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dimanche 11 février 2018

Des paradis à perdre (Ursula Le Guin, 2: L'anniversaire du monde, 1)


Il pensait à son rêve, à la pierre qui parlait. 
Il aurait aimé entendre ce qu'elle disait.
Ursula Le Guin
Musique Ancienne et les femmes esclaves
dans L'Anniversaire du Monde 



Ce billet-ci est la suite de ce billet-là
Reprenons: je vais m'épancher un peu sur les nouvelles qui composent L'Anniversaire du Monde.

L'Anniversaire du Monde

Toujours dans la préface à L'Anniversaire du monde, l'auteur revient, un peu plus loin, sur la construction de son recueil (composé de textes écrits entre 1994 et 2002), dont le sommaire comprend:
Puberté en Karhaïde; 
La Question de Seggri; 
Un amour qu'on n'a pas choisi; 
Coutumes montagnardes; 
Solitude; 
Musique Ancienne et les femmes esclaves; 
L'Anniversaire du monde; 
Paradis perdus.
"Ces sept nouvelles [les premières] ont une structure commune: elles montrent, d'une façon ou d'une autre, par ou à travers un observateur (qui a tendance à s'intégrer à la population), des gens dont la société diffère de la nôtre, dont la physiologie même peut être différente, mais qui ressentent les choses comme nous."[…] La dernière et [la plus] longue nouvelle, Paradis perdus, ne suit pas ce schéma".


La première nouvelle du recueil, Puberté en Karhaïde, malgré son titre qui dans notre idiome répand des odeurs médicamenteuses d'infirmerie, est une histoire de non-amour.
Non! Ça ne veut pas dire que c'est une histoire triste (pas une histoire de cœurs brisés ou quelque chose de ce genre): je vous rappelle que le non-amour est à l'amour ce que les non-anniversaires sont aux anniversaires: la même chose mais à un autre moment - on dit aussi (demandez aux spécialistes que sont, en ces matières, respectivement, Lewis Carroll et Serge Gainsbourg) ananniversaire et anamour... tiens, finalement, je trouve qu'anamour c'est plus joli. Alors c'est une histoire d'anamour. Une histoire d'amour qui ne peut prendre place qu'à un moment bien précis.
On dirait d'ailleurs, tout simplement, que c'est une histoire sur la découverte de l'amour, si ça ne se passait sur cette fichue planète glaciale dont les habitants ne sont sexués qu'à temps partiel; en effet, la province de Karhaïde, vous savez où c'est: ça se trouve sur la planète Gethen, que vous avez déjà visitée (n'est-ce pas?) dans La Main Gauche de la Nuit. Vous n'avez pas lu La main gauche de la nuit? Qu'est-ce que vous faites encore là? Pardon, je me suis laissé emporter. Mais non, tout de même, si vous ne l'avez pas encore lu vous devriez. D'abord, si vous ne l'avez pas lu, vous devez vous sentir perdus au milieu de ces histoires d'Ekumen, de Cétiens et d'ansibles: ce roman est une bonne porte d'entrée dans l'univers de Le Guin. Et puis...  c'est un roman qui a été publié à une époque charnière; il serait intéressant de demander à toutes celles et ceux qui ont contribué à l'émergence, dans les trente dernières années, des études sur le genre si, par hasard, La Main Gauche de la Nuit n'aurait pas fait partie de leurs lectures d'adolescence…


Les trois nouvelles suivantes (La Question de Seggri; Un amour qu'on n'a pas choisi; Coutumes montagnardes) tournent autour d'un paradoxe qu'on pourrait résumer ainsi: on peut bien essayer de les rendre plus simples; on peut bien essayer de les rendre plus compliqués; mais rien ne coule jamais de source, rien, jamais, ne va de soi dans les rapports entre les sexes. Thème qu'on pourrait croire rebattu (de La Princesse de Clèves au Journal de Bridget Jones), et sur lequel Le Guin est revenue souvent (dans chacun de ses écrits, en fait): elle le traite pourtant, une fois de plus, brillamment, et sans facilités (pas tout à fait sans clichés toutefois: mais que celui qui n'a jamais cliché lui jette la première pierre).

