dimanche 30 juin 2019

Une chose immonde et juteuse


"On y verra clair dans quinze ans".
C'est ce que m'a répondu Leo. Nous déjeunions, j'en étais à ma troisième exposition chez lui, Leo Castelli Gallery, New York, USA. L'un des plus grands marchands d'art du siècle. Il avait plus de quatre-vingts ans mais il s'incluait dans le "on". Il oubliait de vieillir.
[…]
Nous avions mis la table sous le catalpa, un arbre qui fournit de grandes feuilles et des fleurs en grappes, dont les odeurs sont réputées éloigner les moustiques et les mouches, mais de fruits jamais.
Sauf ce jour-là.
Au milieu du repas, une chose immonde et juteuse, comme une figue trop mûre, est tombée sur la veste rose de Leo, et nous étions déjà en quête d'un détachant magique, qu'une deuxième atteignait Toiny quelques secondes plus tard. 
C'étaient les premiers fruits de cet arbre.
Les derniers aussi;
il n'en a jamais refait.


Gérard Garouste (avec Judith Perrignon),
L'intranquille, autoportrait d'un fils, 
d'un peintre, d'un fou.
L'Iconoclaste, 2009
ISBN-10: 2913366252
ISBN-13: 978-2913366251
Le Livre de Poche, 2011
ISBN-10: 2253156744
ISBN-13: 978-2253156741

dimanche 23 juin 2019

Un coup il fait chaud, un coup il fait froid


La première quinzaine de juin, j'étais dans le sud-ouest, et le matin il faisait 10 (degrés Celsius).

La deuxième quinzaine, me voici dans le sud-est, et le matin il fait 30 (degrés centigrades).


On nous en promet 40 pour la semaine prochaine. 

Comment lutter contre les effets inattendus des dérèglements climatiques?
Je vous suggère la méthode suivante: faites un choix judicieux de parfum de glace ou de sorbet; puis dégustez, devant un épisode de Good Omens (le feuilleton adapté du roman du même nom, de Terry Pratchett et Neil Gaiman)*.
Les deux stars de la série, Michael Sheen et David Tennant, soufflent alternativement le chaud et le froid: avec leur aide, vous devriez parvenir, comme l'univers, à un certain équilibre thermique.

Fun fact: 
si vous prenez Michael Sheen et David Tennant et si vous les mélangez bien...


... puis vous laissez reposer; 
 vous démoulez…


… vous obtenez Coleen Coover.
(pour ceux qui ne lisent pas de comics: c'est la dessinatrice de la série Bandette)

Étonnant, non?

Disclaimer:  cette recommandation ne produira pas l'effet escompté - elle peut même entraîner des réactions allergiques - si vous êtes membre de la Return to Order campaign ou de la US Foundation for a Christian Civilisation, ou si l'idée que des gens qui ne sont même pas de chez nous puissent pasticher Fantômette offense gravement vos convictions morales.


*Au cas où vous vous seriez déjà endurci contre la chaleur au point de ne pas redouter d'affronter 233 degrés Celsius, vous pouvez aller lire ce qu'en pense Baroona (elle a bien aimé).

jeudi 20 juin 2019

Haiku triste


Je viens d'apprendre, avec retard, la disparition d'Olivier Cinna.
Dire qu'il part bien trop tôt, c'est peu dire.
Son premier album, paru il y a quinze ans (Mr Deeds tome 1: Le mystère de l'étoile), promettait déjà beaucoup; que son éditeur n'ait pas jugé bon de lui permettre d'en publier la suite ne l'avait pas découragé, au contraire, chaque album réalisé depuis avait témoigné d'une maîtrise du pinceau chaque fois plus affirmée, et l'artbook dont il venait tout juste de livrer les dessins pour la collection Les cahiers Aire Libre (Dupuis) est une véritable merveille: Haïku.


On pouvait se poser, à son propos, la question que se posait Hokusaï à propos de lui-même: que n'aurait-il fait s'il avait vécu cent ans?

Olivier Cinna (dessin), Thilde Barboni (présentation), Haïku
Dupuis, 2019
Collection  les cahiers Aire Libre
ISBN: 9782800170725

mardi 18 juin 2019

Nel mezzo del cammin di nostra vita


“55 ans aujourd’hui… Diable dieu, comme le temps file, me voici déjà presque au mitan de mon existence!” 
…  écrit, en ce 18 juin, Éric Chevillard.

Je n'aurais su mieux dire: bon anniversaire Éric!


mercredi 5 juin 2019

Le déjeuner est servi dans la pièce à côté (Vilhelm Hammershøi, 2)


"Il n'y a rien de plus intéressant qu'une porte derrière laquelle il se passe quelque chose", affirmait Alfred Hitchcock
Ailleurs, le Maître du Suspense soutient qu'une table banalement garnie d'un déjeuner devient très intéressante (au moins au cinéma) dès lors que le spectateur a été prévenu qu'une bombe est cachée dessous.
Vilhelm Hammershøi n'a pas eu besoin des conseils d'Hitchcock pour peindre des images derrière lesquelles il se passe quelque chose.
Cependant, il s'est toujours dispensé de donner à ses tableaux des titres programmatiques (à la différence d'Alfred Khnopff, à qui on l'a souvent comparé) et si quelque chose est caché derrière ses portes, il l'a laissé à l'imagination de ses visiteurs.

