vendredi 29 septembre 2023

Cela ne nous empêchera pas d'être amis

 Vous voulez en savoir davantage sur les extra-terrestres? Pour cela  il est préférable de s'adresser à des scientifiques reconnus pour leurs travaux de vulgarisation, qui ont, comme on dit, "franchi les limites de la littérature scientifique spécialisée", par exemple Primo Levi, et, pourquoi pas?  son confrère et ami Piero Bianucci (on peut même dire complice, puisqu'ils ont contribué ensemble "à quatre mains" à un recueil, malheureusement pas traduit en français: L'uovo del futuro); car non seulement il existe, le Piero Bianucci mentionné dans le texte ci-dessous (quand vous le lirez, vous pourriez être tentés de vous demander où finit la fiction et où commence la réalité), mais il est sur internet (quand on est sur internet c'est bien la preuve qu'on existe, ce ne sont pas les extra-terrestres qui diront le contraire); il occupe, à la télévision italienne, à peu près le même créneau que chez nous notre Hubert Reeves national. Un beau jour de 1986, Bianucci a reçu un message de la huitième planète du système Delta Cephei; n'y comprenant rien, il l'a confié à son ami Primo, qu'il savait capable (je vous l'avais signalé il y a quelques années) de déchiffrer des textes cryptés par les méthodes les moins conventionnelles.

Cher Piero Bianucci,
Vous serez sans doute étonné de recevoir une lettre d'une de vos admiratrices dans un délai aussi bref et de si loin. Nous connaissons vos drôles de lubies sur la vitesse de la lumière; chez nous, il suffit de payer un modeste supplément exceptionnel à la redevance de la télévision pour recevoir et transmettre des messages intergalactiques en temps réel, ou presque. En ce qui me concerne, je suis fanatique de vos émissions télévisées, en particulier de la publicité pour les conserves de tomates.
Je voulais vous dire que j'ai été enthousiasmée par votre reportage de mardi dernier, dans lequel vous parliez des Céphéides. Ou plutôt, j'ai été heureuse d'apprendre que vous nous appeliez ainsi, car notre soleil est justement une céphéide; j'entends dire par là que c'est une étoile beaucoup plus grande que la vôtre, et qu'elle pulse régulièrement selon une période de cinq jours et neuf heures terrestres. C'est justement la céphéide de Céphée, quelle coïncidence! Mais avant de poursuivre en décrivant notre way of life, je tenais à vous dire que votre barbe a beaucoup plu à mes amies et à moi-même; chez nous les hommes n'ont pas de barbe, ils n'ont même pas de tête; ils mesurent dix ou douze centimètres, ressemblent à vos asperges, et quand nous désirons être fécondées nous nous les mettons sous une aisselle pendant deux ou trois minutes, comme vous le faites avec vos thermomètres pour prendre votre température. Nous possédons dix aisselles; nous avons toutes une symétrie décimaire, raison pour laquelle notre côté est le nombre d'or de notre rayon, chose unique tout au moins dans notre galaxie, et dont nous sommes fières.

  On imagine le sourire en coin de Primo, quand il a eu à transcrire (en pensant in petto à la silhouette d'asperge de son grand copain) les compliments d'une autochtone du système de Delta de Céphée sur son physique.

À propos [de température], ne vous leurrez pas, nous avons une température variable, de -20°C l'hiver à 110°C l'été, mais cela ne nous empêchera pas d'être amis.

Le message donne à l'astronome d'autres précisions d'un grand intérêt sur la vie des habitantes carapacées d'oxyde de fer et de manganèse de cette huitième planète d'une céphéide, la mer acide, l'été accablant mais heureusement bref (il dure deux jours), les plaisirs innocents de l'automne et de l'hiver.

L'automne dernier, une de mes amies m'a dit qu'elle avait vu une supernova; cela ne s'était pas produit depuis longtemps, et elle m'a demandé avec insistance de vous le rapporter. De votre point de vue, elle devrait se trouver du côté du Scorpion; si vous payiez le supplément tachyonnique exceptionnel, vous pourriez la voir dans dix jours, sinon il vous faudra attendre 3 485 ans.

Si c'est vrai tout ça? Vous pourrez vérifier dans les rapports de nos sondes spatiales.

