jeudi 31 décembre 2020

Le monde comme il va

 Krazy et Ignatz, depuis le mystérieux au-delà dans lequel ils résident, nous envoient en cette fin d'année un petit signe amical.


Vous noterez qu'Ignatz n'est toujours pas en peine de donner des réponses péremptoires à des questions que personne ne lui a posées, tandis que Krazy maîtrise toujours comme personne l'art de formuler des questions qui sont en même temps des réponses.
À eux deux, surtout s'ils marchent longtemps comme ça bras dessus-bras dessous, ils finiront bien par arriver quelque part.

 

 Dessin de Georges Herriman, "Krazy Kat".

 


mardi 22 décembre 2020

Is it the same for you?

 

Un peu en avance sur le calendrier, j'ai reçu le cadeau que j'ai choisi pour moi-même: le livre de Neha Singh illustré par Priya Sebastian ( vous vous souvenez d'elle, n'est-ce pas?): 

Is It The Same For You?

Beau travail, Priya! Les illustrations sont
comme le texte: sombres et illuminées de l'intérieur.

Priya en parle ici, et encore plus longuement ici, mieux que je ne saurais faire.
Le livre a été imprimé à Calcutta, c'est loin, mais vous pouvez le commander chez… ma foi, chez votre fournisseur de livres favori, il y en a sûrement un pas trop loin de chez vous. Ça a très bien marché pour moi, alors it will (most likely) be the same for you!

Neha Singh et Priya Sebastian,
Is it the same for you?
Seagull Books, 2019
ISBN 978 0 8574 2 696 3

lundi 21 décembre 2020

Pain de mie

 

... Et ne manquez pas de donner, à ceux dont ce tendre pain de mie* vous tient éloignés, autant de bonnes nouvelles que vous pouvez en collecter.

Maman ne tousse presque plus! Grand-mère a pu se lever!
Maman ne tousse plus!
Grand-maman a pu se lever!

 

*Oh-oh, on dirait que Coo, mon fantasque correcteur orthographique, se mêle à présent de censurer les expressions qu'il juge chargées de trop de connotations négatives, comme te*ps de pa****ie. Sacré Coo, il faut qu'on aie une discussion tous les deux.

Illustration d'Henry Morin,
pour Nane d'André Lichtenberger

dimanche 20 décembre 2020

Toutes précautions prises

 

Vous voudriez bien vous changer les idées, quoi de plus normal?
Si vous en avez l'occasion, allez donc voir de drôles de dessins faits par de drôles de Coréens, à la galerie Martel, où l'exposition ICINORI est prolongée jusqu'au 2 janvier 2021.
Ouverture exceptionnelle le dimanche 20 décembre;
la galerie sera ouverte sur rendez-vous du 27 décembre au premier janvier.



Je sais, en ce moment les chemins sont pavés d'embûches.
Comme toujours, sortez couverts.

Galerie Martel
17 rue Martel - 75010 Paris
Ouvert de 14h30 à 19h (ou sur rendez-vous, selon les dates).

dimanche 13 décembre 2020

Des brumes, des brumes, des brumes

 

Il me semble déjà que j'ai été bien mal inspiré, en allant chercher des liens pour documenter le billet sur Corben, de parcourir les pages d'actuabd. J'y ai appris encore trois nouvelles déprimantes: en quelques jours, Taffin, Le Hir et Malik ont rejoint Corben au pays des ombres. Et ce n'est pas la lecture des blogs d'Alias, d'Anniceris et d'Imaginos, qui tous déploraient le départ prématuré de Jérôme Bianquis, encore quelqu'un qu'on connaissait et qu'on appréciait, qui pouvait me remonter le moral.
 

"Douze/douze, l'année n'est pas finie, et de 2020 déjà j'ai ma dose", constate, de son côté, Nikolavitch

Sortez couverts, amis.


vendredi 11 décembre 2020

Voir enfin ces visages aperçus: Corben, 1940-2020

 

"Enfin voir ces visages aperçus" c'était la traduction (infidèle, mais pas si mauvaise après tout) du titre d'une des premières collaborations de Jan Strnad et Rich Corben (To Meet the Faces You Meet, Fantagor, 1972) dans ACTUEL n° 35, en 1973. C'est donc probablement la première histoire dessinée par Corben que j'ai lue (je me jetais en ce temps-là sur chaque numéro d'Actuel dès qu'il paraissait). Une histoire courte, si pleine de bonnes idées visuelles et narratives que les auteurs de films de science-fiction on pu y puiser libéralement dans le demi-siècle qui a suivi.
Perverse synchronicité: juste avant que l'on n'apprenne son décès, une adaptation en long-métrage de cette graphic novelet séminale venait justement d'être crowdfunded, comme on dit.

How Howie Made It in the Real World

Si vous aviez croisé Richard Vance Corben dans la rue, vous auriez pu le prendre pour un petit homme effacé, sans trait distinctif mémorable autre qu'une tendance précoce à la calvitie.

Mais le reflet que vous auriez pu voir dans les yeux de ses collègues, de ses (rares) pairs et (nombreux) émules, dessinateurs de BD, de comics, de manga et illustrateurs, quand ils se tournaient vers lui (en s'en tenant à une distance respectueuse), c'était celui d'un géant glabre - deux mètres, cent kilos de muscles au moins - toujours prêt à défier les lois de la pesanteur et des probabilités.
Un monolithe étrange, c'est ainsi que le décrivait Moebius qui s'y connaissait en monolithes et en étrangeté.

c'est bien simple: en présence de Corben,
tous les dessineux, du plus grand au plus petit,
sentaient un frisson glacé parcourir leur échine.

 

Le décalage entre un humain très ordinaire et l'image qu'un miroir lui renvoie de lui-même (monstre ou demi-dieu?), c'est un des thèmes que Corben n'a cessé d'illustrer.
Toute sa vie, Corben dessina des unheroes, des "autre-chose-qu'un-héros" cousins de Razar the Unhero (là, les traductions françaises, "Razar le lâche" et "Razar, l'homme qui n'aimait pas les héros" sont nettement à côté de la plaque).
Corben avait bien regardé ce qu'avaient fait ses devanciers dans ses genres favoris (de Roy Krenkel à Joe Kubert, de Virgil Finlay à Frank Frazetta), il avait médité les leçons des grands directeurs de la photo (de ceux de la UFA à ceux de la Hammer), et il avait décidé qu'il ferait aussi bien qu'eux, mais tout à sa façon, pas comme tout le monde.
Méticuleusement.