J'avoue une tendresse particulière pour la cinquième nouvelle, Solitude, qui, elle, a pour thème principal la relation entre une mère et sa fille.
Et, en arrière-plan, la tendresse maternelle un peu envahissante de toutes les civilisations pour ceux qu'elles entendent faire profiter de leurs bienfaits.
Cette nouvelle porte un sous-titre: "Appendice à 
PAUVRETÉ: le second rapport sur Onze-Sorodu Mobile* Entselenne'temharyonoterregwis** Feuille; 
par sa fille Sérénité".
Certains paragraphes ont, pour des raisons compréhensibles, un peu de la sécheresse d'un rapport pour une académie; d'autres, au contraire... vous verrez bien.
Je l'aime au point que je lui consacrerai la totalité d'un des prochains billets de cette série consacrée aux nouvelles d'Ursula Le Guin.

À suivre...

Notes

* Mobile est le titre que portent les agents de l'Ekumen qui se rendent sur les planètes extérieures au système de Hain.
Ceux qui, sur la planète-mère, centralisent les informations reçues des Mobiles s'appellent, vous n'en serez pas surpris, des Stabiles.

** Oui, vous avez remarqué? Les personnages de Le Guin (héritage de - ou peut-être clin d'œil amusé à - certaine tradition de la science-fiction) ont des noms de famille difficiles à mémoriser (et ne parlons même pas de les prononcer). Heureusement qu'ils ont des prénoms de hippies.


Sauf indication contraire, les citations (paragraphes en vert) apparaissant dans le texte sans autre indication d'origine proviennent de la préface d'Ursula Le Guin à L'Anniversaire du Monde; les autres des différentes nouvelles de ce même recueil.


Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)


mercredi 29 janvier 2014

Runcible était son chapeau



Yet I wish I could modi -
- Fy the words I needs must say!
The Courtship of the 
Yonghy-Bonghy-Bò



Edward Lear irait à présent sur ses deux cent deux ans, s’il n’était mort un triste 29 janvier (celui de 1888).
« Edward Lear est un écrivain, un illustrateur et un ornithologue britannique connu pour sa poésie », nous apprend cursivement Wikipédia, soucieuse d’aller à l’essentiel.

Chesterton, qui passa au crible la vie, l’œuvre et les opinions de tant de ses contemporains avec l’empirisme inquisiteur d’un saint Thomas, acceptait l’existence de Lear sans lui contester la qualité de créature fabuleuse (We accept him as a purely fabulous figure, on his own description of himself) alors même qu’il émettait de sérieuses réserves quant à la viabilité de l’amphisbène, de la philosophie de Nietzsche, de la licorne et du taylorisme.

« The matters which most thoroughly evoke this sense of the abiding childhood of the world are those which are really fresh, abrupt and inventive in any age; and if we were asked what was the best proof of this adventurous youth in the nineteenth century we should say, with all respect to its portentous sciences and philosophies, that it was to be found in the rhymes of Mr. Edward Lear and in the literature of nonsense. The Dong with the Luminous Nose, at least, is original, as the first ship and the first plough were original.»

« Dans tous les âges, il est des inventions qui témoignent de cette jeunesse permanente du monde, par leur fraîcheur, leur originalité, leur imprévisibilité; et si on nous demandait un exemple de la persistance de ce juvénile esprit d’aventure en notre dix-neuvième siècle, nous dirions, sauf tout le respect qui est dû à ses achèvements scientifiques et philosophiques, qu’on le trouvera dans les comptines de M. Edward Lear et dans la littérature du nonsense. Le Dong au nez lumineux, à tout le moins, est original, au même degré que furent originales la première barque et la première charrue

L’autoportrait auquel, tout à l’heure, faisait allusion Chesterton, le voici:



"How pleasant to know Mr.Lear!"
Who has written such volumes of stuff!
Some think him ill-tempered and queer,
But a few think him pleasant enough.