Veuillez recevoir les cordiales salutations de votre (signature illisible) et de ses amies.
Delta  Cep./8, d.3° a.3,576.10

Traduction de Primo Levi

Ce texte est paru dans un recueil dont le titre, par les temps qui courent, semble de bon augure (on peut toujours  espérer):  Dernier Noël de guerre.  La nouvelle qui donne son titre au recueil est autobiographique (elle se situe quelques mois avant les événements rapportés dans La Trève); d'autres nous rappellent que, quand Levi donnait libre cours à sa fantaisie, il ne faisait pas les choses à moitié. Précision de l'éditeur: "Tous les textes de ce volume ont été réunis dans les Pagine Sparse des œuvres complètes de Primo Levi, procurées par Marco Belpoliti chez Einaudi en octobre 1997,  collection Nuova Universale Einaudi) puis dans le volume L'Ultimo Natale di Guerra". La nouvelle citée ci-dessus, Les fans de spots de Delta Cep (Le fans di spot di Delta Cep), quatrième du recueil, est parue initialement dans L'Astronomia n° 54, avril 1986.

Primo Levi: Dernier Noël de guerre
(L'Ultimo Natale di Guerra, Einaudi, 1997, 2000)
traduit par Nathalie Bauer, 2002
10/18 N° 3389

ISBN: 2-264-03419-X
EAN: 9782264034199

mercredi 27 septembre 2023

Pas de nouvelles de Gurb: bonnes nouvelles? (Mendoza, encore)

 Vous l'avez sans doute remarqué: ces derniers temps journaux et bulletins d'actualité mentionnent beaucoup d'observations d'extraterrestres; des témoins incontestablement Américains, dont certains savent piloter des avions aussi bien que Tom Cruise, certifient devant le Congrès qu'ils ont vu ils ne savent pas quoi (mais ils ont vu quelque chose, ça c'est sûr), tandis que des Mexicains, eux aussi authentiques, ont trouvé en se promenant des machins bizarres qui ne bougeaient pas: ils en ont conclu, un peu hâtivement, que ce devaient être des extra-terrestres morts, puisqu'ils ne bougeaient pas (à leur place, je me serais méfié, on ne sait jamais avec les extra-terrestres).

En revanche il ne fait aucun doute que les deux personnages principaux du roman d'Eduardo Mendoza, Sans nouvelles de Gurb, soient des extra-terrestres: l'abondance de précautions (souvent peu adéquates) qu'ils prennent pour se fondre dans la population terrienne est un indice révélateur,  leur confondante ignorance des coutumes des habitants de la Terre, qui tend à réduire à néant ces efforts, en est un autre. Et  il est certain qu'ils ne sont pas morts, en témoigne le fait que, malgré leur désir de ne pas se faire remarquer, ils bougent beaucoup, on peut même dire qu'ils ont la bougeotte, surtout Gurb. C''est pour eux l'occasion - après qu'ils aient pris, comme on enfile un déguisement, l'apparence d'êtres humains - de découvrir Barcelone et ses petits secrets:

3h44. Remis de ma chute, j'entends le serveur me dire que si je désire souper, je peux le faire à n'importe quelle table, elles sont toutes libres, car les gens vraiment distingués ne mangent jamais avant cinq heures ou cinq heures et demie du matin, afin de ne pas être confondus avec le commun, qui dîne avant car il doit se lever tôt. Je réponds que pour le moment je me contenterai d'un verre de champagne (réserve spéciale) au bar.
3h45. Comme la réserve spéciale ne me réussit pas, je me distrais en comptant mes borborygmes sans ingérer davantage le liquide qui les produit (inexplicablement) et en écoutant la conversation des trois individus qui partagent le bar avec moi. La conversation serait intéressante si la consommation immodérée de réserve spéciale par les parleurs ne leur causait des borborygmes qui la rendent (la conversation) difficilement intelligible. Il est aisé, néanmoins, de deviner de quoi ls parlent, car les Catalans parlent toujours de la même chose, à savoir de travail. Dès que deux Catalans, ou plus, sont ensemble, chacun parle de son travail avec un grand luxe de détails. Il leur suffit de sept ou huit termes (exclusivités, commissions, carnet de commandes, et quelques autres) pour mener un débat des plus nourris, qui peut durer indéfiniment. Il n'y a pas sur toute la Terre de gens plus passionnés de travail que les Catalans. S'ils savaient faire quelque chose, ils seraient les maîtres du monde.

Borborygmes, Barcelone: deux thèmes chers à Mendoza, les lecteurs qui ont suivi les aventures de Pomponius Flatus ou exploré La ville des prodiges (autre nom de Barcelone) ont déjà pu le constater.
Le roman se présente comme un rapport de mission, et la rédaction des rapports sur l'exploration des planètes est soumise à des procédures strictes: pas question de laisser l'imagination du rapporteur vagabonder. Si un membre de l'expédition ne donne pas de nouvelles, il convient de le signaler sans effets dramatiques: c'est ce que fait le responsable de l'expédition, que par commodité nous appellerons le narrateur (il ne se nomme pas, sans doute pour respecter un protocole exigeant la confidentialité).