Il n'avait pas son pareil pour décider lesquels, d'entre les modelés, d'entre les matières, serait le mieux rendu par un entrelacs de petits traits, lesquels par une trame mécanique ou une éclaboussure d'encre noire. Sans égal pour sa maîtrise du noir et blanc, il n'était pas moins perfectionniste pour la couleur: il était même connu, dans les années 70-80 (on n'avait pas d'outils informatiques en ce temps-là), pour faire lui-même, à la main, la séparation des couleurs sur ses illustrations, avant de les envoyer chez le photograveur. Perfectionniste, ses derniers albums démontrent qu'il l'a été jusqu'au bout.

Sur actuabd, Jean-Mathieu Méon avait assez bien résumé sa carrière en 2018.
Et vous trouverez une bibliographie assez exhaustive sur Muuta.

Sur le blog de Li-An, le billet du 16 décembre contient un bel hommage à Corben et, dans les archives, un autre billet détaillait (plus que je ne l'ai fait ci-dessus) sa technique de mise en couleurs.

"Qu’ajouter de plus si ce n’est qu’il va nous manquer."


Affiche du festival d'Angoulême 2019, 

illustration © Richard Corben

vendredi 4 décembre 2020

Écran noir, nuit étoilée

 

Encore un rêve d'une ampleur épique… je regrette que ma capacité à me remémorer, au réveil, mes rêves avec tous leurs détails semble diminuer avec les années.
Comme il arrive si souvent, le début de l'aventure est noyé dans une sorte de brume…
Nous formons une équipe liée par des liens très forts. Nous passons avec aise du théâtre d'événements mystérieux à un autre, plus mystérieux encore.
À un moment nous cherchons dans un vaste grenier quelque chose de perdu, puis nous devons dresser une table de fête; nous devons nous faire passer, en nous déguisant, pour des gens à qui nous ne ressemblons pas, et contre toute attente nous réussissons: nous parvenons à sortir du château!…
Tout cela, nous le vivons dans une atmosphère d'euphorie, malgré les obstacles nous ne doutons pas de notre succès final.
Sacrifices et trahisons se succèdent; nous prenons des initiatives hardies, nous voyons sans trembler une marée de lave noire déchirée de langues de feu (l'arme secrète de nos adversaires) s'approcher de la hauteur sur laquelle nous sommes réfugiés. Nous savons ce qu'il nous reste à faire: regagner la base en déjouant la surveillance des gardes, et avancer l'heure du lancement du vaisseau spatial! 
Le plan est compliqué, mais il peut réussir si nous coordonnons bien nos actions: il faut nous séparer.
Alors que je me hâte vers l'objectif qui m'a été assigné, je prends conscience que le décor me devient familier: c'est un plateau couvert de garrigue proche du village où j'ai grandi.
Pourquoi suis-je là, et pas sur une planète exotique? Comme il arrive dans les rêves, cela devient clair pour moi sans qu'on ait besoin de me l'expliquer: tout ce que j'ai vécu jusque-là, c'était les scènes d'un film dont j'étais un des acteurs; nous venons d'en visionner les rushes, en nous arrêtant un peu avant la fin. Si nous marchons (je ne suis plus seul, mes compagnons d'aventure sont là de nouveau - sans aucun doute, j'ai convaincu la production de filmer on location une des scènes complémentaires dans ce paysage cher à mon cœur!) dans la garrigue vers un but précis, pour en ramener quelque chose d'important, c'est en compagnie du réalisateur (il ressemble - comme c'est surprenant! - un peu à Stanley Kubrick, un peu à Guillermo del Toro) avec qui nous échangeons nos impressions sur ce que nous venons de voir.
En marchant nous levons les yeux vers les structures construites pour un des décors du film - elles sont supposées représenter la base de lancement du vaisseau - qui dominent de très haut les brèves silhouettes des chênes kermès (leur fabrication en matériaux légers est un peu plus apparente à présent, malgré le faible éclairage nocturne: assemblage de sphères et de tubes qui rappellent un peu l'Atomium de Bruxelles, elles font penser désormais au décor d'une exposition universelle ou d'un luna-park) et nous écoutons le réalisateur parler, déjà avec nostalgie, des premiers jours du tournage.
En me réveillant - en prenant peu à peu conscience que j'ai raté le climax, l'affrontement final, l'évasion vers les étoiles - j'ai déjà envie de la revivre, cette histoire, ou, au moins, de revoir le film.

 

mardi 1 décembre 2020

Dodo

 

Anne Sylvestre chantait des berceuses aux petits vampires.
Maintenant elle fait dodo avec eux.


Dodo, petits vampires,
La vie pourrait être pire
La vie, mes sangsues,
Que de moi avez reçue
La vie vient et puis s´en va
V.
I.
E.
N.
T.
V.
A.
À épeler comme ça
C´est facile, on pense pas

Dodo, mes voraces,
Tout mon bien, toute ma race,
Près de vous, mes féroces,
Attila n´était qu’un gosse
La vie passe, passera
P.
A.
DEUX S.
E.
R.
A.
La vie, la vie que l´on a
On la donne, il reste quoi?

Dodo, cannibales,
Je suis comme votre balle
Je viens et je roule
Entre vos mains, tendres goules,
La vie ne rembourse pas
Les nuits blanches, les coups bas
La vie, c´est peut-être ça
On vous mange et on s´en va

Dodo, mes barbares,
En vous, déjà se prépare
La minuscule graine
Qui s´étendra, souveraine
Qui demain vous mangera
L´amour, c´est peut-être ça
Tout ce qu’on a dans le cœur
Ne vaut pas la moindre fleur

Dodo, petits vampires,
Ça serait tellement pire
Si on n´avait personne
P.
E.
R.
S.
O.
DEUX N.
E.


Anne Sylvestre, 1934-2020

 

lundi 30 novembre 2020

À la miaou

 

Disons, à ce Novembre avare de sourires, au revoir avec un miaou...


... celui de ces nekogirls trop kawaii qui étaient là bien avant que ce soit la mode.

 

Fragment d'une mosaïque romaine,
début du troisième siècle de notre ère
(Musée archéologique de Sousse, Tunisie)
© Ad Meskens / Wikimedia Commons.


