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jeudi 3 juin 2021

C’est elle que je veux (Joyce Carol Oates, encore)

 

Les élèves qui ne sont pas sages,
ils devront passer des examens de pas sages.
Roland Bacri


Grotesques et arabesques. Joyce Carol Oates a consacré un petit essai à l’art du grotesque en littérature (Histoires de Grotesques et d’Arabesques est le titre collectif original de la série de contes que nous connaissons sous le nom plus banal d’Histoires Extraordinaires); cet essai est inclus dans son recueil Haunted (Hantises)
Grotesque: figure humaine déformée, nous apprennent les traités d’architecture. Folles Nuits! présente, de plusieurs figures littéraires aimées de Joyce Carol Oates, une série de portraits… déformés? recomposés? Différents en tous cas de leur image publique.
Ses modèles seraient-ils satisfaits?
Que penseraient-ils de ce traitement? Il faudrait pouvoir leur demander: quel dommage qu’Edgar Poe n’ait pas pu venir, retenu par ses nouvelles responsabilités de gardien de phare, que Mark Twain ait envoyé un mot d’excuses (un peu emberlificotées), qu’Henry James ne se sente pas très bien et qu’Hemingway ne soit plus que l’ombre de lui-même. Cependant - vous voyez, tout n'est pas perdu! - Emily Dickinson, exceptionnellement, descendra pour le thé.

Certains de mes visiteurs (you know who you are!) aiment bien Emily Dickinson: ça tombe bien.

Au sommaire de ce recueil:
Poe posthume: ou, Le Phare
(qui « s’inspire du manuscrit d’une page, intitulé The Lighthouse, trouvé dans les papiers d’Edgar Allan Poe après sa mort le 7 octobre 1849 à Baltimore » … sous une forme légèrement différente The Fabled Lighthouse at Viña del Mar, a été publié en 2004 dans une édition spéciale de McSweeney’s par Michael Chabon, nous dit une note).
La nouvelle, frénétique encore plus que gothique, pousse encore un peu davantage le contraste noir-blanc de la Relation d’Arthur Gordon Pym. Un Edgar Poe au caractère plus sombre que jamais y prend la parole avec le froid détachement des narrateurs du Chat Noir, de Morella ou de Bérénice.

Grand-papa Clemens et Poisson-Ange, 1906 recolle des pages arrachées du journal intime d’un écrivain statufié de son vivant: le Mark Twain qui apparaît dans ces pages n'est, lui - bien loin de l'Edgar Poe Posthume - ni froid ni détaché, c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans Le Maître à l’hôpital Saint-Bartholomew, 1914-1916 puis dans Papa à Ketchum, 1961  nous surprenons à l'improviste, sans leur laisser le temps de rajuster leur cravate ou d'écluser leur verre, Henry James et Hemingway, autres écrivains statufiés, et pas totalement contents de l’être. Des nouvelles statues qu'elle leur élève, Joyce Carol Oates ne présente pas forcément le profil le plus flatteur, mais ces effigies sont assurément, même dans leurs petitesses, plus grandes que nature comme aiment à dire les Américains.
Dans ces quatre premières nouvelles, Joyce Carol Oates maintient une certaine distance avec ses modèles: que ce soit par le visible artifice du pastiche dans le cas de Poe, ou par la re-création pour les trois autres, elle ne nous laisse pas oublier qu'elle en peint des portraits destinés à ennoblir nos cimaises.

Mais qu’adviendra-t-il si elle ne peut pas s'empêcher d’aller chercher une de ses favorites là où elle était bien tranquille, et de la mêler à notre vie de résidents de ce stupéfiant vingt-et-unième siècle dans lequel nous vivons désormais?

