mardi 31 août 2021

Never call me your drummer again

Il arrive un moment où nous nous apercevons
que nous connaissons plus de morts que de vivants.  
François Truffaut

 

Charlie Watts 1941-2021

Ainsi finit le mois d'Août.
On en connu de meilleurs.
Mais, consolons-nous: 

on en connaîtra de pires.

dimanche 22 août 2021

Un acte officiel


"Le contrat avec Bentley est signé le 22 août 1836: c'est en quelque sorte l'acte de naissance officiel d'Olivier Twist".

- L'enfant qu'on avait à moitié baptisé sous le nom d'Olivier Twist, il a neuf ans aujourd'hui.
- Le chéri! fit Mme Mann, en se frottant l'œil gauche pour le rougir avec le coin de son tablier.
_ Et malgré une offre de récompense de dix livres; même qu'elle avait été ensuite portée à vingt. Malgré les efforts les plus prodigieux, et, comme qui dirait, les plus surnaturels de la part de notre commune - dit Bumble - on n'a jamais pu découvrir qui est son père, ni quel était le nom de sa mère, ni sa situation de fortune ou de famille.
Mme Mann leva les bras, de stupeur; mais elle ajouta, après un instant de réflexion:
- Alors, comment que ça se fait qu'il ait un nom quand même?
L'appariteur se rengorgea, avec beaucoup de fierté, et dit: C'est moi qui l'a inventé.
- Vous, monsieur Bumble!
- Moi-même, madame Mann. Nous, on nomme nos enfants trouvés par ordre alphabétique. Le dernier, c'était un S: Swubble, que je l'ai appelé. Le prochain qui viendra, ce sera Unwin, et celui d'après Vilkins. J'ai des noms tout prêts jusqu'à la fin de l'alphabet, et de quoi recommencer encore d'un bout à l'autre quand on arrivera à Z.
- Ma parole, vous êtes un véritable homme de lettres, monsieur! dit madame Mann.
- Ma foi, ma foi, dit l'appariteur, manifestement enchanté de ce compliment, c'est bien possible. C'est bien possible, madame Mann.



Charles Dickens, Les aventures d'Olivier Twist,
traduction de Sylvère Monod,
Garnier 1957

 

Si quelqu'un méritait bien d'être appelé un véritable homme de lettres, c'est Charles Dickens: regardez tous les noms qu'il a inventés!

Bayham Badger
Cornelia Blimber
Mister Brownlow
Mister Bucket
Mister Bumble
Charles Cheeryble
Anne Chickenstalker
Canon Crisparkle
Bentley Drummle
Affery Flintwinch
Anthony Jeddler
Caroline “Caddy” Jellyby
Alfred Jingle
Abel Magwich
Charity Pecksniff
Clara Peggotty
Betsy Prig
Betsy Quilp
Barnaby Rudge
Cleopatra Skewton
Augustus Snodgrass
Adolphus Tetterby
Betsey Trotwood


Bon, parfois il les a empruntés à des gens qui existaient pour de vrai, il le confia lui-même, parmi d'autres souvenirs, à son premier biographe, John Forster:

Mon travail consistait à couvrir les pots de cirage, d'abord avec une feuille de papier huilé, puis avec une feuille de papier bleu; ensuite, lisser le papier et couper ce qui dépassait tout autour, bien net, pour qu'il ait l'air aussi chic qu'un pot de pommade de chez l'apothicaire. Quand un certain nombre de grosses de ces pots étaient bouchées à la perfection, je devais coller par-dessus des étiquettes imprimées, puis recommencer avec autant d'autres pots.
Dans ce sous-sol, deux ou trois autres garçons étaient affectés à la même tâche que moi, pour le même tarif. Au matin de mon premier lundi, l'un d'eux, avec un tablier loqueteux et un chapeau de papier, vint me montrer les tours de main pour enrouler la ficelle et pour serrer le nœud. Son nom était Bob Fagin, et bien plus tard je pris la liberté d'utiliser son patronyme, dans Oliver Twist.

My work was to cover the pots of paste-blacking; first with a piece of oil-paper, and then with a piece of blue paper; to tie them round with a string; and then to clip the paper close and neat, all round, until it looked as smart as a pot of ointment from an apothecary's shop. When a certain number of grosses of pots had attained this pitch of perfection, I was to paste on each a printed label, and then go on again with more pots. Two or three other boys were kept at similar duty down-stairs on similar wages. One of them came up, in a ragged apron and a paper cap, on the first Monday morning, to show me the trick of using the string and tying the knot. His name was Bob Fagin; and I took the liberty of using his name, long afterwards, in Oliver Twist.


