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dimanche 16 janvier 2022

La vida es sueño

 

Vous vous souvenez de Santapau? J'en avais parlé, j'espère, avec assez de chaleur pour vous convaincre d'aller voir ce qu'il fait. Il s'est confié ici à propos d'un jeu de cartes qu'il avait imaginé il y a pas loin de vingt ans: Sueños.

It was a graphic design project and sort of thesis at the same time, so it also involved research into new aesthetics in fantasy art (back then, around 2004) and its impact on various media.

Un joli projet de fin d'études de graphisme, je trouve! Un jeu qui consiste, pour les joueurs, à développer des rêves à partir de cartes recensant des situations archétypales, d'autres cartes permettant l'intervention de notoires explorateurs de rêves tels que Borges ou Neil Gaiman (pour modifier la valeur d'une carte ou d'une combinaison de cartes: vous connaissez le principe si vous avez joué à Magic).

That’s why it features a lot of digital collage and some art trends from the late 90’s going into mid 00s, particularly more than a pinch of influence from artist Dave McKean.

Et comme source d'inspiration, les collages de Dave McKean, on peut trouver pire.

It’s a lovely, pretty much complete game model, living in my old boxes. I have good memories of working on this project, and over the years I’ve even seen some similar ideas around (as it happens with all ideas in time).

Hé, Juan, pourquoi tu ne ferais pas un kickstarter pour éditer ce jeu? Moi, en tous cas, j'y jouerais volontiers. Pas vous, lecteurs?


- Hum, j'aime bien l'idée d'une sorcière qui se change en barque, j'en mettrais bien une dans une pièce de théâtre. La difficulté, ce serait de trouver des machinistes pour les transformations à vue: il faudrait les meilleurs, et à Madrid, la dernière fois que je me suis renseigné, Seigneur Jésus ayez pitié! Leurs services étaient hors de prix.

Et Pedro Calderón de la Barca retourna dans le paquet de cartes.


vendredi 16 août 2019

Un œil qui cligne et un œil qui ne cille pas



Allons, retournons à nos petits soucis quotidiens.
Vous ressentez le besoin de réviser votre mythologie nordique, au cas où nous viendrions prochainement à jeter un œil sur American Gods, de Neil Gaiman, ou sur son adaptation sérialisée?


Mémorisez les traits d'Odin, le Voyageur Gris, et notez qu'il est souvent accompagné des corbeaux  Hugin et Munin: cela pourra vous aider à le reconnaître si vous le croisez dans un aéroport, sur le parking d'un motel ou dans un bar. 

Un conseil cependant: si c'est dans le sas d'entrée d'une banque que vous le reconnaissez, faites semblant de ne pas le voir.



L'utilisation des noms Odin, Hugin, Munin, Mjolnir, Gjallarhorn, Audumlä, Sleipnir, Valhall, Fenrir...  
n'est restreinte par aucun copyright, comme Neil Gaiman lui-même se plaît à nous le rappeler.

mardi 30 juillet 2019

On a volé le marteau de Thor: Neil Gaiman, La Mythologie Viking


Kvasir était le plus sage des dieux: seul il possédait à la fois les qualités des Ases et des Vanes (qualités de tête et qualités de cœur, qui ne sont pas souvent réunies chez les êtres vivants - fussent-ils immortels - en proportions harmonieuses).
Il y a bien longtemps (on était encore tout près du commencement des temps, aussi est-il probable que vous ne vous en souveniez pas) il parcourait le monde et à chaque question qu'on lui posait, il donnait toujours (il était le seul être assez sage ou assez fou pour faire ça) une réponse entièrement véridique: ce qui n'eut pas, pour lui, que des conséquences heureuses, comme vous l'apprendrez en lisant ce livre de Neil Gaiman.
Kvasir mourut (à l'aube des temps, donc) et se réincarna (vers la fin des temps seulement: ce qui explique sans doute que pendant la majeure partie de leur histoire, tant les Ases que les Vanes, privés de ses conseils avisés, prirent des décisions souvent contestables). Voulez-vous un exemple de sa sagesse? En observant des traces sur le sol près d'un foyer éteint, et en rapprochant ces observations d'autres indices (comme la présence à proximité d'outils ordinaires destinés aux usages les plus triviaux) il était capable d'en déduire non seulement la forme de l'objet qu'on avait réduit en cendres, mais aussi sa fonction et les raisons pour lesquelles on l'avait d'abord fabriqué puis brûlé. Et tout ça sans se servir de la magie (dont Odin et Loki et tant de nains et de géants usèrent et abusèrent en tant d'occasions), mais simplement de la bouillie fertile qu'il avait dans sa tête, bouillie grise assez semblable à celle que nous avons dans nos têtes vous et moi (j'ai ouï conter d'un autre trompe-la-mort, connu sous certains climats comme "Sigerson" et sous d'autres sous le curieux nom de "Sherlock Holmes", qui aurait été capable d'exploits similaires: réincarnation, encore? Qui sait?).
Il faut dire qu'une des conséquences de la mort prématurée de Kvasir fut que le don de conter des histoires fut mis à la portée des habitants de tous les mondes (il y en a neuf) pour peu qu'ils boivent un peu de l'hydromel miraculeux de Suttung, dont, aujourd'hui encore, il doit bien rester quelques gouttes au fond du chaudron Odrerir, puisqu'il se trouve encore des conteurs pour en parler.
Mais Neil Gaiman nous en avertit: "C'est une longue histoire et elle n'est glorieuse pour personne".