Portrait de quelqu'un qui ressemble
un peu à Emily Dickinson
(ce n'est pas elle… pas vraiment… mais…)



EDickinsonRépliLuxe ne commence pas très loin de l’univers de Philip K. Dick: dans une de ces boutiques d'un futur proche où l’on vendra (bientôt, nous en a prévenu Dick) des simulacres (avec facilités de paiement), nous voyons entrer monsieur et madame Krim, un couple si conforme au modèle classique que Joyce Carol Oates, la plupart du temps, les désigne seulement par les noms "l’époux" et "l’épouse".

Dans le magasin violemment éclairé, d’autres couples s’entretenaient à voix basse, avec passion. On pouvait regarder des vidéos de RépliLuxes animés, feuilleter d’immenses catalogues. Des vendeurs attendaient, prêts à apporter leur aide. Dans le rayon BébéRépliLuxe, qui proposait des personnages d’enfants de moins de douze ans, les discussion s’échauffaient encore davantage. Grands sportifs, grands chefs militaires, grands inventeurs, grands compositeurs, musiciens, interprètes, leaders mondiaux, artistes, écrivains et poètes; comment choisir? Par bonheur, du fait des restrictions de copyright, de nombreux personnages éminents du vingtième siècle n’étaient pas disponibles, ce qui limitait considérablement le choix (peu de stars du petit écran, peu de figures du monde du spectacle postérieures à l’époque du cinéma muet). 
L’épouse dit à un vendeur: 
« mon cœur penche pour un poète, je crois! Auriez-vous…  » 
Mais Sylvia Plath n’était pas encore dans le domaine public, pas plus que Robert Frost ou Dylan Thomas. Walt Whitman était en promotion tout le mois d’avril, mais l’épouse fut saisie d’hésitation: « Whitman! Imagine un peu! Mais est-ce qu’il n’était pas… » 
(l’épouse, qui n’était nullement intolérante et n’avait pas la morale bourgeoise conventionnelle de ses voisines de Golders Green, ne put se résoudre à prononcer le mot gay).
Le mari se renseignait sur Picasso, mais Picasso n’était pas encore disponible. « Rothko, alors? » L’épouse dit en riant au vendeur: Mon mari est un peu snob en matière de peinture, il faut lui pardonner. Je suis sûre que personne chez RépliLuxe ne sait même qui est Rothko. »
Pendant que le vendeur consultait son ordinateur, le mari dit, d’un ton têtu: « Nous pourrions le prendre enfant. Il y a un « mode accéléré », nous assisterions à l’éclosion d’un talent visionnaire… » 
L’épouse dit: « Mais est-ce que ce Rothko n’était pas déprimé, est-ce qu’il ne s’est pas suicidé… »
et le mari répondit avec irritation: « Et Sylvia Plath, alors? Elle, elle s’est suicidée. » 
L’épouse dit: « Oh! mais avec nous, dans notre maison, je suis sûre que Sylvia ne le ferait pas. Nous serions une influence neuve, positive. »
Le vendeur déclara ne pas avoir de Rothko.
« Avez-vous Hopper, alors? Edward Hopper, peintre américain du XX° siècle? » Mais Hopper était encore protégé par le copyright.
L’épouse s’exclama soudain: « Emily Dickinson! C’est elle que je veux. »

Et le titre du recueil, d'où vient-il, au fait? C’est justement à Emily Dickinson qu’il est emprunté, tiens donc:

Wild Nights - Wild Nights!
Were I with thee
Wild Nights should be
Our Luxury!

Futile- the Winds -
To a Heart in port -
Done with the Compass -
Done with the Chart!

Rowing in Eden -
Ah, the Sea!
Might I but moor - Tonight -
In Thee!
*
Voilà un beau programme pour une seconde lune de miel!