LE 9 DE CE MOIS
7h. 21 Premier contact avec un habitant de la zone.
[...]
7h. 23 Gurb est invité par l'être à monter dans son moyen de locomotion. Il me demande des instructions. Je lui donne l'ordre d'accepter la proposition. Objectif fondamental: ne pas attirer l'attention de la faune autochtone (réelle et potentielle).
7h. 30  Sans nouvelles de Gurb.
8h. 00  Sans nouvelles de Gurb.
9h. 00  Sans nouvelles de Gurb.
12h. 30 Sans nouvelles de Gurb.
20h. 30 Sans nouvelles de Gurb.
LE 10 DU MÊME MOIS
7h. 00 Je décide de partir à la recherche de Gurb.

Et voilà, vous avez compris le principe: le responsable de l'expédition, que par commodité nous appelons le narrateur, essaie d'obtenir des nouvelles de son coéquipier Gurb, sans jamais perdre de vue l'objectif fondamental de sa mission: ne pas attirer l'attention de la faune autochtone. Par souci de discrétion Gurb a revêtu une apparence rassurante, celle d'une personnalité appréciée, semble-t-il, des terriens, une certaine Madonna: qu'est-ce qui pourrait mal tourner? Bonne lecture.
[...]
Ça y est?  Vous avez lu? Au terme de la mienne, de lecture,  je suis parvenu à la conclusion que ce roman est plus drôle si on connaît bien la généralité de Catalogne en général et Barcelone en particulier, car, manifestement, beaucoup de particularités locales sont supposées connues de l'hypothétique lecteur; en revanche, ce lecteur n'a pas besoin d'avoir étudié l'exobiologie, le minimum indispensable d'informations sur la physiologie et la psychologie des deux protagonistes lui est fournie chaque fois que c'est nécessaire: juste assez pour que ledit lecteur ne s'étonne pas que le narrateur, quand par accident sa tête se décolle, parvienne à la recoller sans trop de problèmes; que, pour lui, descendre un escalier soit une opération plus délicate qu'adhérer à un plafond; qu'il émette de la radio-activité et attire la foudre.

Sans nouvelles de Gurb est-il aussi plaisant à lire que Pomponius Flatus? Hum, les effets comiques sont assez répétitifs, et certains tombent un peu à plat (pour ceux-ci, le lecteur français indulgent peut en rendre responsable son manque de références à la culture locale). Ce roman date de 1990; Mendoza a bien progressé depuis, en restant dans la même veine foutraque, sans doute grâce à la série de romans policiers fortement décalés qu'il a écrits depuis, et dont nous reparlerons peut-être un jour, qui sait?

Quant aux extra-terrestres, ne vous inquiétez pas, je crois qu'ils n'ont pas fini de faire parler d'eux.

Eduardo Mendoza: Sans nouvelles de Gurb
(Sin noticias de Gurb, Seix Barral 1990)
Traduit de l’espagnol par François Maspero
Seuil, 1994; Points 2013
EAN 9782757835678
ISBN 2-02-014568-5

Illustration: tous droits réservés pour les planètes du système solaire et la ceinture des astéroïdes.

mardi 19 septembre 2023

Brutalité de l'art

 Vous n'avez pas pu aller au musée Cantini voir de près les dessins de Louis Pons? Si c'est plus près de chez vous, si par exemple vous n'êtes pas trop loin du haut, ou du bas, de la butte Montmartre, vous pourrez peut-être, en montant ou en descendant, faire un détour par la Halle Saint-Pierre, où va bientôt ouvrir une nouvelle exposition (qui durera du 20 septembre 2023 au 25 février 2024) consacrée à "15 artistes inclassables, selon les critères de l’art brut ou de l’art naïf traditionnel". La présentation de l'expo sur le site de la Halle poursuit en expliquant: "Sans formation artistique pour la plupart mais possédés par le démon de la création, tous sont des expérimentateurs intarissables, obsessionnels, proliférants, dont l’univers a sa marque particulière, reconnaissable au premier coup d’œil. Peu habitués aux circuits professionnels de l’art, ils sont restés méconnus..." Qui donc? Pierre Amourette, Gabriel Audebert, Mohamed Babahoum, Jean Branciard, Etty Buzyn, Marc Décimo, Roger Lorance, Patrick Navaï, Marion Oster, Jon Sarkin, Shinichi Sawada, Ronan-Jim Sevellec, Ghyslaine et Sylvain Staëlens et Yoshihiro Watanabe.  Ça faisait beaucoup de noms à mettre sur l'affiche, aussi les organisateurs ont-ils prudemment appelé l'exposition "Aux frontières de l'art brut".  Ça laisse le champ libre à l'interprétation.  Ont-ils voulu dire que ce n'était pas vraiment de l'art brut, ou pas seulement, mais un peu quand même? ou que ça se situait au-delà, sur la frontière, mais pas celle entre l'art brut et l'art pas brut, celle de l'autre côté, entre l'art brut et le autre chose que l'art  (comme quand on va vers l'infini et ensuite au-delà, là où il y a davantage d'infini)? Je suppose qu'on ne peut comprendre ce titre qu'après y être allé voir de près.

