-là, c’est trente pour cent de pisse de rat.
Il n'y a que dans les films noirs qu'on mentionne ce genre de statistiques, n'est-ce pas?
Si nous avions été au cinéma, la tension aurait dû être à son comble.
Pourtant je ne ressentais aucune inquiétude, au contraire, c’est une euphorie tout à fait déplacée qui m’envahissait pendant que la voiture crevait la surface de l’eau.
Et je me suis éveillé content, encore tout émoustillé par cette éphémère sensation de légèreté que j’avais ressentie quand la voiture avait quitté le sol.
Les ficelles - même les les plus éprouvées - du film noir,  lorsqu'on les retrouve  dans les rêves, ne produisent pas toujours la même impression qu'au cinéma.

mardi 5 septembre 2023

Lunes qui vont par treize, années qui vont par vingt

 En cette semaine de rentrée où les journées (et les nuits) spéciales se sont bousculées: la nuit de la Super-Lune (celle qui revient once in a blue moon), le vingtième anniversaire du décès de J. R. R. Tolkien...  il n'y aurait rien de surprenant (avec toutes ces lentilles à astiquer, tous ces hymnes en qenya à mémoriser) à ce que  vous ne sachiez déjà plus où donner de la tête. Il s'ajoute pourtant aux deux précédents un événement qu'il est important de célébrer, même si les journaux en ont moins parlé: les vingt ans du blog de Michel Volkovitch! Michel Volkovitch  ne manque jamais de mettre à jour sa page au début de chaque mois, et je suis certain que, pour vous comme pour Tororo,  visiter son journal infime et son carnet du traducteur, c'est devenu au fil des années un petit rituel mensuel; ce mois-ci, il conviendra en outre de lever quelques coupes, de choquer quelques chopines (si vous lisez en bonne compagnie), ou de pousser quelques hourras pendant votre lecture, pour souhaiter à l'infatigable traducteur-éditeur-apiculteur* de continuer à rendre le web plus intéressant pendant encore de nombreuses années.

*il s'est spécialisé dans la récolte du miel d'ange: si vous croyez que c'est facile!...

jeudi 24 août 2023

On n'est que peau de choses

Vous avez bien noté, j'espère, que vous n'avez que jusqu'au 3 septembre pour vous décider à aller voir l'exposition Louis Pons "J'aurai la peau des choses" au musée Cantini, et qu'on ne sait toujours pas si, dans un avenir pas trop éloigné, on pourra revoir ailleurs tous ces dessins et assemblages?

Encore un dessin de Louis Pons.
















 Bon, si vous n'avez vraiment pas le temps, on vous offre ici une petite visite virtuelle.

Ne traînez pas: rien ne dure toujours. 



mercredi 23 août 2023

Tuer le temps

Il est temps que je rentre, le plus court chemin me fait traverser la grande place: habituellement peu fréquentée à cette heure-ci, on la traverse en quelques minutes. Mais je ne peux m'empêcher de ralentir un peu le pas, tant les rencontres qu'on peut y faire, ce soir, sortent de l'ordinaire. Une vingtaine de jeunes gens marchent de long en large, n'ayant apparemment rien d'autre à faire que tuer le temps en attendant... quoi? J'essaie de deviner. Tous en uniforme, des uniformes neufs et d'une coupe moderne sinon même futuriste, en tous cas différents de ceux qu'on portait de mon temps. Des permissionaires?
Plusieurs portent en outre des minerves de plastique blanc, si discrètes qu'on les remarque à peine; il y en a au moins un dont l'avant-bras repose dans une gouttière, aussi de plastique blanc; en dépit de leur jeune âge et de leur air timide, auraient-ils déjà vu de l'action, comme on dit? Ce n'est pas impossible, il me semble que j'ai entendu parler d'une sorte de guerre, quelque part. Nous vivons une époque où il ne faut s'étonner de rien.
Presque tous, ils ont à la main des cornets de glace. Ça me fait envie: où vais-je pouvoir en trouver un, de cornet de glace? Pas de triporteur, de camionette ou de baraque de marchand de glaces en vue.

dimanche 20 août 2023

Prétendre, disent-ils (Antonio Tabucchi, 15)

Et alors il eut la magnifique idée
de faire une brève rubrique
intitulée "Éphémérides".
Antonio Tabucchi

Ça ne vous a sans doute pas échappé, lecteurs attentifs: j'aime bien Antonio Tabucchi. Au point de lui emprunter de temps en temps un rêve, et parfois (un rendu pour un prêté) de lui en prêter un.
Le dernier rêve emprunté appartenait, théoriquement, à Pereira, le protagoniste (?) ou du moins celui qui prétend beaucoup de choses, si l'on en croit le fonctionnaire tatillon qui aurait rédigé un rapport sur lui,  à ce que prétend Tabucchi dans un roman de 1994. L'histoire se passe en 1938, sous une dictature; le dictateur s'appelle Salazar, parce qu'on est au Portugal. Pereira tient la rubrique culturelle d'un quotidien qui a reçu pour mission de rappeler - quotidiennement, puisque c'est un quotidien - à ses lecteurs la chance qu'ils ont de vivre au Portugal, et d'être gouvernés par un homme fort. C'est ainsi que Pereira est passé maître dans l'art de tourner sept fois sa plume dans son encrier avant d'écrire quoi que ce qoit.