Il est temps à présent pour moi de proférer, à l'exemple de Kvasir, une parole véridique (et tant pis pour les conséquences): j'ai ressenti une légère déception à la lecture de La Mythologie Viking, de Neil Gaiman.
Gaiman semble avoir, dans ce recueil assez court, mis un frein à l'inventivité narrative à laquelle il nous a habitués (enfants gâtés que nous sommes!).
Soyez prévenus, voici ce que vous ne trouverez pas dans La Mythologie Viking: aucune de ces délectables ellipses qui abondent dans les textes courts de Gaiman, qui poussent le lecteur à se demander "j'ai raté quelque chose?"; pas non plus de petite héroïne attachante et agaçante comme Coraline, pas de drôles de silhouettes bancroches (qu'on imaginerait bien croquées par Edward Gorey) comme celles qui entourent Nobody Owens,  pas de profusion de péripéties picaresques comme celles qui attendent les Anansi Boys, pas de moments de trouble et d'hésitation entre rêves, désirs et souvenirs comme dans L'Océan au bout du chemin, pas de promenade psychogéographique dans des lieux qui (pile ou face?) existent peut-être, ou peut-être pas, comme dans Neverwhere ou American Gods

C'est pourtant vrai qu'il est un peu court, ce manche.

Oh, des péripéties il y en a: elles sont racontées dans le style neutre et policé qu'on s'attend à trouver dans les livres destinés aux enfants sages. C'était peut-être dans le contrat proposé à Gaiman: ne pas causer d'embarras aux responsables des achats dans les écoles et les bibliothèques publiques? Je ne veux pas dire que les épisodes scabreux présents dans le matériau original auraient été laissés de côté: "les lecteurs les plus délicats devront fermer les yeux pour ne pas aborder certains paragraphes" nous prévient Gaiman (quelque peu facétieusement), comme se bouchaient les oreilles les auditeurs sensibles lorsque les scaldes les récitaient (les scaldes ne jugeaient pas au-dessous de leur dignité de parler de pipi et de caca quand la longueur des passages en style noble leur donnait envie de changer de registre).
Non, ce qui est normalisé, assagi, c'est la démarche narrative; Gaiman, cette fois, ne cherche pas à briller, il s'est fixé un objectif modeste auquel il s'est tenu tout du long: composer un ouvrage de vulgarisation, d'initiation à la mythologie, facilement accessible pour le public le plus large possible; cette intention didactique est partout visible, allégée de ci-de là par quelques touches d'humour. Et c'est peut-être à cela que tient la légère déception dont j'ai parlé tout à l'heure.
En revanche, ce dont le livre ne manque pas, c'est de personnages "plus grands que nature".


Est-ce qu'on ne pourrait pas aller plus vite? demanda Tyr.
- On peut essayer, répondit Thor, et il fouetta les boucs pour leur faire encore forcer l'allure.
Tyr regarde derrière eux. "Ils arrivent, annonça-t-il. Les géants arrivent".
Ils arrivaient, en effet, avec Hymir en arrière-garde pour les encourager: tous les géants de cette partie du monde, une monstrueuse foule à têtes multiples, les géants de la désolation, contrefaits et assassins. Une armée de géants, tous décidés à récupérer leur chaudron.
"Va plus vite!" lança Tyr.
C'est là que le bouc Dents-qui-Grincent trébucha et tomba, les jetant tous deux hors du chariot.
Thor se remit debout en titubant. Puis il jeta le chaudron au sol et éclata de rire.
"Qu'est-ce que tu trouves de drôle, interrogea Tyr. Ils sont des centaines."
Thor soupesa Mjollnir, son marteau. "Je n'ai pas attrapé et tué le serpent, dit-il. Pas cette fois-ci. Mais une centaine de géants, ça compense presque."

