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mercredi 15 mars 2023

Meubler un rêve de meubles dépareillés (Sebastian Knight, 6)

 Il me semble que l'an dernier nous n'avons pas pris congé dans les formes de Sebastian Knight et de son biographe. Il est grand temps de réparer cette erreur (avant de nous pencher sur un autre livre de Nabokov, un jour prochain, peut-être?).

Et cette nuit-là je fis un rêve singulièrement pénible. Je rêvai que j'étais assis dans une vaste salle sombre que mon rêve avait hâtivement meublé de quelques meubles dépareillés, pris dans différentes maisons que je connaissais vaguement, mais avec des vides ou de bizarres substitutions, comme par exemple ce rayon d'étagère qui était en même temps une route poussiéreuse. J'avais le sentiment confus que cette salle se trouvait dans une ferme ou une auberge de campagne - une impression générale de boiseries et de planchers. Nous étions en train d'attendre Sebastian - il devait revenir de quelque long voyage.

Dans les derniers chapitres de son livre, le jeune V reproduit - probablement sans s'en rendre compte, n'est-ce pas? Il ne possède pas, des procédés littéraires, une maîtrise aussi parfaite que son demi-frère - le procédé utilisé par l'auteur de Succès: reconstituer minutieusement l'enchaînement de contretemps qui l'empêcheront de rencontrer Sebastian une dernière fois.
C'est ainsi que la dernière fois que V aura parlé à Sebastian, ç'aura été en rêve.

 

lundi 19 décembre 2022

Sans aucun lien avec ce désastre particulier (Sebastian Knight, 5)

 

 Si l’on me proposait de vivre une deuxième fois ma vie, je dirais hum, oui, d’accord pour relire Nabokov.

 Eric Chevillard


Eric Chevillard est toujours de bon conseil. Si nous nous replongions - par exemple - dans La Vraie Vie de Sebastian Knight?  V, le personnage imaginé par V. Nabokov, ne pressent-il pas, à trois quarts de siècle de distance, le conseil de Chevillard, et, à défaut de pouvoir relire Nabokov, dont il n'a évidemment jamais entendu parler (fort peu de personnages de fiction connaissent l'existence de leur créateur) ne consacre-t-il pas sa vie à relire Knight, ce demi-frère avec qui il a partagé si peu de choses et qui, lui semble-t-il, lui a laissé des indices un peu partout, des messages secrets qu'il lui appartient de déchiffrer?

... et je n'aime pas m'appesantir en imagination sur certain jour qui vit, dans un hôtel de Paris, Sebastian, âgé de quatre ans environ, délaissé par une gouvernante désemparée, et mon père enfermé dans sa chambre, "juste le genre de chambre qui convient pour la mise en scène des pires tragédies: sous son globe de verre, une pendule vernie arrêtée (deux heures moins dix: moustache cirée aux pointes dressées), le maléfique dessus de cheminée, la porte-fenêtre avec sa mouche saoule entre le rideau de mousseline et la vitre, et une feuille de papier à lettre de l'hôtel sur le sous-main en buvard usagé ". Cette citation est tirée des Albinos en noir, ouvrage sans aucun lien avec ce désastre particulier, mais qui porte l'empreinte de l'inoublié chagrin de jadis, du chagrin d'un enfant abandonné sur un froid tapis d'hôtel, et qui ne sait que faire, avec tout ce temps, vide étrangement, devant lui, ce temps qui n'est plus le temps familier et qui s'étale, s'étale...

 Vladimir Nabokov: La vraie vie de Sebastian Knight 

 

samedi 10 décembre 2022

Trois cents pages de Succès (Sebastian Knight, 4)

 Dans un paragraphe récapitulatif, on trouve cette phrase: "Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d'échecs avait été fortuite".