Il ne savait que faire, et il était presque midi. L'idée lui vint de manger son sandwich à l'omelette, mais il était encore trop tôt. C'est alors qu'il se souvint de la rubrique "Éphémérides", et il se mit à écrire. "Il y a déjà trois ans que le grand poète Fernando Pessoa disparaissait. De culture anglaise, il avait choisi d'écrire en portugais, parce qu'il soutenait que sa patrie était la langue portugaise. Il nous a laissé de très belles poésies dispersées dans des revues et un petit poème, Message, l'histoire du Portugal vue par un grand artiste qui aimait sa patrie." Il relut ce qu'il avait écrit et trouva cela répugnant, oui, c'est le mot, répugnant, prétend Pereira. Il jeta donc le feuillet dans la corbeille et il écrivit: "Fernando Pessoa nous a quittés il y a trois ans. Bien rares sont ceux qui se sont rendu compte de son existence. Il a vécu au Portugal comme un étranger, peut-être du fait qu'il était partout un  étranger. Il vivait seul, dans de modestes pensions ou dans des chambres de location. Ses amis se souviennent de lui, ainsi que les initiés, et ceux qui aiment la poésie".
Puis il prit son sandwich à l'omelette et mordit dedans.

Et maintenant (depuis 2016! désolé de ne pas vous l'avoir dit plus tôt, je n'ai lu l'album que récemment) on peut aussi lire Pereira prétend en bande dessinée. Que vous connaissiez déjà le livre ou pas, l'album mérite plus qu'un coup d'œil. Vous avez remarqué? Les adaptations de romans en bandes dessinées pullulent ces derniers temps. De certaines de ces adaptations (je ne balance pas de noms) on aurait pu se dispenser. Mais à dessiner celle-là, il me semble que l'adaptateur a bien employé son temps. Que savons-nous de cet adaptateur, Pierre-Henry Gomont? Dans son communiqué de presse, l'éditeur, Sarbacane, prétend qu'il est né en 1978, qu'il a dessiné en 2011 son premier album, Kirkenes, chez Les Enfants Rouges. Puis qu'il a écrit et dessiné Catalyse, publié chez Manolosanctis. Début 2012, il aurait dessiné Crématorium chez Kstr avec Eric Borg au scénario. Puis il aurait signé un album BD remarqué avec Eddy Simon paru en 2014 chez Sarbacane : Rouge Karma. Puis Les nuits de Saturne en 2015. Il vit et travaille à Bruxelles. L'interrogatoire de Wikipédia ne nous en apprend pas beaucoup plus (enfin si: en 2020 il a eu une fuite de cerveau, et en 2022 il a fait une chute, tout ça chez Dargaud; et il a eu des prix!).


Il y a quelque chose dans la palette, volontairement limitée, utilisée par Pierre-Henry Gomont pour cet album qui rappelle... quoi? le fauvisme? Ça fait bizarre d'associer le mot "fauve" avec la manière dont est racontée l'histoire du timide (?) Pereira... mais le dessin et la couleur de Gomont mettent en évidence une chose à côté de laquelle on peut passer quand on se laisse bercer par le rythme paisible de la prose de Tabucchi: que Pereira vit dans une ville au climat héroïque. À Bruxelles où travaille Gomont, on regarde souvent le ciel, parce qu'il est plein de nuages tout crémeux, tout doux aux yeux, et  qui changent tout le temps; les différences entre le climat du Portugal et celui de la Belgique ont dû faire impression sur Gomont, il écrase ses vues d'une Lisbonne vêtue de camaïeux d'ocres douillets et autres tons pastel sous des ciels en à-plats d'un bleu très dur. Le décalage souvent vertigineux entre les événements qui se passent sous le nez de Pereira et la façon dont il y réagit se laisse deviner dans la BD, à travers de petits artifices tels que celui-ci, ou encore les changements d'ambiance entre extérieurs et intérieurs, les rares irruptions d'à-plats noirs à des moments dramatiques.
Se souviendra-t-on de Pereira comme d'un héros discret, ou seulement comme d'un gros monsieur qui commandait tous les jours des sandwiches à l'omelette? Vous avez le choix entre un roman et une BD pour vous aider à répondre à cette question (personnellement je vous recommande les deux).