 


samedi 28 novembre 2020

A la fenêtre avec saint Thomas d'Aquin

 

Un compagnon du jeune saint Thomas d'Aquin dit à celui-ci, en présence d'autres jeunes moines, de regarder par la fenêtre 'pour voir un bœuf qui vole'; ce que fit le saint, sans ne rien voir, bien entendu. Tout le monde se mit à rire, mais saint Thomas, imperturbable, fit cette remarque:
« Un bœuf qui vole est chose moins étonnante qu'un moine qui ment. »

C'est ainsi que Frithjof Schuon rapporte l'anecdote.
Chesterton (dans son essai sur saint Thomas d'Aquin,
St. Thomas Aquinas: The Dumb Ox), est plus concis:
Deux novices voulant plaisanter lui dirent de regarder à la fenêtre, car on voyait, disaient-ils, un bœuf en train de voler. Thomas se déplaça à la fenêtre, et leur répondit :
« J'aurais été moins étonné de voir un bœuf voler qu'un religieux mentir. »

 
Contacté tout récemment par nos soins, le saint, depuis le céleste séjour, a déclaré:
« Je reste à ma fenêtre, on ne sait jamais. Les nouvelles d'en-bas qui parviennent jusqu'
ici ne sont pas des plus distrayantes, et  je ne désespère toujours pas de voir, un jour, un bœuf voler: au moins, ce serait plus remarquable et moins déplaisant que d'entendre un policier mentir. » 

 

mardi 24 novembre 2020

Gris et bleu

 

Il y a quelques jours, j'ai dû, sur ordre de la Faculté, porter un holter tensionnel (un MAPA) pendant vingt-quatre heures. Ce n'était désagréable que lorsque le brassard de l'engin, toutes les quelque dix minutes, me serrait le biceps à le broyer, en émettant de petits sifflements; mais dans ces moments-là, c'était vraiment désagréable, aussi je voyais approcher l'heure de me coucher avec appréhension, pensant que l'indiscrète mécanique me tiendrait éveillé, ou au moins perturberait mon sommeil. Vaine crainte: comme de coutume, je me suis endormi sitôt la tête posée sur l'oreiller, et j'ai dormi comme un bébé. Au réveil, me restait l'image d'un chat, gris très foncé - pas noir, mais pas non plus du gris argenté des chartreux - sauf la queue, marquée tout du long d'anneaux de ce bleu électrique particulier à certains papillons exotiques.
Bien que paré d'attributs si distinctement oniriques, le chat se contenta de me regarder sortir du rêve, ni plus ni moins énigmatique que les chats de plein jour.
Quant au holter, il continua ses manigances jusqu'au terme prévu, comme si de rien n'était.

 

mercredi 11 novembre 2020

Nos jeunes grand-pères (1)


Le 7 novembre 2018

Mon cher papa,
J'ai recopié comme j'ai pu toutes les cartes qu'Edmond a écrites à ses parents pendant qu'il était prisonnier en Allemagne, du printemps 1916 jusqu'à la fin de la guerre. Ce n'a pas été toujours facile, comme tu peux t'en douter; elles sont écrites en tout petit et au crayon à papier effacé par le temps. D'autant plus que je ne connais pas la plupart des personnes citées, et que tu ne peux pas me renseigner tellement davantage puisque Edmond, malheureusement, tu ne l'as pas connu. C'est pour cela d'ailleurs que je me permets de l'appeler Edmond, mon jeune grand-père; après tout il a l'âge de mon fils, ton petit-fils. J'ai donc recopié ces cartes comme j'ai pu tout en insérant mes propres réflexions, mes propres doutes, au moment même de l'écriture; comme ça tu peux lire ce que j'ai lu au moment même où je le découvrais. Il m'a semblé que, en procédant de la sorte, ça devenait un objet littéraire, autant qu'un témoignage historique. Du coup je l'ai proposé à un éditeur, qui en effet a bien voulu le publier. Le livre paraît demain, nous fêterons ça à l'Espace l'Autre Livre, à Paris, 13 rue de l'Ecole Polytechnique, à partir de 19h. Ce serait compliqué pour toi d'être parmi nous mais je sais bien que tu le seras par la pensée. Comme tu as déjà pu le voir, le livre est un bel objet. Et comme dit Edmond dans l'une de ses cartes que mon éditeur cite en couverture, «ce sera un souvenir». C'est une bonne chose car nous n'en avons pas beaucoup. 
Je te quitte mon cher papa, en empruntant à ton père sa formule habituelle, qui dit bien ce qu'elle veut dire.
Ton fils qui t'aime de tout son cœur,
Philippe

Philippe Annocque, Mon jeune grand-père
éditions Lunatique, 2018

jeudi 5 novembre 2020

Unlikely stories (mostly)

 

Les choses étant ce qu'elles sont, j'essaie de mettre moi-même en pratique les conseils que je donne aux autres: j'ai à côté de moi une pile de bouquins, et de temps en temps, j'en tire un, en essayant de ne pas faire tomber les autres.
Je vous ai déjà parlé d'Alasdair Gray, n'est-ce pas?
C'est dans un livre d'Alasdair Gray que je suis plongé en ce moment: ça s'appelle Unlikely Stories, Mostly (pas encore traduit en français: les quelques ouvrages de Gray qui ont été traduits, vous pouvez les trouver au catalogue des éditions Métailié).
Le titre vous livre un indice sur le contenu: ce sont des textes courts, féroces, décalés, en un mot weird: du Alasdair Gray, quoi.
Comme il en avait l'habitude, non seulement il en a illustré la couverture, mais en plus il en a parsemé les pages de petits dessins de sa plume: il y en a de mignons, il y en a de mordants.
Je vous fais profiter de celui qu'il a mis à la fois au début et à la fin du livre: il l'a agrémenté d'une citation de Dennis Lee qui lui plaisait beaucoup (il y a une anecdote pittoresque à propos de cette citation).


 

Et les choses étant ce qu'elles sont, j'espère qu'elle vous aidera, amis lecteurs, à garder vos esprits tournés vers le haut (translation: keep your spirits up, friends!

 

Alasdair Gray: Unlikely Stories, Mostly
Harmondsworth: Penguin Press, 1984.
ISBN: 0-14-006925-9

repris dans Every Short Story by Alasdair Gray 1951-2012
Canongate Books Ltd 2012
ISBN-13 : 978-0857865601 

jeudi 29 octobre 2020

Enrichissons notre vocabulaire

 

Hier soir, ayant à cuisiner des lentilles, j'ai par habitude tourné le bouton de la radio (on cuisine mieux avec un fond sonore) et, sans l'avoir vraiment cherché, j'ai capté l'essentiel de l'Adresse au Peuple délivrée par le Compétent Suprême. 

J'ai eu la surprise de constater qu'il venait d'apprendre un nouveau mot: le mot "nous", qu'avec un enthousiasme de néophyte il a employé comme sujet de presque chaque phrase - ce qui a fait, au total, beaucoup de "nous", dont chacun suggérait, par association, que l'ensemble de la population assumait, unanime, la responsabilité de l'ensemble des décisions passées - et il n'est revenu à la première personne du singulier qu'à deux ou trois reprises, lorsqu'il était forcé d'admettre que pour certaines tâches de première importance (comme faire connaître les décisions futures dont l'ensemble de la population serait, le moment venu, invité à, unanimement, assumer la responsabilité) il ne pouvait décidément compter que sur lui-même. 

 

lundi 19 octobre 2020

Je suis


JE SUIS,
c'est un bon début,
mais ensuite?
Sur la ligne suivante, qu'est-ce qu'on écrit?
Combien de noms?