Le vendeur demanda comment cela s’écrivait et tapa rapidement sur son ordinateur. Le mari fut frappé par l’excitation de sa femme, il était rare ces dernières années de voir Mme Krim aussi gamine, aussi vulnérable. Posant la main sur son bras (dans ce lieu public!) elle dit en rougissant:
 « Au fond  de moi j’ai toujours été poète, je crois. Ma grand-mère Loomis, celle du Maine, m’a donné un volume de ses « vers » quand j’étais toute petite. Mes premiers poèmes, je te les ai montrés quand nous nous sommes rencontrés, quelques-uns… C’est tragique la façon dont la vie nous arrache à… »   
Le mari céda: « Eh bien, va pour « Emily Dickinson »! Elle aura l’avantage de ne pas faire de bruit. Les poèmes prennent beaucoup moins de place que les toiles de six mètres; et ils ne sentent pas. Et puis, à ma connaissance, Emily Dickinson ne s’est pas suicidée… »
L’épouse s’écria: « Oh non! En fait, elle n’a cessé de soigner des parents malades. C’était un ange de miséricorde pour sa famille, toujours vêtue de blanc immaculé! Elle pourrait nous soigner si… »
L’épouse s’interrompit avec un petit rire nerveux. Le vendeur lut sur son ordinateur:
« "Emily Dickinson (1830-1886), poétesse révérée de la Nouvelle-Angleterre". Vous avez de la chance, monsieur et madame Krim, cette "Emily " fait partie d’une édition limitée qui sera bientôt définitivement épuisée mais que nous proposons encore tout le mois d’avril avec vingt pour cent de remise. EDickinsonRépliLuxe est programmé de trente à cinquante-cinq ans, âge de la mort du poète. Le client dispose donc de vingt-cinq années qui peuvent être accélérées à volonté, ou même parcourues à rebours… mais pas en-deçà de l’âge de trente ans, naturellement. Cette offre limitée expire le… »
Très vite l’épouse dit: « Nous le prenons. Nous la prenons! S’il vous plaît. »
L’épouse et le mari se tenaient par la main. Un frisson soudain de tendresse, d’affection, d’espoir enfantin passa entre eux. Comme si, contre toute attente, ils étaient de nouveau de jeunes amants, au seuil d’une nouvelle vie.


Cette nouvelle - je ne vous en dirai pas plus - est à la fois tendre et terrible. Elle réalise la fusion des deux courants qu’aima à explorer à tour de rôle Joyce Carol Oates: l’étrange - qui prend ici la forme de la science-fiction - et la peinture sans complaisance de la société américaine contemporaine. Une société qui a changé depuis l’époque des manoirs à nombreux pignons, mais pas nécessairement pour le meilleur. Pourtant, Oates nous assure que même dans un monde où tout s'achètera à crédit, il restera toujours des choses que la nuit parviendra à transfigurer.

Les citations ci-dessus proviennent de EDickinsonRépliLuxe, dans Folles Nuits, traduit par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 2011 (Wild Nights!, 2008)

*Folles nuits - Folles nuits!
Si j''étais avec toi
De Folles nuits seraient
Notre volupté!

Futiles - les Vents -
Pour un Cœur au havre -
Adieu Compas -
Adieu Carte!

Voguer dans l'Éden -
Ah - la Mer!
Si je pouvais cette nuit - jeter l'ancre -
En toi!
Traduction des vers d’Emily Dickinson par Claire Malroux (Y aura-t-il pour de vrai un matin, José Corti, 2008)

 

Pour illustrer ce billet:
le portrait de quelqu'un qui ressemble un peu à Emily Dickinson
(ce n'est pas elle; c'est le portrait, daté de 1846, d'une dame de l'Ancien Monde peint par Barend Cornelis Koekkoek (1803-1862)… mais on imagine assez bien les créatifs chargés d'illustrer un dépliant pour vendre EDickinsonRépliLuxe mixant cette image avec la seule photo authentifiée d'Emily pour obtenir quelque chose de plus sexy: c'est ça l'art de la vente…) 

 

samedi 8 avril 2017

I looked in windows




I looked in windows, for the wealth
I could not hope to own.  
Emily Dickinson  
(I had been hungry all the years)


Éveillé trop brutalement ce matin, je n'ai gardé qu'un souvenir imprécis du rêve que je faisais à ce moment: pour je ne sais plus quelle raison, j'y demandais à des gens (je ne sais plus qui) de poser (pour des photos) devant des fenêtres. 