Quelle différence entre un escargot et un chameau?
Facile: le chameau a deux coquilles, l'escargot n'en a qu'une.


Halle Saint Pierre, du lundi au vendredi de 11h à 18h / samedi de 11h à 19h / dimanche de 12h à 18h
2, rue Ronsard – 75018 Paris; métros: Anvers, Abbesses
Tél. : 33 (0) 1 42 58 72 89

Si j'avais le temps, je prendrais bien un ticket de Greyhound pour Roanoke (Virginie) pour aller compter les petits bonshommes de Dan Perjovschi au Taubman Museum of Art, comme l'a fait David Apatoff, qui en parle sur illustration art, son excellent blog.


Mais ça, c'est vraiment un peu loin. 

Images © Mohamed Babahoum, Dan Perjovschi


vendredi 15 septembre 2023

Un instant qui dure longtemps


Tous les codes visuels du film noir étaient présents dans ce rêve des petites heures du matin: ça se passait la nuit, bien sûr, une nuit trouée de lumières lointaines (enseignes au néon, lampadaires vacillants, éclairage inamovible de lointains quartiers d’affaires), juste assez de lumières pour égayer de reflets l’eau noire du port… ou du canal… enfin de la masse d’eau sombre comprimée entre des quais de béton que nous longions en voiture. Une voiture américaine comme il se doit, à en juger par son volume intérieur. Soudain le conducteur, à côté de moi, perdait le contrôle…. peut-être aussi perdait-il conscience… car la voiture quittait la chaussée et se dirigeait droit vers le bord du quai. Encore une situation classique de film noir!
Un instant (qui durait longtemps) nous survolions l’eau comme en avion.
Un sarcasme qu’un de mes amis flics avait lâché un peu plus tôt dans le rêve (dans ce rêve j’avais des amis flics) me revenait en mémoire: Cette-eau-là, c’est trente pour cent de pisse de rat.
Il n'y a que dans les films noirs qu'on mentionne ce genre de statistiques, n'est-ce pas?
Si nous avions été au cinéma, la tension aurait dû être à son comble.
Pourtant je ne ressentais aucune inquiétude, au contraire, c’est une euphorie tout à fait déplacée qui m’envahissait pendant que la voiture crevait la surface de l’eau.
Et je me suis éveillé content, encore tout émoustillé par cette éphémère sensation de légèreté que j’avais ressentie quand la voiture avait quitté le sol.
Les ficelles - même les les plus éprouvées - du film noir,  lorsqu'on les retrouve  dans les rêves, ne produisent pas toujours la même impression qu'au cinéma.

mardi 5 septembre 2023

Lunes qui vont par treize, années qui vont par vingt

 En cette semaine de rentrée où les journées (et les nuits) spéciales se sont bousculées: la nuit de la Super-Lune (celle qui revient once in a blue moon), le vingtième anniversaire du décès de J. R. R. Tolkien...  il n'y aurait rien de surprenant (avec toutes ces lentilles à astiquer, tous ces hymnes en qenya à mémoriser) à ce que  vous ne sachiez déjà plus où donner de la tête. Il s'ajoute pourtant aux deux précédents un événement qu'il est important de célébrer, même si les journaux en ont moins parlé: les vingt ans du blog de Michel Volkovitch! Michel Volkovitch  ne manque jamais de mettre à jour sa page au début de chaque mois, et je suis certain que, pour vous comme pour Tororo,  visiter son journal infime et son carnet du traducteur, c'est devenu au fil des années un petit rituel mensuel; ce mois-ci, il conviendra en outre de lever quelques coupes, de choquer quelques chopines (si vous lisez en bonne compagnie), ou de pousser quelques hourras pendant votre lecture, pour souhaiter à l'infatigable traducteur-éditeur-apiculteur* de continuer à rendre le web plus intéressant pendant encore de nombreuses années.

*il s'est spécialisé dans la récolte du miel d'ange: si vous croyez que c'est facile!...