 

 



jeudi 15 octobre 2020

Kajillionaire, de Miranda July: les petites horreurs

 

J'aime à vivre dangereusement, et, quelle chance! l'époque que nous vivons nous fournit en abondance des occasions de nous mettre en danger, sans même avoir à construire un radeau pour remonter l'Amazone ou un dirigeable pour observer les variations du pôle magnétique.
Pour ressentir le frisson de l'aventure interdite, à présent il suffit d'aller faire ses courses ou de commander un demi dans un bar.
Moi j'ai relevé un défi encore plus fou: j'ai choisi d'aller au cinéma!
Je suis allé voir Kajillionaire, le troisième long métrage de Miranda July.
Je vous rassure tout de suite: le danger que j'ai affronté n'était pas si terrible que ça, mes chances de survie étaient élevées: dans une salle de taille moyenne  (et désinfectée plusieurs fois par jour, une affichette à l'entrée en donnait l'assurance),  j'étais le seul spectateur.
Que voulez-vous, Miranda July, it's an acquired taste.
Le bon côté de la situation, c'est qu'en matière d'application des consignes de sécurité, on ne pouvait pas faire plus.
Pour ceux de nos lecteurs qui n'auraient pas eu de temps à consacrer à l'étude des mathématiques superfluides, rappelons qu'un kajillion, c'est un jilliard de tripallions. Ça permet d'exprimer des sommes de beaucoup d'argent. Quiconque devient kajillionaire peut avoir tout ce qu'il veut dans la vie.
C'est ce qui arrive aux deux protagonistes du film, Old Dolio et Mélanie: à la fin, à la dernière image (après qu'elles aient surmonté bien des épreuves, c'est un film d'aventures et de suspense, quand même!) elles ont exactement ce dont elles ont envie, juste au moment où elles en ont envie, comme si elles étaient devenues kajillionaires (d'où le titre, qu'il faut donc entendre dans un sens métaphorique, pas littéral).
C'est du Miranda July tout craché: Miranda July est quelqu'un qui possède, à la fois, une sensibilité exacerbée qui lui permet de percevoir mieux que beaucoup d'autres les petites horreurs de la vie quotidienne, et un profond optimisme.
Qui s'intéresserait à la genèse de l'histoire racontée dans ce film pourrait aller fouiller dans un des livres récents de Miranda July: Il Vous Choisit, un mélange de reportage et d'autofiction, dans lequel elle racontait ses entrevues avec des gens qui avaient passé des annonces dans un hebdomadaire spécialisé dans les ventes entre particuliers. Des gens qui voulaient vendre une veste en cuir, une peinture sur velours ou une collection de bibelots. Pour pouvoir acheter un vélo ou changer la suspension de l'entrée, ou pour d'autres raisons. Ce qui conduisait Miranda à se demander: qu'est-ce que ça vaut, les choses? Pourquoi les gens en ont envie? Pourquoi un jour ils n'en ont plus envie?
Elle se pose à nouveau ces questions dans le film, où elles en rejoignent d'autres, dont je vous laisse la surprise (j'ai résumé en quelques mots les grandes lignes du film, sans spoiler, j'espère que je vous ai donné envie de le voir).
J'ai acquis le goût de Miranda July (je vous ai prévenu, it's an acquired taste) il y a déjà quelques lustres de ça, d'abord en découvrant son blog, aujourd'hui défunt et remplacé par ce site
Puis de fil en aiguille, comme on dit, sur une longue période, j'ai lu ses livres, vu ses films, et je suis bien décidé à continuer.
Entendons-nous bien: je ne suis pas en train d'essayer de vous vendre Miranda July, je ne veux pas dire que ses recueils de nouvelles sont du niveau des Villes Invisibles, que ses romans peuvent se comparer au Voyage au bout de la nuit ou ses films à Citizen Kane: on pourrait même dire qu'ils ne seront pas forcément au goût de tout le monde. 

Non, j'ai eu envie d'écrire ce billet juste parce qu'à chaque nouvelle rencontre avec Miranda July je ressens à nouveau la bouffée de sympathie que m'avait inspirée la fille qui, il y a quinze ans, écrivait des messages au marqueur sur le dessus de son réfrigérateur, les prenait en photo puis les effaçait à l'alcool pour en écrire d'autres;  parce que chacune de ces nouvelles rencontres me rappelle que je suis content que Miranda July existe.
Et savoir que quelque part sur cette planète il y a un être humain qu'on est content qu'il existe, ce n'est déjà pas mal.

 

Miranda July, Kajillionaire,
un film avec Evan Rachel Wood et Gina Rodriguez
A Plan B / Annapurna Production, 2020

Et si vous êtes curieux: Miranda July, Il Vous Choisit, un livre avec des gens.

Miranda July (photos de Brigitte Sire),
Il Vous Choisit (It Chooses You, McSweeney’s, 2011)
traduction de Nicolas Richard,
Éditions Flammarion, 2013.
ISBN 978-2-08-127811-0


dimanche 11 octobre 2020

Poussière de rêve

 

C’était un rêve ; je pensais rentrer chez moi.
Un vers de Louise Glück


Il y a d'abord ces rêves brefs, à peine des esquisses, qui surgissent quand on vient de se coucher et qu'on n'a pas encore trouvé la position qu'on gardera ensuite toute la nuit: là, par exemple, je m'engage dans un escalier, et l'impression d'avoir raté une marche me réveille en sursaut.
Puis il y a les rêves de l'aube, déambulations tortueuses dont on ne parvient, au réveil, à se remémorer que la fin.
Nous rentrons d'une longue promenade, P. et moi, il se plaint de picotements dans les mains et les attribue à l'électricité statique qui selon lui, s'accumule quand il les garde longtemps crispées sur le guidon de son vélo. Cette explication me laisse un peu sceptique; pour que ça ne se voie pas trop, j'affecte de m'intéresser à un des livres que nous avons ramenés de la promenade (les circonstances de cette trouvaille se sont déjà perdues dans les profondeurs du rêve). Les pages sont un peu gondolées, la tranche supérieure et le premier plat du livre sont couvertes de poussière: sans doute a-t-il séjourné des années dans une pièce un peu humide sans que personne n'y touche. Machinalement, j'essuie la poussière: elle est fine et un peu grasse, je m'en mets plein les doigts… et quelques instants plus tard, au réveil, je ressens d'abord étonnement, puis soulagement de ne plus voir sur mes mains aucune trace de saleté, avant de parvenir à la conclusion qu'après tout, c'est un peu normal.