Peut-être ce rêve m'a-t-il été inspiré par la lecture, la veille, d'un article de  Peter Bradshaw dans le Guardian sur le film de Terence Davies romançant la vie d'Emily Dickinson? Les images, privées de contexte, qui me sont restées de mon rêve ressemblaient beaucoup, vraiment beaucoup, à celles-ci, publiées dans le Guardian:


Cynthia Nixon dans A Quiet Passion

Emma Bell dans A Quiet Passion


Lesquelles ont à leur tour éveillé le souvenir de tableaux de Vilhelm Hammershøi:


Vilhelm Hammershøi, Les grandes fenêtres (1913)

"Painterly" est un des adjectifs que Peter Bradshaw emploie pour parler de ce film: on comprend pourquoi. Sa chronique est plutôt positive: il dit grand bien de la distribution (ce seront successivement Emma Bell puis Cynthia Nixon qui incarneront Emily Dickinson à différentes époques de sa vie). Pourquoi pas?
J'attends impatiemment de voir ce film, avec, tout de même, un peu d'inquiétude. 
J'ai bien aimé les austères premiers films, autobiographiques et fauchés, que Terence Davies tourna il y a déjà un bon quart de siècle; plus récemment, il a réalisé quelques-uns de ces "films en costumes" auxquels ne manque pas un bouton de col, genre dont ses compatriotes se sont fait une spécialité.
Alors, que craindre? Si on ne se fiait qu'à la bande-annonce, on pourrait s'attendre à une bluette touristique du style Le Massachusetts, Terre de Contrastes, ce qui serait un moindre mal; mais qui sait si derrière cette façade rassurante ne se cache pas Un Embaumement de première classe pour Emily Dickinson? (sur IMDB, un spectateur qui a vu le film en avant-première fait part, en termes peu amènes, de sa déception, stigmatisant, en particulier, une séquence en grisaille dans laquelle Emily serait conduite au cimetière dans un sinistre corbillard qui aurait sa place dans un film de la Hammer, alors qu'il est notoire que la poétesse insista pour que son cercueil  - blanc - fût porté à travers champs sur les épaules de ses amis: parmi les inexactitudes qu'il épingle, certaines, dont celle-ci, pourraient faire contresens). Ou, plus spécieux encore,  La Malédiction de la Momie d'Emily Dickinson?

Le film sortira en France dans un mois. On verra bien.

Je vous dois cependant un aveu: j'aime tellement Emily Dickinson que si un jour les Américains - ils en seraient bien capables - nous proposaient un  Emily Dickinson, Vampire Hunter,  j'irais le voir, pour le principe.




Les photogrammes du film A Quiet Passion sont  © Allstar/Hurricane Films.
La reproduction du tableau de Vilhelm Hammershøi, Les grandes fenêtres, provient de Wikimedia commons (domaine public).

jeudi 7 août 2014

L'Été



There came a Day - at Summer's full -
Entirely for me -
I thought that such - were for the Saints -
When Revelations - be -
Emily Dickinson,  
poème 325, 1862

Un jour - c’était en Été - il y a eu un Jour
Rien que pour moi
Des jours comme ça, je croyais qu’on les gardait en réserve 
Pour les Élus - pour les temps dont parlent - les Révélations 


WE GROW OUR OWN SUNS
photo de Susan Hayek-Kent



Les poèmes d'Emily Dickinson n'ont pas de titres.
La version de celui-ci qui apparaît dans la première édition des Poèmes est celle qui a été  recopiée bien proprement par Emily dans une lettre à T. W. Higginson, reproduite en fac-similé au début du volume; les éditeurs y ont ajouté (comme aux autres poèmes, pour se conformer à l’usage) un titre: Renunciation.


La version des Cahiers, reproduite ici (merci à The  Emily Dickinson Archive), jetée sur le papier avec plus d’impatience, présente de nombreuses corrections, entre autres au quatrième vers.