His mind is concrete and fastidious,

His nose is remarkably big;
His visage is more or less hideous,
His beard it resembles a wig.

He has ears, and two eyes, and ten fingers,

Leastways if you reckon two thumbs;
Long ago he was one of the singers,
But now he is one of the dumbs.

He sits in a beautiful parlour,

With hundreds of books on the wall;
He drinks a great deal of Marsala,
But never gets tipsy at all.

He has many friends, laymen and clerical,

Old Foss is the name of his cat;
His body is perfectly spherical,
He weareth a runcible hat.

When he walks in waterproof white,

The children run after him so!
Calling out, "He's gone out in his night-
Gown, that crazy old Englishman, oh!"

He weeps by the side of the ocean,

He weeps on the top of the hill;
He purchases pancakes and lotion,
And chocolate shrimps from the mill.

He reads, but he cannot speak Spanish,

He cannot abide ginger beer:
Ere the days of his pilgrimage vanish,
How pleasant to know Mr. Lear!

Edward Lear:
Self-portrait of the 
Laureate of Nonsense

His beard, it resembles a wig


C’est un rare bonheur de connaît’ Mister Lear

Pour lir’ c’ qu’il a écrit, ça vaut l’ coup d’savoir lire!
D’aucuns le décriraient comme «grognon», ou «maboul»,
Quelques-uns, en revanche, le trouvent à la coule;

Son caractère en un mot? «pointilleux»;

Le mot qui convient pour son nez? «spacieux»; 
Son visage? Si on veut, on peut dire «hideux»,
Mais on n’est pas forcé; sa barbe? Un sac de nœuds.

Quoi encore? Des oreilles - plusieurs; deux yeux; dix doigts

(Dix si on compte les pouces, moins si on les compte pas)
On se souvient - un peu - qu’il chanta autrefois,
Mais, pour quelque raison, de nos jours il s’ tient coi.

En le sombre retrait qu’il nomme «sa galerie»

Des livres, par centaines, qui font tapisserie;
De vin de Marsala il boit des quantités
Sans en jamais sentir nulle incommodité.

Ses amis, qui sont-ils?  Hommes de robe ou de plume.

Qui, son chat? C’est Old Foss qu’on le nomme.
Sa silhouette: remarquable par sa sphéricité;
Son fameux chapeau, par sa runcibilité.

Qu’il porte un imper’ blanc  même lors qu’il est en nage

A l’heur de réjouir les enfants du voisinage
(Cet âge est sans pitié): « V’là qu’il sort en liquette,
L’ vieux godon mal luné!» est le couplet qu’ils répètent.

En effusions lyriques parfois il se répand

Sur la crête des monts, la grève des océans;
Pancakes et lotions il achète à toute heure, 
Et chips de chocolat de chez le bon faiseur.

Il sait lire l’espagnol sans pourtant le parler;

Il n’aime pas la petite bière; faites-vous présenter,
Par quelque ami commun, sans attendre qu’il expire
Car c’est un vrai bonheur de connaître Mister Lear.


The spherical and the runcible


On dit de lui qu’il a inventé le nonsense; il a fait mieux, il l’a porté d’emblée à son point de perfection. 
Parti d’une forme poétique déjà ancienne à son époque, le limerick, qui devait pour une bonne part sa popularité aux équivoques souvent égrillardes que permettait sa brièveté et les contraintes purement sonores qu’il imposait (répétition ou, au choix, assonance dans le premier et le dernier vers), il l’enrichit d’une trouvaille qui ravit ses contemporains: il prouva qu’il restait aussi drôle si on en retirait le double sens, et même le sens tout court: exactement comme pour le Pobble qui ne se porte pas plus mal si on lui soustrait tous ses orteils. 