 

mercredi 7 octobre 2020

Le principe de précaution


Annie Atkins, graphic designer de son état (elle travaille dans un secteur bien particulier du design: vous devriez voir son site!) a fait le tour de la question du confinement:



Poster par Annie Atkins.

mercredi 23 septembre 2020

L'hirondelle en partant ne fera plus l'automne

 

"Depuis le 20 août, des centaines de milliers d’oiseaux migrateurs sont retrouvés morts dans les Etats du Nouveau-Mexique, du Colorado, de l’Arizona et du Texas. Sur les réseaux sociaux, les habitants partagent les images de cadavres découverts dans leur jardin ou sur des chemins de randonnées. Selon le site iNaturalist, qui collecte ces données, plus de 130 espèces sont concernées, des hirondelles aux fauvettes en passant par les parulines, les merles et les moineaux."(Libération)

J'ai pensé en lisant ceci à une des rares chansons vraiment tristes de Brassens: Le vingt-deux septembre. Brassens a écrit plus d'une chanson mélancolique, une mélancolie souvent tempérée par l'humour, mais dans Le vingt-deux septembre quelques vers facétieux ne suffisent pas à masquer une tristesse bien réelle. 

L'hirondelle en partant ne fera plus l'automne. 

Et c'est triste de n'être pas plus triste que ça, sans elle.

 

lundi 14 septembre 2020

Cindy Sherman, my one true love


C'était en novembre 1943. La dernière chose dont je me souvenais: j'étais à mon poste dans la tourelle du bombardier, l'appareil était, apparemment, en chute libre, et soudain tout était devenu noir. 
Puis j'ai ouvert les yeux dans ce lit d'hôpital, et la première chose que j'ai vue, c'est elle. 

Plus tard, bien plus tard, les copains m'ont raconté avec force détails pittoresques comment et pourquoi je ne suis pas mort (pourquoi nous ne sommes pas tous morts) au retour de cette mission au-dessus de l'île d'Heligoland en novembre 1943. Ça les a étonnés, je crois, les copains, que je ne pose pas davantage de questions, parce que c'était quand même, comme a dit Hammill, le navigateur, un sacré foutu miracle. Mais je n'arrivais à penser qu'à elle.


Par la suite, j'ai pu apprendre par la head nurse Bramwell (une vraie peau de vache, celle-là) qu'elle s'appelait Sherman, l'infirmière qui m'avait veillé pendant ces trois nuits où on se demandait si j'allais sortir du coma, ou non (selon Hammill, tout l’équipage avait parié - c'était Thomson qui prenait les paris - et la cote ne m'était pas très favorable: ça lui avait coûté une tournée, à Hammill).

Cindy, c'est comme ça que les autres filles l'appelaient.

On m'a dit que peu après mon réveil elle avait reçu une nouvelle affectation à l'hôpital militaire de Rangoon, en Birmanie. Je n'ai pas pu remonter plus loin sa piste: son dossier a été détruit dans un bombardement, et à l'hôpital de Rangoon, on ne trouve aucune trace de son passage, elle n'y est peut-être jamais arrivée. 
Mais je n'ai jamais pu oublier son visage. 
Parfois je crois la reconnaître sur des photos - des photos où il est impossible que ce soit elle, et pourtant. 
Nurse Sherman, Cindy, pour moi maintenant vous êtes partout, et tant pis si ça veut aussi dire nulle part.


“I am trying to make other people recognize something of themselves rather than me.” 
Cindy Sherman


L’exposition Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton  (initialement prévue du 2 avril au 31 août 2020) durera, finalement, du 23 septembre 2020 au 3 janvier 2021: le premier événement consacré en France à Cindy Sherman depuis son exposition personnelle au Jeu de Paume en 2006.
Elle accueillera quelques-unes des œuvres que vous aviez pu admirer au Jeu de Paume (des séries Untitled Film Stills, Rear Screen Projections, Fashion, History Portraits, Disasters, Headshots, Clowns, Society Portraits...), plus des nouveautés!
Allez-y avec vos nouveaux masques, ceux que vous venez tout juste de peindre; ou alors, pourquoi ne pas en profiter pour en peindre d'autres, "sur le motif", d'après les thèmes chers à Cindy Sherman?
 

Illustration: photo par Cindy Sherman 

vendredi 11 septembre 2020

À quoi comparer une biographie de Jorian Murgrave?



Ne conservons pas plus longtemps 
dans nos cachots ce fantôme 
muet et encombrant. 
Point de vue du seigneur Toghtaga Özbeg le Grand, 
cité par Antoine Volodine
Biographie comparée de Jorian Murgrave




Quatrième de couverture:
Originaire d'une planète détruite par la guerre, Jorian Murgrave est hanté par d'atroces souvenirs que n'adoucissent pas ses expériences terrestres : enfance concentrationnaire, amitiés ratées, révolutions défigurées, tortures et chasses. Ce n'est pas sur Terre qu'il trouvera le repos auquel il aspire : traqué, emprisonné, supplicié, il doit sans cesse échapper aux pièges qui lui sont tendus. Des illuminés recueillent les traces biographiques qu'il a laissées ici ou là pour brouiller les pistes. Les enquêteurs y cherchent de quoi abattre leur ennemi. En vain. Jorian Murgrave semble être invulnérable. Jusqu'au jour où ses tortionnaires s'introduisent dans ses rêves... 
On découvrira, dans cette première œuvre d'un jeune auteur, une originalité et une force peu communes.

Une idée reçue veut qu'Antoine Volodine ait commencé par écrire des romans de science-fiction - ce qui prouverait que ce sont des romans de science-fiction, c'est qu'ils ont été publiés dans la collection Présence du futur - puis qu'en changeant d'éditeur, il soit passé à autre chose.

Le Volodine qui écrivait Biographie comparée de Jorian Murgrave était-il si différent de celui qui écrirait plus tard Terminus Radieux?

Quels sont les objets soumis à comparaison dans ce livre? Tous les textes, fragments, chapitres, sont supposés être en rapport avec Jorian Murgrave. Certains font référence à une panoplie complète d'extraterrestre: pattes, pinces, œil unique. D'autres semblent décrire un Murgrave trop humain pour son propre bien.
Oh, vous voulez savoir si je l'ai lu, et si occasionnellement je le relis, avec plaisir? Oui. C'est un roman tout à fait satisfaisant pour l'amateur de plaisirs volodiniens, un roman qui donne - à ceux d'entre nous qui ont des mains - envie de se gratter furieusement le crâne, entre les protubérances qui en dépassent.
La principale différence entre les romans publiés chez Denoël et les romans suivants de Volodine, c'est que le "projet post-exotisme" n'y transparaît pas encore.
Biographie comparée de Jorian Murgrave est-il (clandestinement) un écrit post-exotique? Hé bien... ni shaggå (absence des sept séquences rigoureusement identiques), ni féerie ni collection de narrats poétiques, peut-être, si on prend le parti de le lire comme une succession de nouvelles, pourrait-on le classer parmi les entrevoûtes?
Ça ressemblerait plutôt à un romånce: la plupart des caractéristiques du romånce sont présentes (sur la mort du narrateur, il y a un doute, mais on ne peut nier une incertitude sur le sort de celui-ci; et s'il y a dimension formaliste, elle est, comme il se doit, cachée, alors... ); en tous cas c'est une œuvre qui cache sa structure, un peu, justement, comme Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Peut-être pourrait-on la considérer comme une Propédeutique au post-exotisme?
 Les quatre premiers romans signés Volodine publiés chez Denoël, dans la collection Présence du futur (Biographie comparée de Jorian Murgrave - Un Navire de nulle part - Rituel du mépris - Des Enfers fabuleux), ont été republiés en 2003 en un volume dans la collection Des heures durant.
Ni ces quatre volumes ni leur réédition ne sont particulièrement faciles à trouver à présent: "n'appartient plus au catalogue de l'éditeur depuis 2014" nous prévient Gallimard (parlant au nom de Denoël). Mais ce n'est pas non plus impossible.