Je ne sais pas si Emily considérait l’une ou l’autre de ces versions comme définitive, et dans ce cas, laquelle. Si un jour l’occasion se présente, je lui demanderai. 

Et merci à Susan Hayek-Kent pour la permission de reproduire une de ses photos, 
et aux chats de L'œil des chats pour leur habitude d'attirer, 
à intervalles réguliers, l'attention de leurs lecteurs sur 
les poèmes d'Emiy Dickinson!

jeudi 8 mai 2014

Nouvelle visite aux fantômes (Emily Dickinson, Antonio Tabucchi)


La voix de la poésie a le pouvoir d'établir un dialogue avec les fantômes, et, une fois le fantôme évoqué et convoqué par son médium, les deux interlocuteurs peuvent parfaitement faire abstraction de tous les éléments sensoriels qui ont rendu possibles cette rencontre: la voix, le toucher, la vue, l'odorat et le goût. Ce qui compte, une fois que la convocation a eu lieu,  c'est la pure présence du fantôme. Celle-ci peut advenir dans le plus parfait silence, et dans l'immanence fantômatique qui se suffit à elle-même.
Sur la pure présence du fantôme convoqué, une grande poétesse a écrit un texte inégalable:

Conscious am I in my Chamber,
Of a shapeless friend -
He doth not attest by Posture -
Nor Confirm - by Word -

Neither Place - need I present Him -
Fitter Courtesy
Hospitable Intuition
Of His Company -

Presence - is His furthest license -
Neither He to Me
Nor Myself to Him - by Accent -
Forfeit Probity -

Weariness of Him, were quainter
Than Monotony
Knew a Particle - of Space's
Vast Society -

Neither if He visit Other -
Do He dwell - or Nay - know I -
But Instinct esteem Him
Immortality -  *


Antonio TabucchiSur Requiem, Paris février 1998 
(texte rédigé en partie directement en français par l'auteur, avec la complicité de Bernard Comment); 
repris dans Autobiographies d'autrui: poétiques a posteriori, Éditions du Seuil 2003

Dans le livre de Tabucchi, la traduction proposée 
pour le poème d'Emily Dickinson est la suivante:

*Je sens dans ma Chambre 
Un ami sans forme 
Il ne s'annonce par le Geste- 
Ne se Confirme - par la Parole -

Place - n'ai besoin de Lui faire - 
Meilleure Courtoisie 
L'hospitalière intuition 
De Sa Compagnie - 

La Présence - est Sa seule licence - 
Lui envers Moi 
Ni Moi envers Lui - par le Verbe - 
Ne manquons à l'Honneur - 

Être lasse de Lui serait plus étrange 
Que si la Monotonie 
Connaissait une Parcelle - de la vaste 
Société de l'Espace - 

Et s'Il rend à d'Autres visite - 
Demeure-t-Il - ou Non - je ne sais - 
Mais l'Instinct L'appelle 
Immortalité -


Emily Dickinson, Vivre avant l'éveil, 
traduit de l'anglais par 
William English et Gérard Pfister, 
Paris, Arfuyen, 1989


Rien n'échappe à l'œil des chats:  sur leur blog, ils ont signalé, à plusieurs reprises, la présence, en des recoins du Web où l'on ne se serait pas forcément attendu à les croiser, de quelques-uns de ces fantômes dont l'invisibilité n'était pas un déguisement suffisant pour qu'ils trompent la vigilance d'Emily Dickinson, par exemple ici, ici, ou ; et je vous recommande tout particulièrement  ce billet, qui vous ouvrira une porte sur l'univers nocturne, fréquenté par de bien étranges visiteurs, de Warren Criswell.


Les manuscrits d'Emily Dickinson, vous vous en souvenez, vous pouvez les consulter ici.

lundi 14 avril 2014

A little tiny Emily Dickinson so big that I carry in my pocket everywhere


Et j’ai un tout petit Emily Dickinson, 
juste de la taille d’une poche, 
pour que je puisse l’avoir partout 
avec moi. 