Parmi les visiteurs de l'exposition au musée Jacquemart-André, justement, il y en avait que le sujet des peintures rendait perplexes:
- Est-ce la disparition d'un cuillère à thé qui préoccupe ainsi la dame?
- Ce qu'elle vient d'entendre tomber dans la pièce d'à côté, était-ce une chaussure? Et dans ce cas, était-ce la première ou la deuxième?
D'autres se demandaient pourquoi, dans ce portrait d'un groupe de quatre amis du peintre, chacun semble isolé des autres par un mur invisible. 

À ces questions, évidemment pas de réponse. Je ne pense pas que ce qui obséda Hammershøi  c'était les pièces vides, les portes entrebâillées, les femmes indifférentes à celui qui les regarde ni même les rayons obliques d'un soleil exténué: le soupçon m'est venu qu'il cherchait à peindre ce qu'il se passe pendant que nous attendons qu'il se passe autre chose.

Ce n'est sûrement pas une chose visible dont l'absence, dans les fameux intérieurs de Hammershøi, donne cette troublante impression d'un manque.
Une vue du quartier du port est un sujet inhabituel dans son œuvre (on n'est pas allé bien loin cependant: on est toujours à Christianshavn!); pourtant, aucun doute, celle-ci porte sa marque immédiatement reconnaissable: par son cadrage, sa lumière certes, mais surtout, cette scène vide de personnages - comme les intérieurs, mais de façon rendue plus ostensible par les mâts dénudés qui la dominent - est habitée par l'imminence de quelque chose, une chose qui, pas plus ici qu'ailleurs, ne sera jamais ouvertement désignée; ici, on pense, bien sûr, à la possibilité d'un départ, mais encore?…


Fra det gamle Asiatisk Kompagni (1902)


Qui sait? Peut-être toutes les toiles de Hammershøi sont-elles clandestinement des marines, des embarquements: entrée par les hautes fenêtres, ce qui emplissait le vide apparent de la maison de la Strandgade, c'était peut-être la rumeur des quais.

Dasola est allée voir, et nous confie:
"Et j'ajouterai que l'on peut prendre les tableaux en photo. J'en ai profité."
Si vous pensez avoir l'occasion de passer au musée Jacquemart-André dans les prochains mois (vous avez jusqu'à la fin de juillet), vous trouverez toutes les informations ici.
Sinon, allez donc voir les photos de dasola!



mardi 4 juin 2019

Grains de poussière dans un rayon de soleil (Hammershøi, 1)


Je suis comme les odes de Cowley, 
m'écrivit-il de Longford le 6 mars 1939
Je n'appartiens pas à l'art, 
mais à la pure histoire de l'art.
Jorge-Luis Borges,  
Examen de l'œuvre d'Herbert Quain.


Herbert Quain est mort à Roscommon: j'ai constaté sans étonnement que le supplément littéraire du Times lui consacre à peine une demi-colonne de piété nécrologique, dans laquelle il n'y a pas une seule épithète laudative qui ne soit corrigée (ou sérieusement admonestée) par un adverbe.
Presque aussi mélancolique que celle du biographe de Quain est la constatation que fait Poul Vad*, spécialiste de Vilhelm Hammershøi, au sujet de la fortune critique du peintre danois:  Admiré et célébré de son vivant, on se mit très vite à lui dénier toute importance réelle, ne lui attribuant tout au plus que quelques lignes dans les ouvrages d'histoire de l'art et ne le nommant qu'avec une sorte de respect détaché.

Les peintures de Hammershøi ne se laissent pourtant pas facilement oublier par ceux qui ont, une fois, succombé à leur fascination. Il y a deux ans, nous avions remarqué ensemble, vous vous en souvenez peut-être, de frappantes citations visuelles de toiles de Hammershøi dans un film de Terence Davies (film qui, lui, mérite bien d'être oublié).

Nous avons tous fait une nuit ou une autre, je pense, un rêve de cette sorte: ouvrir, dans un appartement que nous croyons connaître par cœur, une porte qui donne sur une enfilade de pièces dont nous avions, jusque-là, ignoré l'existence? Dans l'appartement du 30, Strandgade, dans le vieux quartier de Christianshavn, le peintre pouvait revivre à volonté ce genre d'expérience onirique.

Hammershoi: l'intérieur de  l'artiste (1900)
La construction dont faisait partie cet appartement était une addition, datant du dix-huitième siècle, à une construction encore plus ancienne: faisant communiquer deux bâtiments hétérogènes, elle fermait une impasse qu'elle transformait en petite cour intérieure (dans quelques tableaux de Hammershøi on voit les jeux d'ombre sur les murs de cette cour). La stricte architecture danoise, en essayant de corriger par de fausses symétries un plan plein de décrochages et de changements d'échelle, ménageait à chaque passage de porte de petites surprises: larges vantaux ouvrant sur de minuscules antichambres, pièces sombres ne prenant la lumière qu'indirectement, par les hautes fenêtres du corridor-galerie voisin… 
Ida Ilsted, la femme et le modèle favori du peintre, confiait dans une lettre à une amie que son mari "avait toujours souhaité" vivre dans cet appartement, où ils purent emménager en 1898.

On peut en ce moment voir une exposition Hammershøi  au musée Jacquemart-André. 
À condition, bien sûr, que vous n'ayez pas de prévention contre l'idée de vous promener dans des rêves récurrents faits dans un autre siècle, je vous en recommande la visite...

À suivre...

*Poul Vad est un spécialiste de Vilhelm Hammershøi. Il a notamment publié : Vilhelm Hammershøi and danish art à the turn of the century (Vilhelm Hammershøi et l'art danois au début du siècle), Yale university Press, 1992)