lundi 18 octobre 2021

Par une porte avec un miroir: Silvina Ocampo, Inventions du souvenir

 

— Y tenemos más miedo que usted, porque no sabíamos que vivíamos en un mundo raro y gracias a usted lo hemos descubierto.
— Et nous avons encore plus peur que vous, car nous ne savions pas que nous vivions dans un monde étrange, et nous venons de le découvrir grâce à vous.

Silvina Ocampo,
La tête de pierre (La cabeza de piedra),
dans Mémoires secrètes d’une poupée

 

Lisez Silvina Ocampo, découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.


Silvina Ocampo avait déjà confié au papier les Mémoires secrètes d'une poupée. Mais elle avait encore beaucoup de secrets à écrire. Dans Inventions du souvenir, elle a écrit (en vers) les secrets d'une petite fille, que  Silvina Ocampo doit avoir bien connue, sûrement, pour qu'elles s'en soient confié autant l'une à l'autre, de secrets. En les lisant il arrive qu'on se demande "Mais… ce secret-là, c'est le secret de qui?", car parfois Silvina Ocampo en parlant de la petite fille dit "elle", parfois elle dit "je", et parfois elle dit "elle" et "je" dans la même phrase. Pourquoi? C'est un secret.
Voilà un exemple d'une de ces phrases où Silvina dit à la fois "elle" et "je":

Se rappelant les vicissitudes de la vie
elle m'avait dit un jour:
je suis arrivée à la conclusion que tous les moments
peuvent être mis profit,
particulièrement ceux qui nous semblent le plus inutiles :
le temps de la pauvreté,
le temps de la maladie,
le temps du désenchantement,
le temps  du dégoût,
le temps du regret.
Mais plus que tout autre le temps de la maladie,
qui semble plus irrémédiablement perdu.

Ça, ça ressemble plus à quelque chose qu'une grande fille dirait à une petite fille, qu'à quelque chose qu'une petite fille dirait à une grande fille, non? Inventions du souvenir, c'est un livre sur le partage des secrets: tout le monde sait qu'un secret c'est une chose qu'on ne peut pas dire à tout le monde, mais à certaines personnes, on peut. Par exemple Silvina et la petite fille, elles peuvent.

 "Comme The Prelude, Inventions du souvenir est composé de fragments écrits à différentes époques: les premiers remontent approximativement à 1960; les derniers à 1987. L'ordre des souvenirs n'obéit pas à une chronologie stricte mais possède une cohérence narrative secrète qui ne peut procéder que d'un talent poétique infaillible": Ernesto Montequin nous explique tout dans un avant-propos écrit dans le style sérieux des avant-propos (" afin de préciser les époques que recouvrent ces souvenirs et de pouvoir les situer dans les contextes où ils se sont déroulés, il convient d'avoir certains éléments présents à l'esprit…", vous voyez?); il se souvient parfaitement, Ernesto Montequin, il ne l'a pas inventé, que Silvina Ocampo est née le 28 juillet 1903 dans la maison située au 550, rue Viamonte.
Silvina Ocampo, elle, se souvient que

La maison de ses parents
communiquait avec celle de ses grand-tantes
par une porte avec un miroir…

Les notes rédigées par Anne Picard nous apprennent, elles, que "la fille de l'air, qu'on appelle aussi tillandsia, est une plante de la famille des broméliacées, elle se fixe sur des végétaux, des rochers, des arbres".
Tout ça ce ne sont pas des secrets, toutes ces informations peuvent se retrouver dans d'autres livres.
Mais le long poème en vers irréguliers  nous apprend des choses qui ne se trouvent  dans aucun autre livre, car qui pouvait s'en souvenir, sinon Silvina Ocampo et la petite fille?
Silvina Ocampo, par exemple, savait exactement à quels moments la petite fille a pleuré pour de vrai, et ce qui se passait ensuite.

Mais quand elle pleurait pour de vrai
Personne ne s'en apercevait.
"Tu es enrhumée?" lui demandait-on.

Pleurer pour de vrai sans que personne ne s'en inquiète.
Dire un gros mensonge et être félicité pour sa franchise.
Dire la vérité et être traitée de menteuse.
Frissonner de dégoût et entendre quelqu'un dire "Cette petite n'est pas assez couverte".
Ce sont des choses qui vous arrivent quand vous êtes petit. Petit, vous êtes entouré d'adultes qui pensent que s'ils vous caressent les cheveux vous vous direz forcément que tout va bien.
Tout ça, vous ne l'oubliez pas, tandis que vous pouvez oublier comment s'appelait un visiteur autour de qui tout le monde s'empressait; vous pouvez oublier le nom d'une personne, mais pas l'intonation de la voix de votre mère quand elle prononçait ce nom; oublier à quel moment vous avez quitté une ville pour une autre, à quoi ressemblaient la gare de départ et celle d'arrivée, mais pas quel parfum on sentait en entrant dans une pièce; comment était meublée une chambre, mais pas qu'il y avait un ange au-dessus du lit.