Jorge Luis Borges, Examen de l'oeuvre d'Herbert Quain


Laissons encore la parole à V, pour nous présenter le premier succès public (et critique) de Sebastian, qui s'intitule - amusante coïncidence - Succès (nous serons amplement servis de ces bizarreries stylistiques dont nous parlions dans un précédent billet, et dont nous ne saurons jamais si elles appartiennent à V ou s'il les emprunte, consciemment ou non, à Sebastian):

Sebastian consacre les trois cents pages de Succès à l'une des investigations les plus compliquées qui aient jamais été entreprises par un écrivain. Nous apprenons qu'un certain voyageur de commerce, Percival Q..., à une certaine époque de sa vie et dans certaines circonstances, rencontre la jeune fille, assistante d'un prestidigitateur, avec qui il sera à tout jamais heureux.

[...]

Nous apprenons un bon nombre de choses curieuses. Les deux lignes qui ont finalement convergé vers le point de rencontre ne sont nullement les lignes droites d'un triangle, divergeant régulièrement vers une base inconnue, mais des figures ondoyantes, tantôt très espacées l'une de l'autre, tantôt se touchant presque. Autrement dit, il y a dans la vie de ces deux personnes au moins deux occasions où, sans le savoir, elles ont failli se rencontrer. Chaque fois, le destin semblait avoir préparé cette rencontre avec le plus grand soin, faisant des retouches à telle possibilité, puis à telle autre; masquant des issues et repeignant des poteaux indicateurs; resserrant peu à peu dans sa poigne l'ouverture du filet où les papillons cognaient leurs ailes; réglant le moindre détail et ne laissant rien au hasard. La divulgation de tous ces préparatifs secrets est fascinante et l'auteur semble avoir les yeux d'Argus quand il tient compte dans ses calculs des moindres couleurs du lieu et des circonstances. Mais chaque fois, une erreur minuscule (l'ombre d'une fêlure, le trou bouché d'une possibilité non surveillée, un caprice du libre arbitre) vient gâter le plaisir du déterministe et à nouveau les lignes divergent, avec une rapidité accrue.  C'est une abeille qui, le piquant à la lèvre, empêche à la dernière minute Percival Q... d'aller à la soirée où le destin, avec une difficulté infinie, avait trouvé le moyen d'amener Anne; c'est Anne qui, par un tour que lui joue son caractère, n'obtient pas le poste que le destin avait pris soin de rendre vacant à son intention au Service des Objets trouvés où le frère de Q... est employé. Mais le destin est bien trop persévérant pour se laisser décourager par un échec. Il parvient à ses fins, et par de si subtiles machinations qu'on n'entend même pas un déclic quand finalement les deux personnes sont mises en contact. 

Je n'entrerai pas dans plus de détails au sujet de cet intelligent et délicieux roman.

Tiens! Tu étais déjà là, toi? Bonjour, filet à papillons...

Et nous, nous sommes toujours plongés dans la lecture de La Vraie Vie de Sebastian Knight (de Vladimir Nabokov) - déjà évoquée dans dans plusieurs billets précédents.


vendredi 9 décembre 2022

Ouverture à l'iris, réduction à l'absurde (Sebastian Knight, 3)

 Comment V pourrait-il cerner la personnalité de ce frère qu'il a, en fin de compte, si peu connu, sans examiner en détail son oeuvre? V en analyse ainsi les débuts:

On ne peut vraiment goûter l'Iris du Miroir que si l'on a compris que les héros du livre sont, en les nommant d'un terme approché: "les procédés de composition". C'est comme si un peintre disait: "Attention! Je vais vous montrer non la peinture d'un paysage, mais  la peinture des différentes façons de peindre un certain paysage, et je suis sûr que de leur fusion harmonieuse naîtra à vos yeux le paysage tel que je veux que vous le voyiez". Dans son premier livre, Sebastian a mené cette expérience jusqu'à son terme logique et satisfaisant. En soumettant à l'épreuve de la réduction à l'absurde telle ou telle manière littéraire, puis en les écartant l'une après l'autre, il a trouvé sa propre manière, et l'a exploitée à fond dans son livre suivant: Succès.