Antonio Tabucchi: Pereira prétend
(Sostiene Pereira, Feltrinelli, 1994),
traduction de Bernard Comment,
Christian Bourgois Éditeur, 1995;
et 10/18, 1998, ISBN 2264024585.

Pierre-Henry Gomont (d'après Antonio Tabucchi):
Pereira prétend
Sarbacane 2016
ISBN-13 ‏  ‎ 978-2848659145 

samedi 19 août 2023

Quand un océan prétend ressembler à une piscine

 Pereira s’endormit presque tout de suite. Il fit un beau rêve, un rêve de sa jeunesse, il était sur la plage de la Granja et il nageait dans un océan qui ressemblait à une piscine, et au bord de cette piscine se trouvait une jeune fille pâle qui l’attendait avec un essuie-mains entre les bras. Puis il revenait de sa baignade et le rêve continuait, c’était vraiment un beau rêve, mais Pereira préfère ne pas dire comment cela continuait, parce que son rêve n’a rien à voir avec cette histoire, prétend-il.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend (Sostiene Pereira, 1994),
Traduction de Bernard Comment,
Christian Bourgois Éditeur, 1995.


mardi 15 août 2023

Tonight's the night to knight knights

 Chez nous, la nuit du 4 août, on célèbre l'anniversaire de l'abolition des privilèges. Enfin... c'est ce que j'ai entendu dire autrefois: cette année, les célébrations ont été plutôt discrètes, il me semble; les privilèges à abolir, ce ne serait donc plus d'actualité?

Et dans les royaumes imaginaires, ces fameux pays imaginaires où il nous semblait l'autre jour que l'horizon était plus dégagé que par ici, que célèbre-t-on à une date consacrée? Hé bien, the Night to Knight Knights (ça sonne bien, non?), on la célèbre dans le Royaume (le Royaume tout court: on ne lui donne pas d'autre nom), celui où vivent Ballister Boldheart, Ambrosius Goldenloin... 

et Nimona.

Hé oui, Nimona s'en sort toujours, ça s'est vérifié une fois de plus. Si vous voyez de quoi je parle, ça veut dire que vous êtes allé regarder (c'est sur Netflix depuis le mois dernier) à quoi ressemblait cette fameuse adaptation animée de Nimona dont je vous ai rebattu les oreilles. Alors? Ça vous a plu?
The Night to Knight Knights, et le drame qui se déroule pendant cette nuit fatidique, ça fait partie des nombreux petits changements qui ont été apportés à l'histoire que vous avez pu lire dans les versions webcomic ou papier. Pour tenir dans une heure (et quelques) de vidéo, le récit a été allégé de pas mal de péripéties,  et différents artifices le font avancer à cent à l'heure; le personnage de Goldenloin (qui dans la BD était au départ une simple silhouette un peu ridicule) a été rendu plus complexe et plus sympathique: dans la BD, les circonstances qui avaient valu à Ballister de perdre son bras étaient laissées un peu dans le flou, dans le film elles sont précisées, et on répond enfin à la question: Goldenloin l'a-t-il fait exprès, ou pas? La réponse est : il l'a fait exprès sans le faire exprès, ça a l'air idiot si on le dit comme ça mais dans le contexte c'est logique. La présence de technologies avancées dans une société qui garde une structure féodale s'explique par le passage d'un millénaire entre l'instant fondateur et le présent*. C'est d'ailleurs d'une actualité troublante: des sociétés qui se prétendent tournées vers le futur, en restant attachées à une mythologie nationale vieille de mille ans ou plus...  ça ne vous rappelle rien?
Le dessin est moins anguleux que dans le comic, plus rond, plus "Blue Sky", quoi; l'animation est fluide et les couleurs, chatoyantes, ont été l'objet d'une attention spéciale; les character designers, les dialoguistes et les doubleurs se sont donnés à fond; s'ils avaient fait tout ça pour rien (comme on a pu le craindre un moment), ç'aurait été un beau gâchis. Ceux qui l'ont vu en avant-première ont été ravis (il y a un florilège de critiques sur Cartoonbrew), et les abonnés de Netflix aussi.
Bref, Nimona le film est plutôt une bonne adaptation: les meilleures adaptations, ce sont en général celles qui ne cherchent pas à coller de trop près au matériau original, on l'a vu avec The Princess bride, Le Guépard, L'illusioniste, Le Prestige, la liste peut être longue, n'hésitez pas à proposer des exemples (et des contre-exemples si vous en trouvez).
J'aimerais bien que ça sorte en DVD, pour que je puisse me le repasser dans tous les sens quand je voudrai! Mais ça, avec Netflix, c'est une autre histoire.

