Et alors il eut la magnifique idée
de faire une brève rubrique
intitulée "Éphémérides".
Antonio Tabucchi
Ça ne vous a sans doute pas échappé, lecteurs attentifs: j'aime bien Antonio Tabucchi. Au point de lui emprunter de temps en temps un rêve, et parfois (un rendu pour un prêté) de lui en prêter un.
Le dernier rêve emprunté appartenait, théoriquement, à Pereira, le protagoniste (?) ou du moins celui qui prétend beaucoup de choses, si l'on en croit le fonctionnaire tatillon qui aurait rédigé un rapport sur lui, à ce que prétend Tabucchi dans un roman de 1994. L'histoire se passe en 1938, sous une dictature; le dictateur s'appelle Salazar, parce qu'on est au Portugal. Pereira tient la rubrique culturelle d'un quotidien qui a reçu pour mission de rappeler - quotidiennement, puisque c'est un quotidien - à ses lecteurs la chance qu'ils ont de vivre au Portugal, et d'être gouvernés par un homme fort. C'est ainsi que Pereira est passé maître dans l'art de tourner sept fois sa plume dans son encrier avant d'écrire quoi que ce qoit.
Il ne savait que faire, et il était presque midi. L'idée lui vint de manger son sandwich à l'omelette, mais il était encore trop tôt. C'est alors qu'il se souvint de la rubrique "Éphémérides", et il se mit à écrire. "Il y a déjà trois ans que le grand poète Fernando Pessoa disparaissait. De culture anglaise, il avait choisi d'écrire en portugais, parce qu'il soutenait que sa patrie était la langue portugaise. Il nous a laissé de très belles poésies dispersées dans des revues et un petit poème, Message, l'histoire du Portugal vue par un grand artiste qui aimait sa patrie." Il relut ce qu'il avait écrit et trouva cela répugnant, oui, c'est le mot, répugnant, prétend Pereira. Il jeta donc le feuillet dans la corbeille et il écrivit: "Fernando Pessoa nous a quittés il y a trois ans. Bien rares sont ceux qui se sont rendu compte de son existence. Il a vécu au Portugal comme un étranger, peut-être du fait qu'il était partout un étranger. Il vivait seul, dans de modestes pensions ou dans des chambres de location. Ses amis se souviennent de lui, ainsi que les initiés, et ceux qui aiment la poésie".
Puis il prit son sandwich à l'omelette et mordit dedans.
Et maintenant (depuis 2016! désolé de ne pas vous l'avoir dit plus tôt, je n'ai lu l'album que récemment) on peut aussi lire Pereira prétend en bande dessinée. Que vous connaissiez déjà le livre ou pas, l'album mérite plus qu'un coup d'œil. Vous avez remarqué? Les adaptations de romans en bandes dessinées pullulent ces derniers temps. De certaines de ces adaptations (je ne balance pas de noms) on aurait pu se dispenser. Mais à dessiner celle-là, il me semble que l'adaptateur a bien employé son temps. Que savons-nous de cet adaptateur, Pierre-Henry Gomont? Dans son communiqué de presse, l'éditeur, Sarbacane, prétend qu'il est né en 1978, qu'il a dessiné en 2011 son premier album, Kirkenes, chez Les Enfants Rouges. Puis qu'il a écrit et dessiné Catalyse, publié chez Manolosanctis. Début 2012, il aurait dessiné Crématorium chez Kstr avec Eric Borg au scénario. Puis il aurait signé un album BD remarqué avec Eddy Simon paru en 2014 chez Sarbacane : Rouge Karma. Puis Les nuits de Saturne en 2015. Il vit et travaille à Bruxelles. L'interrogatoire de Wikipédia ne nous en apprend pas beaucoup plus (enfin si: en 2020 il a eu une fuite de cerveau, et en 2022 il a fait une chute, tout ça chez Dargaud; et il a eu des prix!).
Il y a quelque chose dans la palette, volontairement limitée, utilisée par Pierre-Henry Gomont pour cet album qui rappelle... quoi? le fauvisme? Ça fait bizarre d'associer le mot "fauve" avec la manière dont est racontée l'histoire du timide (?) Pereira... mais le dessin et la couleur de Gomont mettent en évidence une chose à côté de laquelle on peut passer quand on se laisse bercer par le rythme paisible de la prose de Tabucchi: que Pereira vit dans une ville au climat héroïque. À Bruxelles où travaille Gomont, on regarde souvent le ciel, parce qu'il est plein de nuages tout crémeux, tout doux aux yeux, et qui changent tout le temps; les différences entre le climat du Portugal et celui de la Belgique ont dû faire impression sur Gomont, il écrase ses vues d'une Lisbonne vêtue de camaïeux d'ocres douillets et autres tons pastel sous des ciels en à-plats d'un bleu très dur. Le décalage souvent vertigineux entre les événements qui se passent sous le nez de Pereira et la façon dont il y réagit se laisse deviner dans la BD, à travers de petits artifices tels que celui-ci, ou encore les changements d'ambiance entre extérieurs et intérieurs, les rares irruptions d'à-plats noirs à des moments dramatiques.
Se souviendra-t-on de Pereira comme d'un héros discret, ou seulement comme d'un gros monsieur qui commandait tous les jours des sandwiches à l'omelette? Vous avez le choix entre un roman et une BD pour vous aider à répondre à cette question (personnellement je vous recommande les deux).
Antonio Tabucchi: Pereira prétend
(Sostiene Pereira, Feltrinelli, 1994),
traduction de Bernard Comment,
Christian Bourgois Éditeur, 1995;
et 10/18, 1998, ISBN 2264024585.
Pierre-Henry Gomont (d'après Antonio Tabucchi):
Pereira prétend
Sarbacane 2016
ISBN-13 978-2848659145
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