Sois remercié, Bob Fagin au chapeau de papier, pour la transmission du tour de main qu'il fallut plus tard au petit Charles, pour coller sur ses personnages des étiquettes aussi seyantes que Bentley Drummle, Arthur Pickwick ou Anne Chickenstalker, contribuant à les rendre inoubliables!
 

Au fait: merci aussi Wikipedia, infatigable colleuse de petits bouts de papier!

mercredi 18 août 2021

L'ignorance du basilic

 

Je l'aime bien, ce petit livre d'Olivier Dubouclez,  Histoire du basilic. Vous avez déjà noté qu'on y parle de Sir Thomas Browne; on s'y intéresse à bien d'autres sujets, on va jusqu'à inviter le basilic à se regarder en face. 


"Me regarder en face? Si je le faisais,
ne serais-je pas jugé un peu présomptueux?"
se demande la créature.
 

Il ne s'agissait pas de lui pourtant, enfoui dans les profondeurs de la terre. Il s'agissait d'un être de fiction, d'une chimère qui lui avait peut-être emprunté certains traits, mais qui à bien y regarder n'entretenait aucun rapport avec les membres de son espèce. On disait qu'il était né d'un œuf de coq et qu'il avait un bec acéré. On disait aussi qu'il était couvert de plumes. On mettait en garde contre son regard injecté de sang. On ajoutait que ses griffes étaient plus tranchantes qu'une épée.
Ne possédant aucune image de lui-même, le basilic ignorait quelle part de vérité était contenue dans de telles descriptions.

Olivier Dubouclez, Histoire du basilic

Actes Sud, 2015

samedi 14 août 2021

Lys de Gueules sur Champ d'Argent

 

C'est une triste nouvelle (une de plus… ça commence à faire beaucoup) que nous apprend le blog Anniceris: la disparition d'un des plus sympathiques des auteurs de jeux de rôle, Steve Perrin. Phersv nous rappelle qu'il ne fut pas seulement un des créateurs du monde de Glorantha, mais aussi un des fondateurs de la Society for Creative Anachronism, une de ces inventions improbables qui prouvent que, si le monde tel qu'il est fonctionne plutôt mal, il est possible d'y introduire des vistemboirs construits de bric et de broc qui, eux, fonctionnent plutôt bien.  Être un des plus sympathiques représentants d'une corporation qui n'admet en son sein que des gens sympathiques, ça ne lui suffisait pas: il formait avec Luise Perenne un couple si beau qu'il semblait lui aussi presque improbable: qu'ils soient remerciés d'avoir prouvé qu'improbable n'est pas la même chose qu'impossible.
On ne peut que reprendre la conclusion du billet d'Anniceris: toutes nos pensées vont vers Luise.

 

 Après Grognardia, sur Advanced Designers and Dragons Shannon Applecline fait une rétrospective de la carrière de Steve Perrin, et le site de Chaosium revient en une série de six épisodes sur son rôle dans la genèse de RuneQuest (merci pour les liens à Imaginos).

samedi 7 août 2021

Une fameuse révolution, parmi d'autres aussi fameuses

 

Océanique est composé de nouvelles écrites entre 1989 et 2008. Yeyuka* a été écrite en 2004. La science-fiction, c'est ce qui se démode; est-il nécessaire d'énumérer toutes les anticipations que quelques années ont suffi à démoder? Les fictions de Greg Egan résistent mieux au temps, parce que, même si, dans des futurs proches ou lointains, nous ne colonisons jamais d'astéroïdes, même si nous n'avons jamais à déclarer à l'état-civil la naissance d'enfants artificiels, même si nous n'avons jamais à gérer d'épidémie comparable à celle de yeyuka*, la façon dont Egan a imaginé les réactions des humains à ces situations continuera à nous apprendre quelque chose.
Prendre en compte le facteur humain, c'est ce que Greg Egan réussit le mieux.

- Qu'est-ce qui t'a amené à la médecine? demandai-je à Iganga.
- Les attentes familiales. C'était ça ou le droit. La médecine m'a semblé moins arbitraire: rien dans le fonctionnement du corps ne peut être invalidé par un jugement en appel. Et toi?
- Je voulais participer à la révolution. Celle qui devait en finir avec toutes les maladies.
- Ah, cette fameuse révolution.
- Je me suis trompé de boulot, bien sûr. J'aurais dû faire de la biologie moléculaire.