*oui, ça laisse sans réponse la question: qu'a fait Nimona pendant tout ce temps? Les cartésiens pourraient appeler ça un plothole. À ces cartésiens on répondra comme pourrait le faire Nimona: reprends donc de la pizza.


lundi 14 août 2023

L'époque que chantent les chattes

 Vous avez, je n'en doute pas, fêté à la date fixée par les instances supérieures concernées par ces questions (le 8 Août) la Journée Internationale du Chat (peut-être en organisant une soirée sandwiches au thon?); mais savez-vous que plusieurs pays ont repris à leur compte la même idée, en choisissant, chacun, une date locale? Aux États-Unis, le National Cat Day (ne pas confondre avec le Caturday) est fêté le 29 Octobre. Pour l'Italie la Festa del Gatto est le  17 Février. En Russie, c'est le 1er Mars. Au Japon, le Jour du Chat (猫の日, neko no hi) tombe le 22 Février (2月22日), car 222 se prononce ni ni ni: à l'oreille, ça sonne un peu comme nyan nyan nyan (にゃんにゃんにゃん), ce qui, traduit du japonais, veut dire miaou miaou miaou.
En de telles matières, les japonais sont toujours de bon conseil.
Ne conviendrait-il pas (en ces heures où la France cherche à réaffirmer, sur la scène internationale, sa volonté de s'impliquer dans les grandes questions du moment), d'ajouter à cette liste de célébrations une Journée Nationale du Chat bien de chez nous? Et pour cela, pourrait-on choisir, dans toute l'année, meilleur moment que la Mi-Août?

 

mardi 1 août 2023

Real treasures (the friends we made along the way)

Un nouveau mois commence: essayons d'y entrer du bon pied. Voyons si, quelque part, l'horizon s'éclaircit... Ah mais oui, quelques trouées dans les nuages, mais assez loin d'ici, du côté des mondes imaginaires.

Vous vous en souvenez, il y a quelques années (à propos de "Valérian et Laureline"),  Phersv et  votre serviteur étaient tombés à peu près d'accord sur une formule pas trop compromettante:
"Pour faire court, ce n'est pas si mal". 

Le nouveau film D&D (Donjons & Dragons : L'honneur des voleurs) n'est pas exempt de défauts, mais si on le juge pour ce qu'il est: une transposition un peu ironique de ce qui se passerait sur un plateau de jeu si on prêtait vie à toutes les figurines, petites et grosses (ce n'est pas si facile: pour lancer un sort pareil et le faire durer deux heures, quarorze minutes, et pas une minute de moins, il faut être au moins niveau 25),  et non pas, surtout pas, une saga-de-fantasy-qui-se-prend-au-sérieux comme on en produit maintenant à la chaîne,  on s'amuse bien devant l'écran. Je dirai donc cette fois:
"Pour faire court, ce n'est pas mal du tout";
un peu plus téméraire en cela que Phersv, qui se demande carrément... pourquoi il a aimé. Mais après avoir fait quelques réserves, comme on pouvait s'y attendre, Phersv en parle bien (et en bien).

Et il n'est pas le seul. Que dit, par exemple, Laurent Kloetzer?
"...nous autres, les rôlistes, aimons en particulier certains films, qu'on qualifierait volontiers de "films de rôlistes" : qui mettent en scène une bande de personnages héroïques, un peu décalés parfois, qui échangent entre eux des blagues méta sur ce qui se passe et construisent des plans improbables qui parfois échouent - mettons Chevalier, ou Les Goonies, ou Princess Bride, ou la série The Expanse... Je suis sûr que vous en trouverez plein d'autres dans vos mémoires."  Cedric Ferrand évoque, lui, les Gardiens de la Galaxie. On pourrait aussi suggérer le Starship Troopers de Verhoeven, construit comme un film de propagande pour le recrutement et adoptant en surface les codes du film de guerre: en résumé, tous ces films, si on s'arrête à leur premier degré, on rate quelque chose. 

En fait, tous ceux qui font partie du public-cible de ce film (Phersv, Imaginos, Laurent Kloetzer, Cedric Ferrand... et  votre serviteur)  sont allés le voir "un peu à reculons", échaudés par les affligeantes tentatives précédentes (Profion, que ton nom ne soit plus!). Et tous, ou peu s'en faut, en sont ressortis en esquissant des pas de danse et en grattant des instruments à cordes imaginaires.  Moi-même, regardez-moi bien: ne suis-je pas en train de danser avec grâce et de tirer des sons harmonieux de mon luth?   (mille pets de dragon, ne me déconcentrez donc pas pendant que je lance ce sort que j'ai eu un mal fou à mémoriser!).