Qu'est-ce que j'ai dans ma poche?

Comme ça, chaque fois que je veux, je n’ai qu’à lire 
trois petits poèmes d’Emily 
(elle est si brave, elle est si forte, il y a tant de 
passion dans cette petite créature)… 
et tout de suite je me sens 
mieux.
Maurice Sendak 
(dans une interview donnée à PBS, 1997)


photo: Nancy Crampton

jeudi 5 décembre 2013

Le réconfortant secret du Docteur Hitchcock


Edward Hitchcock (1793 – 1864),
géologue, botaniste et troisième President
de l'Amherst College (1845–1854),
auteur du Catalogue of the Plants
within Twenty Miles of Amherst
(1829)

On m'a offert il y a peu un cadeau qui m'a fait grand plaisir: le joli petit livre que Christian Bobin a consacré à Emily Dickinson: La Dame Blanche.
J'y lis ces lignes réconfortantes:

L’auteur d’un manuel sur les fleurs d’Amérique du Nord parle avec la même ardeur de l’innocence des ronces et de la sauvagerie du ciel où personne n’entre de son vivant. L’enthousiasme de ce jardinier visionnaire la séduit. « Quand j’étais petite et que des fleurs mouraient, j’ouvrais le livre du docteur Hitchcock. Cela me consolait de leur absence et m’assurait qu’elles vivaient encore. »

Comme vous pouvez le voir, Ernesto Gastaldi, qui écrivit pour Riccardo Freda le scénario du film fameux qui a répandu dans le public l’idée que le secret du docteur Hitchcock était effroyable a quelque peu  affabulé.

Vivent les livres qui réconfortent.

Apocynum androsaemifolium
(dog's bane )


Christian Bobin, La Dame blanche
Gallimard, 2007


Faute d'avoir trouvé sur le net une illustration 
du livre du docteur Hitchcock à vous montrer, 
j’ai mis, juste pour faire joli, une planche de l’American Medical Botany de James Bigelow, son contemporain et expert, lui aussi, de la flore du Massachussets, que j’ai empruntée à Bibliodissey 
(merci encore, Bibliodissey!); 
le portrait du bon docteur, quant à lui, provient de Wikimedia.

jeudi 24 octobre 2013

Wednesday Dickinson


Ce mercredi, on inaugurait le site Emily Dickinson Archive.
Dans le monde physique, les archives d’Emily Dickinson sont dispersées entre plusieurs institutions et quelques collections privées; on peut désormais consulter sur ce site une large sélection des manuscrits conservés à la bibliothèque Houghton de l’université d’Harvard, à la bibliothèque Frost de l’Amherst College, à la Boston Public Library, à la bibliothèque du Congrès, dans la collection de l’American Antiquarian Society, à la bibliothèque Mortimer de l’université Smith, dans le Fonds Spécial de la bibliothèque de l’université Vassar et la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’université Yale.
Vous pourrez tourner ces pages virtuelles, lentement, précautionneusement comme vous feriez si vous aviez entre vos mains les vénérables cahiers cousus à la main (ce qui est une façon de dire que la procédure de consultation est un peu lente et compliquée, mais que c’est pas grave, quand on aime on ne regarde pas sa montre) et même les télécharger (les conditions d'utilisation sont indiquées ici) pour les admirer à loisir, en faire vos fonds d’écran, en tapisser vos murs, que sais-je? Je suis sûr que votre imagination est sans limite.

Emily Dickinson:
We do not play on Graves

Vous savez à présent quelle bonne fortune a fait que cette reproduction du manuscrit du poème  We do not play on Graves  qu’il y a seulement quinze jours vous avez pu lire ici, accompagnée de sa traduction par Claire Malroux, a pu venir agrémenter ce billet.