Une chose est certaine: qu'ils appartiennent à la science-fiction ou au post-exotisme, il s'agit bien de romans d'Antoine Volodine, ces récits dont des fantômes muets et encombrants peuplent les cachots.
Le propre des cachots encombrés de fantômes, c'est qu'ils sont difficiles à désencombrer.


lundi 7 septembre 2020

Où s'en est-il allé?


Où êtes-vous, Docteur Miracle, 
quand on a besoin de vous?



Ce ne sera plus Annie Cordy (1938-2020) 
qui pourra nous le dire.


mercredi 2 septembre 2020

Pauvre sens, et pauvre mémoire


Dans ce rêve, je m'arrête, en lisant un bouquin, sur une citation en allemand - une phrase bien balancée, concise, frappante, le genre de phrase qu'on est fier de citer, à défaut de pouvoir être fier de l'avoir trouvée tout seul; je décide aussitôt de la noter pour la mettre en exergue d'un futur billet de blog (oui, en rêve, je n'oublie pas que je tiens un blog). Pas de problème, dans le rêve, j'ai du papier, un crayon, tout ce qu'il faut; mais le livre est si intéressant que j'ai du mal à le reposer pour les prendre. J'ai marqué la page: rien ne presse. Plusieurs fois, je me dis "bon, cette fois, je la note… oh, et puis,  je finis d'abord ce paragraphe"...
… jusqu'à ce que je me réveille. Et le temps de trouver du papier pour de vrai et un crayon pour de bon, j'ai oublié la phrase mémorable.
Je me souviens seulement qu'elle contenait les mots "Leben" et "Wesen".
C'est un peu maigre pour être cité dans un billet de blog.


samedi 22 août 2020

Après les policiers-cow-boys, les médecins-cobayes


Amis lecteurs, une phrase malencontreuse 
dans mon dernier billet 
vous aurait-elle donné l'impression qu'imaginos était 
un blog funèbre, dont la lecture ne pourrait engendrer que 
la mélancolie? 
Il me faudrait, dans ce cas, faire amende honorable 
en vous présentant imaginos sous son vrai  jour: 
un blog attaché à la plus ancienne tradition d'internet, 
dévoué à sa plus noble mission: 

Pourquoi le titre de ce billet? Toutes les explications ici.

jeudi 20 août 2020

Encore des trous dans des cœurs


Il fut un temps où j'avais du mal à comprendre qu'on puisse être affecté par l'annonce de la mort de quelqu'un qu'on n'avait jamais rencontré, juste parce que ce quelqu'un avait, pour une raison ou une autre, compté pour vous.
Je le comprends mieux à présent.

J'envie un peu le vaillant Imaginos de trouver en lui-même les ressources qui lui permettent de poster sur son blog, sous le label "oraisons funèbres", un bref éloge des personnes que, de leur vivant, il trouvait intéressantes; moi, la plupart du temps, le cœur me manque.

Au cours de la dernière année, il m'a manqué pour parler d'Andrea Camilleri, Luis Sepúlveda, Adamov, Nick Tosches, Little Richard, Peter Beard, Robert Frank, Olivia de Havilland, Juan Giménez, Johnny Clegg, Honor Blackman, José Mojica Marins, Isabelle Weingarten, Vaughan Oliver, Gahan Wilson, Pierre Guyotat, Mady Mesplé, Mort Drucker,  Lucia Bosè, Gudrun Zapf, Nobuhiko Ōbayashi, Sarah Hegazi, Charles Gérard, Pierre Le-Tan, Carlos Ruiz Zafón, René Auberjonois, Edén Pastora, Hideo Azuma, Kim Shattuck, Claude Evrard, Mike Resnick, Christopher Tolkien, Idir, McCoy Tyner, Joan-Pau Verdier, Graeme Allwright, Sarah Maldoror, Claudine Auger, Tome, Mory Kanté, Jessye Norman, ils laissent tous un trou derrière eux: qu'est-ce qu'on mettra dedans? Et René Sussan, Ivan Král, Petr Král, Marcel Maréchal, Kirk Douglas, Mirella Freni, Maurice Rajsfus, Michel Piccoli, Charles Portis, René Follet, Genesis P-Orridge, George Steiner, Pertuzé, Jean-Loup Dabadie, tous ces gens dont, ces derniers mois, la disparition m'a attristé, à des degrés divers (parfois, soyons honnêtes, juste un petit peu; souvent, plus que je n'aurais pu l'imaginer, si j'y avais pensé, avant).
J'aurais du mal à écrire leurs noms dans une phrase qui se terminerait par "sont morts".
Et chercher des périphrases n'arrangerait rien.

D'eux tous, on pourrait dire ce que j'ai dit de Bretécher: ce qu'ils faisaient, ils le faisaient bien.

Mais Linda Manz, tout de même!
Linda Manz, c'est différent.


Linda Manz, c'était un morceau de moi.




vendredi 14 août 2020

No such thing


There's no such thing as too much coffee, unless…

Abuse of coffee can be harmful to robots.

unless you are a robot novelist, of course.


There's no such thing as too much Tom Gauld, either.


Much thanks to Dan Wagstaff for bringing to our attention that Tom Gauld has drawn a new cartoon for the New York Times Books section.
Let's have a coffee, now.

Dessin © Tom Gauld / NYT

mardi 11 août 2020

Maintenant? Ou jamais?




Ce matin, france-inter se demandait: 
pourquoi des cabanes? 

En voilà une question.
 
Allons, remuez-vous! Il fait chaud, très chaud, je sais, mais si ce n'est pas maintenant que vous commencez à construire une cabane en branches, ce sera quand, hein?
Quand il fera encore plus chaud? 
Et si demain on annonce qu'on va reconfiner, vous aurez l'air malin.


Alors retroussez vos manches (ou virez carrément toutes vos fringues, la saison le permet).