Comme ses prédécesseurs dans ce genre de compositions, il ne se plia qu’aux lois de la rime et de l’allitération, quitte à faire plier devant elles celles de la syntaxe, de la prosodie, du bon usage, sans parler de celles du sens commun. 


S’ils ne sont pas encombrés de sens, ses poèmes (son œuvre poétique ne consiste pas qu'en limericks, loin de là!), en revanche, sont plein à ras bord de mots, qui ont, pour la plupart, quelque chose de caractéristiquement anglais bien que certains existent tandis que d’autres pas. Les mots qui n’existent pas sont souvent plus gentils que les mots qui existent, ce n’est pas Lewis Carroll qui dirait le contraire. Et il est bon qu’ils le soient, gentils, ces mots gratuits, pour hérissés qu’ils soient de lettres rébarbatives venues des recoins les moins fréquentés de l’alphabet, de signes diacritiques exotiques, de diphtongues incongrues*: car la raison d’être de ces poèmes (leur absence de sens ne les prive pas plus de raison qu’elle ne les prive de rime, et nous avons déjà vu que, de rime, ils n’en manquent pas) est de proposer des adoucissements imaginaires aux tribulations invraisemblables d’êtres impossibles, qu'ils fussent Quangle Wangle Quee solitaire, Yonghy-Bonghy-
Bò dédaigné, lady esseulée sur la côte de Coromandel ou Jumblies affrontant sur de frêles esquifs les périls de la Torrible Zone; il est permis de penser qu’ils contribuèrent aussi à rendre un peu plus supportables les tribulations, en rien imaginaires, qui s’accumulèrent en nombre invraisemblable (la page que wikipedia.fr consacre à Lear, nous l’avons vu, est succincte; on trouvera quelques données biographiques supplémentaires sur la page en anglais) dans l’existence de l’impossible Monsieur Lear.

*Yonghy-Bonghy-Bò! Quangle Wangle Quee! Ploffskin, Pluffskin! Plumpskin, Ploshkin! Crumpetty! Jumbly! Jangly! Chankly! Bore!
Fun fact: si vous prononcez cette formule soixante-dix-sept fois d'un trait et sans faute, il y a de fortes chances que vous fassiez apparaître un Dong au nez lumineux. 
Quelque part.




NDTT (note du Tororo Traducteur): Oui, dans ces quatrains, « spacieux » compte pour trois syllabes, et « réjouir » pour deux, et alors? Et « nomme » rime avec plume, parfaitement. Num-num. Et le versificateur n’a pas respecté l’alternance des rimes masculines et féminines, hé quoi? Nous sommes au vingt-et-unième siècle, et de nos jours les filles n'ont pas moins de bosses que les garçons n'ont de creux, que diable.
Sachez, lecteurs pointilleux au long nez,  que Françoise Morvan, traductrice de son état, a livré sur son blog, de ce poème de Lear, une version beaucoup plus soucieuse de rigueur prosodique.


La photo a été empruntée à Wikimedia Commons, 
le dessin à nonsenselit (page consacrée 
au souvenir d'Edward Lear).

lundi 1 avril 2013

Dingue Donne



Que les hommes vieux 
sont plus fantasques 
que les jeunes

Qui peut lire ce paradoxe qu'il ne  me pense plus fantasque aujourd'hui que je n'étais hier quand je ne pensais pas ainsi?
Et si un jour produit en moi un si sensible changement,  que ne fera le poids des ans?
Etre fantasque est, chez l'homme jeune, un débordement calculé, une folie de ruse; chez le vieil homme, dont les sens ont fané, ce devient naturel, donc plus parfait et plein.
Lors que nous dormons, en effet, notre fantaisie est plus forte,
et de même avec l'âge,  qui est la somnolence avant le sommeil profond de la mort.
Paradoxe III, 
dans Paradoxes et Problèmes

Aujourd'hui, premier Avril, 
est une journée particulièrement recommandable
pour faire tenir une anguille en équilibre
sur le bout de son nez,
et en plus c'est le quatre-vingtième anniversaire
de quelqu'un que j'aime bien:
le calendrier est bien fait, tout de même. 