Vous voyez ce que je voulais dire tout à l'heure, en parlant du style? Ça ressemble plus à un découpage préparé pour un comic, ou un roman graphique, qu'à un vrai "roman de Neil Gaiman". Ça pourrait faire un bon, un excellent comic même, pas impossible que Gaiman y ait déjà pensé: il a plus d'un tour dans son sac, comme Loki (tiens, je me demande de qui il tient ce drôle de sourire en coin, Gaiman).

Après avoir donné quelques références bibliographiques (Edda en vers, Edda en prose, Dictionnaire de la mythologie germano-scandinave…) Gaiman s'explique, dans sa préface, au sujet de son parti-pris narratif minimaliste:
… la joie des mythes: le plaisir vient de les raconter soi-même - une chose que je vous encourage vivement à faire, vous qui lisez ceci. Lisez les histoires de ce livre, et puis faites-les vôtres, et par une soirée d'hiver noire et glacée ou une nuit d'été où le soleil refuse de se coucher, dites à vos amis ce qui est arrivé quand on a volé le marteau de Thor, ou comment Odin a procuré aux dieux l'hydromel de poésie…


Mon "inner ten-years-old" hausse les épaules devant les réticences du vétilleux vieillard qu'il lui semble (parfois) que je suis devenu: lui, il a dévoré La Mythologie Viking avec autant d'appétit qu'il dévorait, dans les années 60 d'un autre siècle, les Contes et Légendes de tous les pays, et il en redemande.
Les raisons ne manquent pas de lire La Mythologie Viking: si, par exemple, American Gods vous a laissé un peu perplexes, et si vous vous êtes demandé "Mais qu'est-ce que c'est que ce Voyageur, Mr Wednesday?" (soyez prévenu: l'original est encore plus retors que sa version américaine); si vous vous souvenez d'avoir lu - ou feuilleté - les Eddas il y a longtemps, et si vous avez envie de vous rafraîchir la mémoire… et surtout, si vous avez envie d'histoires ou encore, d'idées pour pimenter vos propres histoires.

Je vous garantis un banquet plantureux, 
des cornes de bière et ensuite de la lutte, 
de la course et des concours de force. 
Ils aiment bien s'amuser, à Utgard.

Neil Gaiman, La Mythologie Viking 
(Norse Mythology, 2017) 
traduit par Patrick Marcel, 

dimanche 23 juin 2019

Un coup il fait chaud, un coup il fait froid


La première quinzaine de juin, j'étais dans le sud-ouest, et le matin il faisait 10 (degrés Celsius).

La deuxième quinzaine, me voici dans le sud-est, et le matin il fait 30 (degrés centigrades).


On nous en promet 40 pour la semaine prochaine. 

Comment lutter contre les effets inattendus des dérèglements climatiques?
Je vous suggère la méthode suivante: faites un choix judicieux de parfum de glace ou de sorbet; puis dégustez, devant un épisode de Good Omens (le feuilleton adapté du roman du même nom, de Terry Pratchett et Neil Gaiman)*.
Les deux stars de la série, Michael Sheen et David Tennant, soufflent alternativement le chaud et le froid: avec leur aide, vous devriez parvenir, comme l'univers, à un certain équilibre thermique.

Fun fact: 
si vous prenez Michael Sheen et David Tennant et si vous les mélangez bien...


... puis vous laissez reposer; 
 vous démoulez…


… vous obtenez Coleen Coover.
(pour ceux qui ne lisent pas de comics: c'est la dessinatrice de la série Bandette)

Étonnant, non?

Disclaimer:  cette recommandation ne produira pas l'effet escompté - elle peut même entraîner des réactions allergiques - si vous êtes membre de la Return to Order campaign ou de la US Foundation for a Christian Civilisation, ou si l'idée que des gens qui ne sont même pas de chez nous puissent pasticher Fantômette offense gravement vos convictions morales.


*Au cas où vous vous seriez déjà endurci contre la chaleur au point de ne pas redouter d'affronter 233 degrés Celsius, vous pouvez aller lire ce qu'en pense Baroona (elle a bien aimé).

jeudi 20 décembre 2018

Une phrase bien rodée


La semaine avant Noël est souvent paisible, dans le métier, apprit Ombre durant le dîner. Les deux hommes se trouvaient dans un petit restaurant à deux blocs des pompes funèbres Ibis & Chaquel. 
Le repas de l'invité consista en un petit déjeuner complet - y compris les beignets - tandis que son compagnon picorait une tranche de gâteau au café.
"Les optimistes s'accrochent pour voir un dernier Noël, expliqua M. Ibis, voire un dernier Nouvel An. Quant aux autres, ceux pour qui les réjouissances des voisins se révèleront trop douloureuses, ils n'ont pas encore rencontré la goutte d'eau, la goutte de champagne, devrais-je dire, qui fera déborder non le vase mais leur pauvre enveloppe charnelle."
Sur ces mots, il émit un petit son à mi-chemin entre reniflement et claquement des lèvres, suggérant qu'il venait de prononcer une phrase bien rodée dont il était très fier.