Fernand le Quesne, La Primavera, 1897

mercredi 5 août 2020

Gilbert Lascault, toujours vert


Vous n'êtes pas encore rassasiés d'exotisme, et les empires lointains vous fascinent toujours?
Gilbert Lascault, vous vous en souvenez, avant de nous emmener compter les minutes dans la Cité des Ombres, nous avait offert une collection de plaisants souvenirs d'enfance (apocryphes), de saisissantes vignettes (apocryphes) d'un îlot tempéré, une hardie tentative de cartographie (apocryphe) des galeries d'un monde miné… il a également décrit pour notre bénéfice, rangées alphabétiquement, les merveilles d'un Empire: l'Empire Vert!
Feuilletons ensemble, au hasard, cette Encyclopédie abrégée:

Décadence
Depuis quatre mille ans (murmure à son adjoint le troisième historiographe de l'Empereur, l'homme à la mémoire circulaire, celui qui possède quatre-vingt-trois stylographes en jadéite), oui, depuis quatre mille ans, l'Empire Vert ne cesse pas d'être en décadence. Depuis quatre mille ans il se désagrège comme la toile pourrie d'une tarentule. Dès qu'il est apparu, les politiciens et les historiographes ont remarqué que les haines entre les provinces, l'ambition des généraux et des maréchaux, l'étendue du territoire, la diversité des climats, la lourdeur de la bureaucratie, l'injustice des promotions et la misère des peuples rendaient difficile la survie de l'Empire. Elle n'a jamais cessé d'être difficile, mais elle ne l'est aujourd'hui ni plus ni moins que la nuit sanglante où le Premier Empereur, le prince albinos au regard torve, est monté sur le trône, après avoir égorgé lui-même ses sept sœurs, et ses neuf oncles.
Il y a quatre mille ans, déjà.

Convives
Après l'assassinat du Ministre des Cultes et Sortilèges, les policiers croient découvrir de nombreux complices des assassins à la Cour et parmi les hauts fonctionnaires. Ils considèrent également comme complices tous ceux qui, au cours des années précédentes, ont tenté de limiter les pouvoirs de la police ou de diminuer la part du budget qui lui est attribuée. Ils multiplient interrogatoires, arrestations, exécutions sommaires.

Deuil
D'un ministre, nul ne dit jamais qu'il est mort. On préfère affirmer qu'il a remis son âme au vent, ou aussi que sa voix a rejoint celle du tonnerre, ou encore qu'il est allé rependre ses pendus ou écorcher une deuxième fois ceux qu'il avait déjà condamnés… Chacun, à l'intérieur du ministère, s'efforce de n'avoir l'air ni de se réjouir de sa mort, ni de déplorer l'heureuse venue de son successeur. Certains feignent d'être malades pour éviter ces problèmes, mais ils apparaissent alors comme trop habiles et s'attirent la méfiance de leurs supérieurs hiérarchiques.

Écrivains
Dans la plupart des maisons d'édition de l'Empire Vert tout manuscrit reçu est d'abord envoyé à un hôpital pour être désinfecté. Il est ensuite porté à un exorciste, Prêtre des Éclairs Sanglants, qui doit éliminer les maléfices qui ont pu être introduits dans le papier. L'exorciste est particulièrement vigilant quand la manuscrit traite de questions sociologiques… Toutes ces précautions étant prises, l'ouvrage est confié aux lecteurs de la maison qui récitent sept prières avant de donner à  l'éditeur leur avis sur le texte.

Empoisonneurs
Dans les débits de boisson de l'Empire, les clients boivent des alcools purs et se racontent sans lassitude des histoires d'empoisonneurs de puits. Chaque année les journaux de la Capitale et des provinces lancent de grandes campagnes contre ceux qui jettent de l'arsenic dans les puits.  Des manifestations ont lieu devant les palais des Gouverneurs, exigeant le châtiment des coupables. Plus de cent personnes, dont une dizaine d'enfants, sont chaque année lynchées parce qu'on les soupçonne de ce crime. Pourtant un rapport du cinquième Juge de la Cour, chargé des chenils, des jardins et des fauveries, indique que ce délit a beaucoup diminué. Il y a cent cinquante ans, plus de mille puits étaient chaque année empoisonnés dans l'Empire Vert. Actuellement, il y en a environ deux douzaines par an. Mais, comme l'écrit le  cinquième Juge: "Plus un phénomène désagréable devient rare, plus ce qu'il en reste est perçu comme insupportable".

Miroirs
Dans les villes, la plupart des femmes portent dans une poche un miroir brisé. Elles s'y regardent parfois. Elles peuvent aussi l'utiliser pour défigurer celui ou celle dont l'œil, la bouche ou la façon de marcher leur déplaît.


Tanflûte. Je vous présente mes excuses. Je croyais, en vous offrant ces quelques morceaux choisis de l'Encyclopédie abrégée de l'Empire Vert, vous emmener dans un nouveau grand voyage, fertile en surprises et en émerveillements, et, déception! Il ne se passe rien dans l'Empire Vert dont nous ne pourrions prendre connaissance chez nous en tournant le bouton étiqueté "nouvelles locales" sur une petite boîte d'ébonite. L'Empire Vert, c'est au bout de la rue en tournant le coin.


Gilbert Lascault, Encyclopédie abrégée de l'Empire Vert
Collection "Papyrus", 
Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1983
ISBN: 2-86231-048-4

dimanche 2 août 2020

Interlude


Livre refermé, page marquée, 
vous vous décidez à sortir pour effectuer 
des démarches de première nécessité.
Soyez prévoyants, 
suivez l'exemple de
ces jeunes gens dévoués 
à l'intérêt général:


sortez masqués!


mercredi 29 juillet 2020

L'Imitation de la Voix Humaine (Un étranger en Olondre, de Sofia Samatar)




Il y a tellement de merveilles dans le Nord, 
tellement de miracles. 
Vous devez en avoir entendu parler
Sofia SamatarUn étranger en Olondre




Un peu comme le narrateur d'Un long voyage, des circonstances historiques dont l'ampleur le dépasse ont soumis celui d'Un étranger en Olondre à la loi d'un Empire trop grand pour attacher beaucoup d'importance à ceux qui vivent sur ses marges. Et comme lui, il est fasciné par cet Empire, sans bien le comprendre.

Fils d'un planteur de poivre, Jevick est né sur l'île de Tinimavet, dans l'archipel du Thé.
Le père de Jevick, un homme sévère, engage un précepteur venu de la lointaine Olondre, séparée de sa petite île par bien plus de choses qu'un simple bras de mer.
- Mon fils, dit-il, tu as de la chance. Un jour, quand cette ferme t'appartiendra, tu te sentira parfaitement à l'aise dans les rues de Bain et tu ne te feras jamais escroquer au marché aux épices. Oui, je veux que tu acquières l'éducation d'un gentilhomme de Bain. Le grand dégingandé t'apprendra à parler olondrien et à lire dans les livres.