"Les Paradoxes et Problèmes furent publiés en 1633, 
peu après la mort de John Donne. "Par peur de la honte et 
honte de la peur", il s'était opposé à leur divulgation. 
Ils furent amputés par la censure et il fallut attendre 1980 
pour en lire le texte complet, dont c'est ici 
la première traduction française"
voici ce que dit fièrement le feuillet de présentation 
de l'édition de Paradoxes et Problèmes que j'ai sous les yeux.
(John Donne, Paradoxes et Problèmes
traduit et présenté par Pierre Alferi, 

Illustration: dessin de Lewis Carroll : 
"You're old, Father william..."

jeudi 21 février 2013

Là où vont les abounas


Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d'années, exerçait un curieux métier. Comme il  le disait lui-même, il était "tueur de mots": il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d'autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude. Quand il prit sa retraite, en mille neuf cent soixante-cinq, après cinquante-trois ans de scrupuleux services, il avait fait disparaître des centaines et des milliers d'outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures; il avait rayé de la carte des dizaines d'îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers de chefs-lieux de canton;

Voici à quoi ressemblait une carte marine
après que Cinoc, dans l'exercice de son curieux métier,
en avait fait disparaître les îles surnuméraires.

  il avait renvoyé à leur anonymat taxinomique des centaines de sortes de vache, des espèces d'oiseaux, d'insectes et de serpents, des poissons un peu spéciaux, des variétés de coquillages, des plantes pas tout à fait pareilles, des types particuliers de légumes et de fruits; il avait fait s'évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes, de missionnaires, d'entomologistes, de Pères de l'Eglise, d'hommes de lettres, de généraux, de Dieux et de Démons.
Qui désormais saurait ce qu'avait été le vigigraphe, "espèce de télégraphe de vigies qui se correspondent"? Qui désormais pourrait imaginer qu'il avait existé pendant peut-être des générations une "masse de bois placée au bout d'un bâton pour fouler le cresson dans les fosses inondées" et que cette masse se nommait une schuèle (chu-èle)? Qui se souviendrait du vélocimane*?  Où étaient passés ces abounas, métropolitains de l'Eglise éthiopienne, ces palatines, fourrures que les femmes portaient sur le cou en hiver, ainsi nommées de la princesse Palatine qui en introduisit l'usage en France sous la minorité de Louis XIV, et ces chandernagors, ces sous-officiers tous chamarrés d'or qui précédaient les défilés sous le Second Empire?
[…]
Cinoc se mit à traîner le  long des quais, fouillant les étals des bouquinistes, feuilletant des romans à deux sous, des essais démodés, des guides de voyage périmés, des vieux traités de physiologie, de mécanique ou de morale, des atlas surannés où l'Italie apparaissait encore comme un bariolage de petits royaumes. Plus tard il alla emprunter des livres à la bibliothèque municipale du XVII° arrondissement, rue Jacques-Binjen, se faisant descendre des combles des in-folio poussiéreux, des manuels Roret, des livres de la Bibliothèque des Merveilles, et des vieux dictionnaires: le Lachâtre, le Vicarius, le Bescherelle aîné, le Larrive et Fleury, l'Encyclopédie de la Conversation rédigée par une Société de Gens de Lettres, le Graves et d'Esbigné, le Bouillet, le Dezobry et Bachelet. Enfin, quand il eut épuisé les ressources de sa bibliothèque de quartier, il alla, s'enhardissant, s'inscrire à Sainte-Geneviève et il se mit à lire les auteurs dont, en entrant, il voyait les noms gravés sur la façade.
[…]
Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, et peu à peu son projet prit corps, et il décida de rédiger un grand dictionnaire des mots oubliés, non pas pour perpétuer le souvenir des Akkas, peuple nègre nain de l'Afrique centrale, ou de Jean Gigoux, peintre d'Histoire, ou d'Henri Romagnesi, compositeur de romances (1781-1851), ni pour éterniser le scolécobrote, coléoptère tétramère de la famille des longicornes, tribu des cérambycins, mais pour sauver des mots simples qui continuaient encore à lui parler.