Neil Gaiman, American Gods, 
(American Gods, William Morrow, 2001) 
traduit par Michel Pagel, Au Diable Vauvert, 2002
réédition: J'ai lu, 2014

lundi 29 août 2016

Tu as un trou dans le coeur (L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman)




Et je ne comprends pas comment le temps
Passe, moi qui suis temps et sang et agonie.
Jorge-Luis Borges




C'était quelque chose, 
la fête d'adieux de Lettie Hempstock,
 juste avant qu'elle ne parte pour l'Australie. 
On était tous déguisés! 
Il y avait: moi, elle, et…
je sais plus.

L'Océan au bout du chemin (un roman de Neil Gaiman: si vous en avez déjà lu d'autres, vous savez ce qui les rend si particuliers, et vous ne m'en voudrez pas de ne pas en dire trop à son sujet: j'aurais pu me contenter de dire "c'est un des meilleurs") passe en revue ces obstacles changeants qui s'interposent toujours au dernier moment entre nous et nos souvenirs les plus importants.

A la différence de Coraline (un autre des meilleurs Gaiman) qui rhabillait  les souvenirs d'enfance d'oripeaux "gothiques" à la Tim Burton, L'Océan ne parle que de choses qui pourraient aussi bien faire partie de nos souvenirs, à vous ou à moi. De questions que nous pourrions nous poser. Peut-être n'avons-nous jamais été forcés de céder notre chambre (notre chambre rien qu'à nous, avec un petit lavabo juste à notre taille) à des étrangers détestables, sans doute (je l'espère pour vous) ne vous a-t-on jamais, quand vous rentriez de l'école, annoncé sur un ton bourru qu'on venait d'enterrer votre chat, personnellement je n'ai jamais rencontré de prospecteur d'opales venu d'Australie…
Et pourtant, le narrateur de L'Océan au bout du chemin, c'est vous et moi, c'est nous.
Des souvenirs - certains communs à tous les gens de notre génération - de choses qui, un jour, sans qu'on y prenne garde, n'ont plus été là: les rengaines qu'on entendait tous les jours à la radio et puis un jour, plus jamais, les prairies qui sont devenues des parkings, les fermes remplacées par des lotissements, toutes les choses qui ont changé depuis les années quatre-vingt-dix… quatre-vingt… soixante-dix… soixante… c'était quand, déjà, la fête d'adieux de Lettie Hempstock? c'était il y a si longtemps que ça?

Des questions dont la réponse devrait être simple, forcément, puisque ce sont des questions simples, nous nous disons que nous devrions pouvoir y répondre: ça ne peut pas être si compliqué que ça… et puis non, nous n'y arrivons pas.

Par exemple: pourquoi notre sœur et nous, nous n'avons jamais pu employer les mêmes mots pour désigner les mêmes choses. 
Pourquoi notre père et nous, nous n'avons jamais pu aborder certains sujets, même si nous avons souvent été à deux doigts de le faire. 
Pourquoi nous n'arriverions pas à écrire, même si nous consacrions tout un livre à parler de cette journée, que l'enterrement pour lequel nous avons fait des heures de route jusqu'à l'endroit où nous n'habitons plus depuis longtemps, c'était celui de… 


Le problème avec les adultes, c'est qu'ils font souvent 
de la magie sans même s'en rendre compte, 
et comme ils font ça n'importe comment, 
c'est de la mauvaise magie. 

Je ne sais pas si vous voyez? 