Mais avant de s'embarquer elle fit ses adieux à Palermo.
Elle ignorait qu'elle faisait ses adieux.
Au moment de faire nos adieux
Nous ne savons jamais que nous faisons nos adieux.

Les adieux, c'est une des choses qu'il faut que, plus tard, les souvenirs inventent.  

Les jours passent, même si ça n'en a pas l'air.

Lisez Silvina Ocampo, découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.

Inventions du souvenir de Silvina Ocampo,
traduit de l’espagnol (Argentine)
et annoté par Anne Picard,
avant-propos et note sur l'édition par
Ernesto Montequin, 2021,
Editions Des Femmes /Antoinette Fouque.
ISBN 978 2 7210 0721 6
EAN 978 2721007216

 

Quelle jolie petite fille!
On dirait une poupée.

 

Image: Silvina Ocampo en 1908 "tous droits réservés"

6 commentaires:

Jourdan a dit…

C’est toujours agréable de lire quelque chose sur Silvina Ocampo,injustement oubliée avec une trajectoire de femme énigmatique.
Je vais continuer à la lire.
Juste signaler un portrait d’elle que fait Mariana Enriquez, une auteure et journaliste argentine dans” La hermana menor ”.je ne sais s’il est traduit en français.On y apprend que S Ocampo était la dernière des six sœurs,très jolie en couverture.
Mariana Enriquez dont on parle beaucoup actuellement avec un roman ”Notre part de nuit”.

Tororo a dit…

Merci Jourdan!
La hermana menor, ce titre en dit long (j'ai entendu parler du livre de Mariana Enriquez, mais je ne l'ai pas lu).
La préface d'Inventions du souvenir nous apprend qu'«un jour Silvina déclara qu'en tant de cadette, durant toute son enfance, elle s'était sentie "l'et cetera de la famille"». De leur vivant, la star de la famille, c'était Victoria: fondatrice et directrice de la revue Sur, elle régnait sur les lettres argentines! Elles avaient toutes les deux beaucoup de talent pour l'écriture, les autres je ne sais pas.
Je me suis parfois demandé s'il n'y avait pas une allusion voilée à l'enfance des sœurs Ocampo dans la nouvelle de Cortazar La fin d'un jeu, cette histoire de sœurs qui savent, ou pressentent, que l'une d'elles va bientôt mourir.

Jourdan a dit…

Mais de rien.

Je ne sais pas pour la nouvelle de Cortazar s’il parlait des sœurs Ocampo,mais tout ce monde se connaissait. Sinon S Ocampo traite beaucoup dans ses livres des liens enfants parents.
Pour Mariana Enriquez,son roman Notre part de nuit est vraiment sombre,glauque,même s’il est certainement très bien,je ne pense pas le lire. De plus c’est un pavé.

Tororo a dit…

Pour la nouvelle de Cortazar, ce n'est, bien sûr, qu'une hypothèse.

Jourdan a dit…

J’ai un peu creusé cette hypothèse en relisant la nouvelle.
C’est vrai que Silvina Ocampo ,si on lit La hermana menor,avait l’habitude de ne pas montrer son for intérieur en deguisant la réalité au sein de sa famille.
Et dans cette nouvelle La fin d’un jeu,je trouve que le personnage de Leticia est touchant,physiquement malade,elle essaye de se faire aimer en posant comme une statue ,pour attirer l’attention de Ariel.
Jusqu’au moment où la réalité,signe la fin du jeu car son amoureux la voit telle qu’elle est ,chétive,malade. Elle ne peut plus faire durer le jeu.Elle aura été la préférée par rapport à son autre sœur,le temps d’une illusion.
Finalement,on peut y voir des aspects de la personnalité de S.Ocampo.
Décidément ce Cortázar nous ramène à la réalité,toujours:)

Tororo a dit…

En fait, ce qui dans La fin d'un jeu me faisait penser à la situation familiale des Ocampo, c'était le rapport au non-dit (omniprésent dans Inventions du souvenir): l'une des sœurs Ocampo, Clara, souffrait du diabète, une maladie à l'évolution lente, et en est morte à douze ans. Silvina en avait neuf: je doute que ses parents lui aient donné des explications plus précises que "Voyons, tu sais bien que Clara a besoin de beaucoup de repos: il ne faut pas la fatiguer".
La narratrice de la nouvelle de Cortazar laisse entendre à demi-mot que ses sœurs et elle - y compris la principale intéressée - savaient que quelque chose n'allait pas, mais n'en parlaient pas et faisaient comme si de rien n'était (par exemple en adaptant leurs jeux aux possibilités de la malade).
Quant à la fin de la nouvelle, elle m'a fait supposer que le garçon avait mal interprété le refus de sa belle statue de le laisser la rencontrer, et que c'était par dépit qu'il se détournait de la vitre. Mais beaucoup de points, dans cette nouvelle, sont laissés délibérément ambigus: c'est bien dans la manière de Cortazar!