Vladimir NabokovLa Vraie Vie de Sebastian Knight

À suivre...


mardi 6 décembre 2022

Different sizes, different vigour of ticking (Sebastian Knight, 2bis)

 Michael Leddy me rappelle opportunément que l'an dernier, il avait déjà eu cette idée: poster sur son blog quelques impressions laissées par la lecture (dans le texte original) de La vraie vie de Sebastian Knight. Opportunément, car, je l'avoue à ma confusion, ça m'était complètement sorti de la tête; ou plutôt, ça avait dû, par quelque lent processus psychique, se transformer en une sorte d'injonction hypnotique (accompagnée d'amnésie post-hypnotique?): "Poste des billets sur Sebastian Knight! Poste des billets sur Sebastian Knight!" Justement, voici le texte anglais dont je ne connais que la traduction française citée dans ce billet: nous pouvons à présent juger (favorablement, aurais-je dit, jusqu'à ce que Michael me fasse remarquer, en commentaire, une inexplicable disparition) de la fidélité de la traduction d'Yvonne Davet. Merci Michael!

Vladimir Nabokov: The Real Life of Sebastian Knight,   New Directions Publishing, 1941

lundi 5 décembre 2022

Par la taille et la vigueur du tic-tac (Sebastian Knight, 2)

La Vraie Vie de Sebastian Knight est un roman écrit par Vladimir Nabokov en 1940, à Paris (le roman ne sera publié qu'en 1941 aux États-Unis); il inaugure la carrière d'écrivain anglophone de l'auteur, qui avait,  jusque-là, surtout écrit et publié en russe.

Le narrateur, un émigré russe établi en France, comme Nabokov à ce moment de sa vie, est le frère de Sebastian Knight; il ne se considère pas lui-même comme un littéraire et n'ose pas se comparer à son  frère récemment décédé: « il y a entre son pouvoir d'expression et le mien une différence comparable à celle qui existe entre un piano Pleyel et une crécelle de bébé » écrit-il, et il lui arrive de prier le lecteur d'excuser le «faible niveau d'anglais» de ses écrits: en effet, alors qu'il n'a une bonne maîtrise que du français et du russe - encore une différence avec son frère qui, lui, était parfaitement trilingue - le narrateur laisse entendre que c'est à un lectorat anglais qu'il destine sa future biographie...   Peut-être ce que Nabokov a mis entre nos mains n'est-il pas censé être l'état définitif de la biographie, mais seulement un premier jet? Quoi qu'il en soit, «faible niveau», c'est injustement sévère (serait-ce, de la part de Nabokov cette fois et non de son personnage, excès de précaution ou coquetterie?): tout au plus peut-on trouver quelques formulations bizarres ici et là, qui ne sont du reste pas sans parenté avec les excentricités qui étaient, on nous en a prévenu, la marque du singulier génie de Sebastian.

Le narrateur ne nous donne pas son nom. Mais au cours d'une conversation rapportée, Sebastian l'appelle « V... » et l'on sait qu'il ne porte pas le même nom que lui (ils sont demi-frères, de même père, mais c'est sous le nom de sa mère que Sebastian s'est fait connaître du public). Ce nom de famille paternel laissé dans l'ombre doit être un nom russe et voyons un peu... quels sont les prénoms russes qui commencent par un V? Volodia? Vadim? Vladimir? Ce jeu de devinette est un peu gratuit; continuons d'appeler l'apprenti-biographe « V... »

Comment Sebastian travaillait-il sa prose, jusqu'à lui donner l'éclat singulier qu'admire V? Inventoriant le contenu des tiroirs du défunt, V découvre un fragment de brouillon: 

... un bout de papier sur lequel il avait commencé d'écrire une histoire - il n'y avait qu'une unique phrase s'arrêtant court, mais qui me donna l'occasion d'observer le bizarre procédé de travail de Sebastian consistant, en cours de composition, à ne pas biffer les mots qu'il venait de remplacer par d'autres; si bien que, par exemple, la phrase sur laquelle j'étais tombé se déroulait comme suit:

« Comme il avait le sommeil. Ayant le sommeil profond, Roger Rogerson, le vieux Rogerson acheta, le vieux Rogers acheta, craignant tellement  Ayant le sommeil profond, le vieux Rogers  craignait tellement de manquer le lendemain. Il avait le sommeil profond. Il craignait mortellement de manquer l'événement du lendemain la splendeur un des premiers trains la splendeur aussi ce qu'il fit fut d'acheter et de rapporter chez lui un d'acheter ce soir-là et de rapporter chez lui non un mais huit réveils différents par la taille et la vigueur du tic-tac neuf huit onze réveils de différentes tailles lesquels réveils neuf réveils qu'il plaça qui fit ressembler sa chambre plutôt à ».

 Vladimir Nabokov: La vraie vie de Sebastian Knight .  Traduit par Yvonne Davet,  Gallimard  (Du monde entier, 1951, 1962); Folio n° 1081, 1979

mardi 18 octobre 2022

Le secret de Sebastian Knight? (Sebastian Knight, 1)

 Oui, Sebastian aimait beaucoup à se prélasser dans un bateau plat sur la Cam. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était de rouler à bicyclette à la brune le long d'un certain sentier longeant des prairies. Et il s'asseyait sur une barrière pour regarder les traînées de nuages rose-saumon virer au cuivre terne dans le ciel pâle du soir, et réfléchir à des choses. À quelles choses? À cette jeune fille à l'accent vulgaire qui portait encore en nattes ses cheveux flous, qu'une fois il avait suivie  à travers le pré communal, abordée et embrassée, et qu'il n'avait jamais revue? À la forme d'un certain nuage? À quelque coucher de soleil brumeux par delà un noir bois de sapins, en Russie (oh! que n'aurais-je pas donné pour que ce fût un tel souvenir qui lui revînt!)?  À la raison d'être profonde du brin d'herbe et de l'étoile? Au langage ignoré du silence? À l'effrayante pesanteur d'une goutte de rosée? À la beauté déchirante d'un caillou parmi des millions et des millions de cailloux, tout cela ayant un sens, mais quel sens? À la vieille, vieille, question: Qui suis-je? À son propre moi se défaisant étrangement dans le crépuscule, et, tout autour, à l'univers de Dieu que personne ne connaît? À moins que nous ne soyons plus proches de la vérité en supposant que, tandis que Sebastian était assis sur cette barrière, son esprit était un chaos de mots et d'idées, d'idées incomplètes et de mots insuffisants; mais déjà il savait que cela, et cela seulement, était le réel de sa vie et que sa destinée l'attendait au-delà de ce champ de bataille spirituel par lequel il passerait au temps voulu.  

Vladimir Nabokov: La vraie vie de Sebastian Knight 

(The Real Life of Sebastian Knight, New Directions Publishing, 1941)

Traduit par Yvonne Davet, Gallimard (Du monde entier, 1962);

Folio n° 1081, 1979

jeudi 21 mars 2019

Apprenons à détecter les incursions de Nabokov dans notre espace privé



Ce jour terne n’était plus qu’une bande jaune pâle dans le couchant gris, quand, obéissant à une impulsion, je résolus de rendre visite à mon ancien maître d’études.
Comme un somnambule, je gravis les marches familières et frappai machinalement la porte à demi ouverte portant son nom. D’une voix qui était un iota moins brusque et un rien plus caverneuse, il me dit d’entrer.

Je me demande si vous vous souvenez de moi…
commençai-je, tout en traversant la pièce sombre où il était assis près d’un bon feu.

Attendez un peu,
dit-il en se retournant lentement sur son fauteuil bas,
il ne me semble pas…

Il y eut un sombre craquement, un bruit fatal de vaisselle broyée; je venais de marcher dans le service à thé qui se trouvait au pied de son fauteuil d’osier.

Oh! mais si, bien sûr,
dit-il,
je sais qui vous êtes.


Vladimir Nabokov, Autres rivages 
(Conclusive Evidence, 1947), 
traduit de l’anglais par Yvonne Davet, 
Gallimard, 1961