Par exemple ils annoncent fièrement qu'ils vont 
faire quelque chose, ou ils se vantent de l'avoir fait. 
Ils n'ont pas l'air de réaliser que, de la même façon que, 
si on fait quelque chose, ça a des conséquences 
(ça tout le monde le sait, je crois), 
si on dit qu'on va la faire ou qu'on l'a faite, 
ça a des conséquences aussi, pas du tout du même genre. 
C'est pour ça qu'autour de tant d'adultes, il y a des résidus 
de mauvaise magie, pas tout à fait formés ou tout déformés, 
qui flottent ou qui traînent. 
Par exemple, si quelqu'un dit Ce connard, 
s'il continue à me faire chier je vais lui péter la tronche
ça fait de la mauvaise magie, ça donne la mauvaise 
couleur aux choses autour de lui, et ça n'arrange rien 
si en le disant il n'avait pas vraiment l'intention de le faire, 
au contraire c'est pire: c'est de la magie mal faite, 
elle n'a nulle part où aller, 
elle reste autour de lui, elle pendouille, 
elle colle.
Ou encore - ça vous est peut-être arrivé? - si quelqu'un 
vous a dit,  il y a longtemps 
"pour ton anniversaire tu vas avoir une belle surprise" 
et que le jour de l'anniversaire il n'y avait pas de surprise, 
juste un cadeau quelconque, prévisible
 jusqu'au bout du ruban, qui ne pouvait à aucun titre 
prétendre au statut prestigieux de surprise, 
ça a eu pour conséquence de contaminer le mot "surprise", 
de le dégrader, d'en faire un mot ordinaire. 
C'est juste un exemple, aussi bien ça peut être des clés 
laissées sur un tableau de bord, un téléphone mal raccroché, 
un geste esquissé et pas terminé. 
Il y a comme ça des tas d'adultes qui font 
sans arrêt de la mauvaise magie 
sans même s'en apercevoir.
Note de Morganna Phelps, 
restée cachée depuis 1976 dans 
une pochette de disque.



La fête d'adieux de Lettie Hempstock, c'est 
un de mes meilleurs souvenirs. Comme 
c'est bizarre que je n'arrive pas à me rappeler 
tous les détails.
C'est bien en Australie qu'elle est partie Lettie? 
Pas en Afrique du Sud?

Il y a des choses dont nous n'arrivons pas à nous souvenir, et pourtant nous sentons que ce sont des choses importantes.
Les toutes petites choses qui faisaient que nous étions quand même contents, à la fin de ces journées d'école où rien ne s'était passé comme on aurait voulu.
Les choses encore plus petites qui ont gâché tant de fêtes de Noël et d'anniversaires (la fête d'adieux de Lettie Hempstock, 
c'était bien, 
bien mieux que l'anniversaire de mes sept ans
qui, lui, était complètement raté).

Et aussi les choses énormes et informes qui se sont toujours tenu hors de notre portée, à la limite de notre champ de vision, ces choses pour lesquelles nous n'avons jamais trouvé de nom (pourtant ce n'est pas faute d'avoir cherché); pour ce que nous en savons, ce sont peut-être des choses pleines de dents et de tentacules, de poils et de griffes, d'yeux hypnotiques et de langues préhensiles, c'est peut-être mieux que nous n'ayons jamais eu à les voir face à face.
Est-ce la même crainte qui nous a empêché de donner un nom à la chose que nous a donnée Lettie Hempstock avant de partir, celle qu'elle était la seule au monde à pouvoir nous donner?


Tiens, la prochaine fois il faudra que 
je demande à sa grand-mère - non, je veux dire 
à sa mère (pourquoi j'ai dit sa grand-mère?), 
l'adresse de Lettie en Australie, comme ça je pourrai 
lui envoyer une carte.
La prochaine fois que je retournerai à la maison 
qui est presque, pas tout à fait, 
au bout du chemin, juste avant le bout, 
le bout du chemin tout au bout duquel 
il y a… 

Oui, la prochaine fois je ferai ça.



L'Océan au bout du chemin: le roman qui s'arrête juste au bord.


Neil Gaiman, L'Océan au bout du chemin
(The Ocean at the End of the Lane, 2013),
traduit par Patrick Marcel, 

Au Diable Vauvert, 2014

dimanche 28 août 2016

Des lectures pour l'été


Qu'ai-je lu cet été? Je sens que vous brûlez de le savoir. Trois livres, trois variations sur un même thème, pourrait-on dire en simplifiant un peu (ou beaucoup, à vous de voir): le thème commun, c'est la transition entre l'époque où le monde a eu, brièvement, pour la plupart d'entre nous, un sens intelligible (par convention, on appelle ça l'enfance) et... ce qui est venu après.

Morwenna, de Jo Walton;  
L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman;  
Le Livre des choses perdues, de John Connolly.