Greg Egan, Yeyuka, dans Océanique

*Le yeyuka (ou faut-il dire la yeyuka?) qui donne son nom à une des nouvelles, c'est, vous l'avez deviné, une maladie toute neuve, pas encore inventée à l'heure où je vous parle: une maladie de science-fiction.


Greg Egan: Océanique (Oceanic, Orion/Gollancz, 2009),
traduit par Sylvie Denis, Francis Lustmann,
Quarante-Deux, Pierre K. Rey, Francis Valéry
2019 Le Bélial et Quarante-Deux
ISBN 9782 25315988 9

 

jeudi 5 août 2021

Soeur comme Franz Kafka

 

Cette nuit je suis la sœur de Kafka. Laquelle, me demandez-vous, il en avait trois? Seulement la sœur de Kafka, dans ce rêve je n'ai pas d'autre identité. Nous sommes en train d'emballer nos affaires personnelles, car nous nous préparons à quitter l'appartement dont nous avons été quelque temps locataires; nous devons rentrer au domicile familial, on nous a dit que notre père est malade et nous demande. "Tu sais, il t'aime beaucoup, il dit que tu es la couronne de sa tête", m'entends-je dire avec la voix de la sœur de Kafka. Franz ne dit rien, quelque conviction que sa sœur anonyme ait mise dans cette affirmation, lui ne semble pas entièrement convaincu. Le sol de la pièce presque sans meubles est encore encombré de petits objets qui n'ont pas trouvé de place dans les bagages, un plumier, un bougeoir, beaucoup de feuilles de papier, d'une boite en carton un peu cabossée se sont échappées des enveloppes vierges, le coffre - vide et renversé - d'une machine à coudre à l'ancienne met une note un peu incongrue. 


mardi 3 août 2021

Scarabées durs

 

Le billet précédent vous a-t-il donné des envies de scarabées d'or?
Laissez tranquilles les scarabées que vous croiserez dans vos promenades estivales à travers la campagne, ils ont assez de soucis avec les pesticides et autre chose à faire que vous conduire à des trésors.
Trouvez vos trésors vous-mêmes, ou mieux, fabriquez-les: comme ces artistes qui, de par le monde, se spécialisent en création d'insectes artificiels.

D. Allan Drummond (bronze)

D. Allan Drummond (bronze)

Dashi Namdakov
(bronze, émail, or, perles de verre)

Jordan Sprigg
(fer et bronze)

Julie-Alice-Chappell
(assemblage)

Richard Wilkinson (dessin)

Justin Gershenson-Gates
(assemblage)

Sasha Vinogradova
(émail sur laiton et verre)


Ou alors, rêvez-en.

dimanche 1 août 2021

Îles, trésors: scarabées d'or


Paul Auster:
When I was 9 or 10, my grandmother gave me a six-volume collection of books by Robert Louis Stevenson, which inspired me to start writing stories that began with scintillating sentences like this one: “In the year of our Lord 1751, I found myself staggering around blindly in a raging snowstorm, trying to make my way back to my ancestral home.”
 First book bought with my own money: “The Complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe” (a Modern Library Giant) at age 10 or 11.


Quand j'eus 9 ou 10 ans, ma grand-mère m'offrit une collection (en six volumes) des romans de Robert Louis Stevenson, ce qui me poussa à me lancer dans la confection d'histoires au début desquelles scintillaient des phrases telles que: "En l'an de Notre Seigneur 1751, il m'advint qu'en route pour rejoindre ma demeure ancestrale, je me vis cerné par les tourbillons d'une sauvage tempête de neige…"
Premier livre que j'achetai tout seul avec mon argent: "Les contes et poèmes d'Edgar Allan Poe" (collection: Modern Library Giants) quand j'avais dix ans, peut-être onze.


Romain Gary:
Un autre de mes ouvrages favoris était L'île au Trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis.
L'image d'un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d'émeraudes et de turquoises - je ne sais pourquoi, les diamants ne m'ont jamais tenté - est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu'il suffit de bien chercher. J'espère encore, j'attends encore, je suis torturé par la certitude que c'est là, qu'il suffit de connaître la formule, le chemin, l'endroit.
Ce qu'une telle illusion peut réserver de déceptions et d'amertume, seuls les très vieux mangeurs d'étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n'ai jamais cessé d'être hanté par le pressentiment d'un secret merveilleux et j'ai toujours marché sur la terre avec l'impression de passer à côté d'un trésor enfoui.
Lorsque j'erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d'un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu'il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j'interroge, j'appelle et j'attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant : je suis devenu prudent, je feins l'adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d'or, et j'attends qu'un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d'une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment.

Gallimard 1960, édition définitive 1980