Le grand dégingandé s'attache vite à son élève, et un jour, il lui fait cadeau d'un livre. Mais, surprise! Les pages du livre sont toutes blanches.

… Finalement, il s'inclina dans ma direction, puis, se courbant sur mon livre, y inscrivit soigneusement cinq signes complexes.
Je comprenais à présent que mon maître désirait m'apprendre les chiffres qu'utilisaient les Olondriens et leur façon de tenir les comptes en alignant, comme il le faisait, des nombres dans de petites rangées bien nettes. Je m'inclinai prestement, imaginant la fierté de mon père lorsqu'il verrait son fils écrire des sommes sur le papier, tout comme le ferait un gentilhomme de Bain. Secrètement, j'avais cependant bien des doutes. Ainsi, bien que le livre fût bien plus facile à transporter que les blocs de bois sur lesquels nous écrivons en nous servant d'une pointe de fer chauffée à blanc, il me semblait qu'il pourrait être aisément détruit par l'eau de mer, que l'encre pouvait couler et que c'était une manière bien peu convaincante de tenir des comptes. Néanmoins, ces signes, cannelés comme des coquillages, me captivaient tellement que mon maître s'esclaffa en me tapotant l'épaule. Je déplaçai lentement mon doigt le long de la gracieuse rangée de chiffres, mémorisant les formes étrangères des nombres un à cinq.
- Shevick, dit mon maître.
Comme d'habitude, il avait mal prononcé mon nom. Je jetai un œil dans sa direction, attendant ses instructions.
- Shevick, répéta-t-il, désignant les signes sur la page.
Je répondis fièrement, dans sa propre langue:
- Un, deux, trois, quatre, cinq.
Il secoua la tête.
- Shevick, Shevick, insista-t-il en tapotant la page.
Je fronçai les sourcils et haussai les épaules.
- Pardonnez-moi, Tchavi, je ne comprends pas.
Mon maître leva les mains, paumes ouvertes, et les agita doucement dans l'air, me montrant qu'il n'était pas fâché.
Ensuite, il se pencha patiemment sur le livre.
- Sh, dit-il, pointant de on porte-plume le premier signe sur la page.
Ensuite, il avança son instrument jusqu'au second signe et dit distinctement:
- Eh.
Ce ne fut que lorsqu'il eut désigné plusieurs fois chaque signe, répétant consciencieusement mon nom, que je compris avec horreur que j'étais en présence d'une sorcellerie, que les signes n'étaient absolument pas des chiffres mais qu'en réalité ils parlaient, à la manière des harpes de Tyom à une corde, qui peuvent imiter la voix humaine et qui sont surnommées "les sœurs du vent".
Malgré la lourdeur et la chaleur de l'air provenant du jardin, mon dos et mes épaules se glacèrent. Je regardai fixement mon maître, qui me fixait en retour de ses yeux sages et cristallins.
- N'aie pas peur, dit-il.
Il souriait, mais son visage semblait triste et peiné. Dans le jardin, j'entendis le son du Tetchi se dérobant au milieu des feuilles.

Jevick savait déjà beaucoup de choses sur le monde surnaturel.
Que la sorcellerie et la magie existent, Jevick s'était imprégné de cette idée en tétant le lait de sa mère, aimante et religieuse; il savait qu'on se protège du mauvais sort en portant des amulettes de cuir et de fer, qu'on éloigne les fantômes en faisant brûler certaines herbes secrètes, tandis que faire brûler du fenouil rend les prières aux Dieux plus efficaces;  qu'il y a des mots qu'il ne faut pas prononcer et d'autres qu'on ne doit pas entendre.
Il apprendra au cours de son long voyage que le monde contient encore bien d'autres sortilèges et qu'il est des fantômes qu'on n'exorcise pas par des offrandes de parfums.
Il se prendra aussi d'un amour inconditionnel pour les livres.

"Un livre, nous dit Vandos d'Ur-Amakir, est une forteresse, un lieu empli de pleurs, la clé d'un désert, une rivière dépourvue de pont, un jardin de ronces."
Fanlewas le Sage, le grand théologien d'Avalei, écrit que Kuidva, le dieu des Mots, est "un maître exigeant, porteur d'un fouet plombé."
On raconte que Tala d'Yenith conservait ses livres dans un coffre en acier qui ne pouvait être ouvert en sa présence, sous peine de la voir  s'écrouler au sol en hurlant. Elle écrivit: "À l'intérieur des pages se trouvent des feux qui peuvent embraser, roussir les cheveux et cuire les paupières".

Le mot pour "livre" dans tous les langages connus à travers le monde est vallon, "la chambre des mots", le mot olondrien pour cet objet d'art et d'enchantement. Un jour le fantôme attaché aux pas de Jevick lui dira: "Écris-moi un vallon! Écris-le pour moi"
Jevick traversera bien des épreuves (la moindre n'étant pas de se découvrir étranger partout où il avait cru, un moment, être chez lui), mais il n'oubliera pas la promesse que lui a arrachée le cri de détresse du fantôme.

Ai-je vraiment besoin de vous en dire plus?
 
Sofia Samatar raconte que l'écriture de ce premier roman s'est étalée sur dix ans; dans des interviews, elle évoque l'importance qu'eurent pour elle, dans ses jeunes années, les œuvres d'Ursula Le Guin, Tolkien, Jack Vance et Mervyn Peake. Comme Claire Duvivier et Angélica Gorodischer, qui revendiquent les mêmes influences, l'élan initial qu'elles lui ont donné lui a permis de trouver sa propre voix, une voix puissamment originale, pour décrire avec des mots simples une société complexe, ses enchantements et ses malheurs, ses sagesses et ses folies, ses tragédies et ses ridicules; et la traduction de Patrick Duchesne rend bien la fluidité de son écriture.

Il semble que les Éditions de l'Instant, qui ont eu la bonne idée de publier cette version française d'un livre qui a été remarqué dans les pays de langue anglaise (World Fantasy Award, British Fantasy Award...), un peu moins dans notre pays, aient eu récemment de gros problèmes, et leur site de vente en ligne n'existe plus; mais on trouve encore leurs livres, en fouillant coins et recoins, cherchez bien.
Ne faites pas comme les fanatiques qui s'entre-déchirent au pays d'Olondre: ne vous refusez pas le plaisir de cette lecture.



Le bon vin de Lan-ling, parfumé au curcuma
Ma coupe de jade est remplie de sa lueur ambrée
L’invité, par son hôte enivré,
En oublie qu’il est en pays étranger
Li Bai, poème composé en voyage


Sofia Samatar, Un étranger à Olondre 
(A Stranger in Olondria, 2013)
 traduit par Patrick Duchesne, 
Les éditions de l'Instant, 2016
ISBN  978-2930853-00-0