Si j'inclinais à faire ce genre de classement, je mettrais à la première place Morwenna, en lui décernant, en guise de mention, une pluie d'étoiles; ce qui serait parfaitement inutile, car le maquettiste de l'édition française comme celui de l'édition anglaise y ont déjà pourvu, saupoudrant l'illustration de couverture de petites étoiles qui rappellent fâcheusement des pastilles autocollantes sur un emballage de paquet-cadeau. Jo Walton, sur son site, a fait, sur la présentation des différentes éditions de son roman, quelques remarques aussi pertinentes que caustiques… si vous lisez l'anglais et si vous vous intéressez au book design, allez les lire! et admirez qu'elle parvienne à en parler en gardant sa bonne humeur, car en effet, tous ces choix ou presque révèlent, de la part des directeurs artistiques qui y ont présidé, soit - au mieux - une lecture trop rapide du roman, soit un contresens complet sur son contenu, soit une totale indifférence à celui-ci et une adhésion sans réserve aux conceptions les plus cyniques du marketing ("c'est quoi le pitch, coco? Une petite fille qui voit des fées? OK, le cœur de cible, c'est les décérébrées qui ont acheté Clochette et la fée pirate. On fait comme d'hab, coco: fais chauffer le pistolet à paillettes!" Hé oui, c'est souvent comme ça que ça se passe, dans l'antre des directeurs artistiques). 


Je placerais L'Océan bon deuxième.
Pourquoi deuxième et pas premier, vous demandez-vous, vous qui savez que je vénère Neil Gaiman? Il a été moins bon que d'habitude, Gaiman? Au contraire. L'Océan est un de ses meilleurs romans, peut-être même le plus accompli. Mais voilà, Jo Walton le bat d'une longueur de main sur la ligne d'arrivée. Walton aborde son sujet avec une fraîcheur, une témérité proche de l'inconscience (vous savez, le genre de fraîcheur qui faisait dire à Chesterton à propos d'Edward Lear:  "original, au même degré que furent originales la première barque et la première charrue"). Elle prend en outre le risque d'ennuyer ou de décevoir son lecteur pour rester fidèle à son personnage - un personnage dans lequel, elle s'en est expliqué à plusieurs reprises, elle a mis beaucoup d'elle-même. Le risque, aussi, de tourner le dos à une certaine mode - vous voyez de quelle mode je veux parler - en dispensant son héroïne de préparer un diplôme de magie, un prof de potions inquisiteur penché par-dessus son épaule: en matière de magie, Walton, comme Morwenna, est une chercheuse, une expérimentatrice, elle ne pioche pas dans un manuel. Elle fraie un nouveau sentier dans une région encore non cartographiée de la forêt des contes, tandis que Gaiman caracole sur la route qu'il a déjà ouverte, bornée et pavée dans d'autres textes (Coraline, Neverwhere et, surtout, American Gods...): les voyages auxquels les deux écrivains nous invitent sont aussi passionnants l'un que l'autre, mais l'un des deux guides a plus de mérite, vous voyez?
Je viens d'attribuer à Morwenna des qualités que d'autres lecteurs pourraient, aussi bien, considérer comme des défauts*; parallèlement, je trouve à L'Océan des défauts que d'autres pourraient considérer comme des qualités.
Vous vous souvenez de Calliope? Une des histoires courtes qui composent l'arc de Dream Country. Je me demande parfois si, dans cette courte historiette un peu perdue dans un coin du dédale de la saga du Sandman, Gaiman ne nous a pas livré une douloureuse confidence sur son processus de création (un écrivain sans idées fait l'acquisition d'une Muse - une vraie, l'article authentique, une fille d'Apollon - source d'inspiration inépuisable, et il la traite comme une souillon,  oubliant que les dieux n'apprécient pas qu'on manque ainsi de respect à leur progéniture. Le voilà affligé d'une malédiction à la mesure de son indélicatesse: les idées qu'il peinait tant à trouver, avant, voilà qu'elles se bousculent dans sa tête, il faut qu'il les mette par écrit, il ne peut plus s'en empêcher, et quand il n'a plus rien pour écrire, il…)
Pas de panique! Neil Gaiman n'en est pas là, cependant la Muse à laquelle il adresse des prières (en lui témoignant le plus grand respect, je n'en doute pas) doit, à l'occasion, remplir sa coupe avec un peu trop d'enthousiasme et le nectar déborde.
L'Océan est un roman court, et il aurait à mon avis gagné à être un peu plus court encore. C'est dans ses récits les plus elliptiques que Gaiman a atteint à la plus grande efficacité: dans L'Océan, il pratique l'ellipse, et aux bons endroits certes, pas tout à fait assez pourtant. Il fait comme Umberto Eco dans La mystérieuse flamme de la reine Loana... oh la la, mais je m'éloigne de plus en plus de mon sujet, j'en suis déjà à parler de La flamme de la mystérieuse reine Loana...  ce n'était pas du tout prévu, gardons-la pour un autre jour, d'accord?
Essayons d'être un peu plus précis: ce qui m'a gêné dans L'Océan, ce ne sont pas tant des longueurs qu'une surabondance de détails dont  le livre aurait pu sans inconvénient être allégé:  des références trop reconnaissables à la culture populaire qui datent trop précisément l'enfance du protagoniste, l'accumulation de bizarreries - finalement très conventionnelles - qui servent à caractériser les dames Hempstock comme des créatures surnaturelles, alors qu'il aurait suffi de bien moins pour suggérer qu'elles n'appartiennent pas totalement à ce monde (leur nom de famille, déjà, est un indice assez parlant: il est clair que nous sommes dans le même univers que dans American Gods, la différence, c'est que nous sommes de l'autre côté d'un océan), ce n'était pas la peine de le souligner aussi lourdement... mais je suis sans doute vraiment trop pointilleux, et quand je repense au plaisir que m'a procuré ce bout de chemin fait avec Neil Gaiman, j'ai l'impression d'être bien ingrat.