L’université de Harvard, qui assure cette mise en ligne, a choisi de se limiter aux 1789 poèmes figurant dans l’édition « officielle » de l’œuvre poétique d’Emily, et de laisser - provisoirement, on l’espère - de côté ce que les dickinsoniens appellent les  scraps, les nombreux fragments laissés sur des lambeaux de papier, des enveloppes, des emballages de chocolat (déjà!) - ou ceux qu’elle avait inclus dans des lettres - soit une bonne partie de sa production postérieure à 1875.

Mais les lecteurs fascinés par l’écriture d’Emily, et par les petits gribouillis qui l'accompagnaient parfois, pourront voir, au Drawing Center à Manhattan, une exposition de cinquante de ces  scraps : cette exposition, qui ouvrira en novembre, les mettra en parallèle avec quelques-uns des micro-écrits de Robert Walser, dont nous évoquions la fin mélancolique il y a quelques mois. It’s a small world.

Emily Dickinson:
We Talked With Each Other About Each Other


Dickinson / Walser: Pencil Sketches, exposition au Drawing Center New York, NY, du 15 novembre 2013 au 12 janvier 2014.
Et, si vous n'avez pas prévu de vous rendre prochainement à New York, le Centre Robert Walser de Berne expose aussi des microgrammes de Walser jusqu'en octobre 2014!

Illustrations: courtesy The Emily Dickinson Collection, 
Amherst College Archives and Special Collections.

lundi 7 octobre 2013

Slant


Les poèmes d'Emily Dickinson n'ont pas de titres.


We do not play on Graves -
Because there isn't Room
Besides - it isn't even - it slants
And People come -

And put a Flower on it -
And hang their faces so -
We're fearing that their Hearts will drop -
And crush our pretty play

And so we move as far 
As Enemies - away -
Just looking round to see how far 
It is - occasionally - 

Emily Dickinson (467, cahier 26)

It slants.


On ne joue pas sur les Tombes -
Parce que la Place manque -
En plus - ce n'est pas plat - mais en pente
Et des Gens viennent

Y déposer quelque Fleur -
Et leur mine est si allongée -
On a peur que leur Cœur ne tombe -
Et n'écrase nos jolis jeux -

On s'éloigne donc
Autant - qu'un Ennemi
En se retournant - De temps à autre -
Pour jauger la distance.

poèmes 1861 - 1864, José Corti
 Traduction de Claire Malroux



Dans les écrits d’Emily Dickinson, il n’y a pas d’interrogations rhétoriques. Toute question appelle une réponse pragmatique:
la littérature prodigue en métaphores et en allégories dont avait été nourrie Emily (Shakespeare, Spenser, Milton, Bunyan...) a-t-elle, au fil des siècles, fait de l’Espoir une créature de peu de substance, qui n'est plus ailée que de translucides majuscules ?  Emily veillera à ce qu’elle ait un perchoir pour y lisser ses plumes, et lui gardera en réserve - même si elle ne demande rien: juste en cas - une petite provision de miettes.

Dame en Blanc une fleur au bout des doigts, ou petite fille à la recherche d’un endroit tranquille - et bien plat - pour y déployer avec ses amies les fastes de fragiles dînettes de pétales et de coquilles de noix, l'une comme l'autre, partant des mêmes observations, parviennent, par des chemins différents mais avec la même rigueur logique, à la même conclusion: c'est joli, cette prairie fleurie de pierres blanches toutes biscornues, mais, à présent qu'on en a fait le tour, on ne va pas s 'y attarder, on va chercher plus loin.

Levant les yeux du gros recueil de poèmes, le lecteur ne saura pas à laquelle des deux appartient la petite silhouette en blanc qui s'éloigne au bout de l'allée.

Nous, nous serons loin et - tant pis, cette fois, pour la dînette - la main en visière sur notre front pour mieux jauger la distance - how far it is - , on aura l'air qu'on fait semblant qu'on serait des indiens.



« Tell all the Truth, but tell it slant. »  E. D.

Photo: R. B.