La Vraie Vie de Sebastian Knight est un roman écrit par Vladimir Nabokov en 1940, à Paris (le roman ne sera publié qu'en 1941 aux États-Unis); il inaugure la carrière d'écrivain anglophone de l'auteur, qui avait, jusque-là, surtout écrit et publié en russe.
Le narrateur, un émigré russe établi en France, comme Nabokov à ce moment de sa vie, est le frère de Sebastian Knight; il ne se considère pas lui-même comme un littéraire et n'ose pas se comparer à son frère récemment décédé: « il y a entre son pouvoir d'expression et le mien une différence comparable à celle qui existe entre un piano Pleyel et une crécelle de bébé » écrit-il, et il lui arrive de prier le lecteur d'excuser le «faible niveau d'anglais» de ses écrits: en effet, alors qu'il n'a une bonne maîtrise que du français et du russe - encore une différence avec son frère qui, lui, était parfaitement trilingue - le narrateur laisse entendre que c'est à un lectorat anglais qu'il destine sa future biographie... Peut-être ce que Nabokov a mis entre nos mains n'est-il pas censé être l'état définitif de la biographie, mais seulement un premier jet? Quoi qu'il en soit, «faible niveau», c'est injustement sévère (serait-ce, de la part de Nabokov cette fois et non de son personnage, excès de précaution ou coquetterie?): tout au plus peut-on trouver quelques formulations bizarres ici et là, qui ne sont du reste pas sans parenté avec les excentricités qui étaient, on nous en a prévenu, la marque du singulier génie de Sebastian.
Le narrateur ne nous donne pas son nom. Mais au cours d'une conversation rapportée, Sebastian l'appelle « V... » et l'on sait qu'il ne porte pas le même nom que lui (ils sont demi-frères, de même père, mais c'est sous le nom de sa mère que Sebastian s'est fait connaître du public). Ce nom de famille paternel laissé dans l'ombre doit être un nom russe et voyons un peu... quels sont les prénoms russes qui commencent par un V? Volodia? Vadim? Vladimir? Ce jeu de devinette est un peu gratuit; continuons d'appeler l'apprenti-biographe « V... »
Comment Sebastian travaillait-il sa prose, jusqu'à lui donner l'éclat singulier qu'admire V? Inventoriant le contenu des tiroirs du défunt, V découvre un fragment de brouillon:
... un bout de papier sur lequel il avait commencé d'écrire une histoire - il n'y avait qu'une unique phrase s'arrêtant court, mais qui me donna l'occasion d'observer le bizarre procédé de travail de Sebastian consistant, en cours de composition, à ne pas biffer les mots qu'il venait de remplacer par d'autres; si bien que, par exemple, la phrase sur laquelle j'étais tombé se déroulait comme suit:
« Comme il avait le sommeil. Ayant le sommeil profond, Roger Rogerson, le vieux Rogerson acheta, le vieux Rogers acheta, craignant tellement Ayant le sommeil profond, le vieux Rogers craignait tellement de manquer le lendemain. Il avait le sommeil profond. Il craignait mortellement de manquer l'événement du lendemain la splendeur un des premiers trains la splendeur aussi ce qu'il fit fut d'acheter et de rapporter chez lui un d'acheter ce soir-là et de rapporter chez lui non un mais huit réveils différents par la taille et la vigueur du tic-tac neuf huit onze réveils de différentes tailles lesquels réveils neuf réveils qu'il plaça qui fit ressembler sa chambre plutôt à ».
Vladimir Nabokov: La vraie vie de Sebastian Knight . Traduit par Yvonne Davet, Gallimard (Du monde entier, 1951, 1962); Folio n° 1081, 1979