Allons, la comparaison avec La flamme mystérieuse de la reine Loana (qui, lui, est réellement un peu trop long) me fait revenir sur mon jugement précédent: j'use de mon pouvoir discrétionnaire et je déclare que Morwenna et L'Océan se partagent la première marche du podium et reçoivent tous les deux une médaille en or de fées garanti véritable (la pluie d'étoiles, c'est trop kitsch, on oublie).

Ça ne change d'ailleurs rien pour Le Livre des choses perdues qui reste à la troisième place. Donc, vous demandez-vous, celui-là, il est mauvais? Non, il est d'une lecture agréable. C'est un travail de bon élève. John Connolly, qui n'avait, jusqu'ici, écrit que des thrillers (souvent plus ou moins teintés de fantastique), s'est bien documenté avant de passer au conte: on sent qu'il a lu Bettelheim et sans doute plein d'autres spécialistes de la chose, et qu'il a pris des notes. C'est ça son problème: il a écrit quelque chose de bien trop prévisible. Si j'insinuais plus haut que Gaiman emprunte un sentier déjà frayé
(... hum, la métaphore vaut ce qu'elle vaut, mais gardons-la)
Connolly, lui, ne quitte pas l'autoroute.  On retrouve en le lisant des sensations qu'on avait déjà connues dans Le Talisman, des traits d'humour qui nous avaient déjà fait sourire dans The Princess Bride, des bizarreries qui nous avaient déjà interloqués dans Le Mystère de l'Étoile.  C'est un livre plein de bonnes idées (il y en a même quelques-unes d'originales), mais toutes, même les  meilleures, sont développées de manière un peu trop scolaire.


Ça va, je n'ai pas été trop bavard?
On va revenir sur chaque livre en détail dans les prochains billets:
respectivement ici, et ici, et ici.

* Sur le blog Hugin et Munin, Cédric Ferrand emploie une formule joliment concise: "J’ai aimé m’ennuyer avec Mori". C'est tout à fait ça: en sept mots, on a à la fois ce qui fait le charme très spécial du roman et ce qui risque de rebuter quelques lecteurs.


Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
 traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014 ;
(The Ocean at the End of the Lane, 2013), 
traduit par Patrick Marcel, Au Diable Vauvert, 2014 ;  
John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.

mercredi 22 octobre 2014

Le bout du chemin n'est pas la fin du voyage



Rude semaine pour Neil Gaiman: jeudi 23 au soir (à partir de 18 h 30) il arrosera  assistera au vernissage de l’exposition de son vieux pote Dave McKean à la galerie Martel, à Paris (17 rue Martel, 75010; métros: Château d'Eau, Poissonnière ou Gare de l'Est!), nommée, comme la plus récente collaboration des deux auteurs, Smoke and Mirrors.

Y seront présentées les somptueuses bichromies réalisées en 2013 par McKean pour la réédition, en grand format et - vous avez suivi, j'espère? - illustrée, de ce recueil  de nouvelles et autres textes courts de Gaiman, publié initialement en 1998.



L’exposition dure du 24 octobre au 22 novembre; Dave McKean dédicacera Smoke and Mirrors à la galerie le samedi 25 de 15 à 18 heures.


Et le vendredi 24, à la librarie Millepages à Vincennes, Neil, quant à lui, dédicacera L’Océan au bout du chemin, qui - votre blog favori avait commencé, il y a déjà un certain temps, à vous préparer au choc de cette nouvelle - vient de paraître au Diable Vauvert dans une traduction de Patrick Marcel.




Sur son blog, Gaiman précise gentiment que c’est seulement à Vincennes qu’il dédicacera, et que le samedi, à la galerie Martel, McKean sera tout seul pour dédicacer, car cet après-midi-là lui, Neil, sera occupé ailleurs à donner une interview: quand je vous disais que ce serait une rude semaine.


Et ensuite? Il repartira pour de nouvelles aventures; ce sera sa seule halte en France, profitez-en bien!