*vélocimane (n. m.) (du lat. velox, ocis, rapide, et manus, main) Appareil de locomotion, spécial pour les enfants, en forme de cheval, monté sur trois ou quatre roues, et dit aussi cheval mécanique.

Georges Perec, La vie, mode d'emploi (Hachette, 1978)

Illustration: The Bellman's Map, par Henry Holiday, 
pour La Chasse au Snark, de Lewis Carroll

lundi 24 décembre 2012

Guirlande de Noël


J'étais en train d'apporter les dernières corrections à ce billet quand un cliquetis électronique m'a averti qu'Algésiras venait de mettre à jour son blog, et quelle ne fut pas ma surprise en constatant que si j'ai un cousin Sigismond, elle, elle a une cousine Sigismonde: nous ne nous étions pas consultés, je le jure et je crache. C'est le genre de choses qui arrive aux âmes-sœurs. 
Allez lire le dernier billet d'Algésiras. Prenez des notes (attention, je ferai un contrôle!). Revenez ici ensuite. 

C'est chaque année un peu plus difficile.
Deux fois déjà, vous avez offert à Tante Adélie un livre de cuisine qu'elle possédait déjà; si vous récidiviez, ça ferait mauvais effet. Oncle Pandolphe a déjà un smartphone plus smart que le vôtre; cousin Sigismond, des jeux Wii dont vous n'avez même pas entendu parler. Quel soulagement l'an dernier, quand votre filleule Persille s'est mise à collectionner les boîtes à bento: enfin vous saviez quoi lui offrir! Mais ça n'a pas duré…
Vous commenciez à désespérer de trouver pour chacun le cadeau idéal? Vous avez fait le bon choix en venant ici: ouvrez
(ou plutôt, rouvrez)
votre carnet de notes
(et je vous rappelle qu'il y aura une interro)
et notez:

Pour la romanesque Persille, la trilogie Elinor Jones d'Aurore et Algésiras chez Soleil (elle l'a déjà? Elle vous remerciera quand même: elle pourra l'offrir à sa Bestest Best Friend).

Pour le fantasque Sigismond, précommandez The Adventure Time Encyclopaedia chez Abrams Books, illustré par Mahendra Singh et Various Artists. Ça ne paraîtra qu'en Mai prochain, il est bon d'aider les représentants de cette génération intoxiquée à la gratification immédiate à surmonter cette addiction et à redécouvrir le plaisir de l'anticipation.

Pour l'idéaliste Pandolphe, le nouveau carnet d'esquisses de Bruno Bellamy chez ComixBüro. Le dessin de Bellamy élève l'âme en exaltant la beauté sous toutes ses formes; l'artiste tempère à l'occasion la gravité de son propos par d'amusantes épigrammes. Un équilibre parfait.

Et spécialement pour tante Adélie, qui rêve depuis toujours de cuisiner un Snark et dont les connaissances en anglais laissent un peu à désirer, les éditions Seghers ont enfin publié l'épopée graphique que Mahendra Singh a, au terme de trois longues années d'un patient travail de plume, tirée du poème épique de Lewis Carrol: La Chasse au Snark, avec une version française de ces anapestes nonsensiques (ils ont choisi la traduction d'Aragonsuum cuique, comme on dit dans ces cas-là). 

Voilà, vous n'avez plus qu'à mettre tout ça au pied de l'arbre!




....et méfiez-vous des nains pique-assiettes.
Gledileg Jól!

Photo: tous droits réservés.