Illustrations © Tor Books, 
Au Diable Vauvert, Neil Gaiman, 
Dave McKean, etc, etc...

dimanche 1 juin 2014

On aperçoit le bout du chemin


Chères lectrices et chers lecteurs, certains parmi vous, de ceux qui me sont le plus chers (je pense à vous, très chère Algésiras), n’ont cessé de se demander, depuis l’année dernière, quand L’Océan au bout du chemin, la traduction française de The Ocean at the End of the Lane, de Neil Gaiman, pourrait enfin rejoindre leurs étagères… 
J’ai pour eux (pour vous tous) une bonne et une mauvaise nouvelle: la bonne c’est que  selon les meilleures sources (la source étant le traducteur en personne, Patrick Marcel*) ce sont les éditions Au Diable Vauvert qui la publieront en septem... ah, non, la dernière fois que j'avais regardé c'était septembre, mais depuis la page a été mise à jour et maintenant c'est pour octobre que le livre est annoncé
La mauvaise nouvelle c’est donc que cet été encore vous ne pourrez pas le glisser dans votre sac de plage. 
Mais d’un autre côté, s’il sort en octobre, vous aurez juste le temps qu'il faut pour lui préparer une place douillette au pied de l’arbre de Noël, non? 
Alors si on compte bien, ça ne fait pas une bonne et une mauvaise nouvelle, je me suis trompé, ça fait deux bonnes nouvelles. 
L’été commence bien!


Pendant ce temps, dans le métro de Londres...

*Patrick Marcel, ayant pris la suite de Jean Sola depuis le tome 13, est aussi le second traducteur à s'être attaqué au Trône de Fer, le roman-fleuve qui ne se montre pas plus miséricordieux avec ses traducteurs qu'avec ses personnages… ah, coincé entre les fans de Neil Gaiman et ceux de G. R. R. Martin, il ne doit pas avoir la vie facile, ce traducteur-là!


La photo provient du blog de Neil Gaiman.

vendredi 26 juillet 2013

L'actualité littéraire de l'été en quelques clics


Le sérieux et la pertinence des études prévisionnelles de l'Institut Tororo sont unanimement reconnus dans le monde entier.
Le département Littérature Internationale de l'Institut vient de nous communiquer (en exclusivité) sa top-list des lectures de l'été.

Cet été, tout le monde lira Notes, de Boulet, même les plus grandes stars américaines (ici, Felicia Day).



Cet été, tout le monde lira The Ocean at the End of the Lane, de Neil Gaiman, même les plus petites poupées coréennes (ici, le dernier-né du fabricant de poupées coréen Dollmore: Luen).



Cet été, tout le monde lira Le Livre de Skell, de Mangin et Servain, même les chats de taille moyenne (ici: A-for-Anonymous, Nimou pour les intimes).





Notes, de Boulet, se trouve en abondance (7 tomes parus, éditions Delcourt) dans les bonnes librairies.

The Ocean at the End of the Lane, de Neil Gaiman, (Headline publishing, 2012 pour la première édition), n'est pour l'instant disponible qu'en anglais, mais il est annoncé en français pour bientôt.

Le Livre de Skell, de Mangin (scénario) et Servain (dessin): le chant 1 est paru (Soleil, 2012), le chant 2 sort dans quelques jours!



Crédits photo: Boulet Corp, Delcourt, Dollmore, Headline, Kes Darwin et Soleil.

mardi 18 juin 2013

Une recette de Neil Gaiman

On continue à essayer d'accélérer l'arrivée des beaux jours, cette fois avec une recette pour vos prochains pique-niques.


Et mon papa a préparé de la salade de pommes de terre.

Voilà la recette. 


La salade de pommes de terre de mon papa est faite avec de toutes petites pommes de terres nouvelles, alors il les fait bouillir et quand elles sont encore chaudes il verse dessus son mélange secret, c'est de la mayonnaise et de la crème ègre et des tous petits oignons qu'il a fait sauter dans de la graisse de bécon, et des morceaux de bécon croustillants. 

Quand elle est refroidie c'est la meilleure salade de pomme de terres du monde, et elle est meilleure que la salade de pommes de terre qu'on mange à la cantine qui a comme un goût de vomi blanc.

Neil Gaiman, Le jour où nous sommes allés voir la fin du 
monde (par Dawnie Morningside, onze ans et quart)
dans Miroirs et Fumées (Smoke and Mirrors, 1998)
Traduction de Patrick Marcel
J'ai Lu, 2000; Au Diable Vauvert, 2001

mardi 2 octobre 2012

Better Things



Vous n'avez pas oublié, bien sûr, que l'année dernière, à la fin de ce billet, je vous avais signalé qu'un documentaire consacré à Jeffrey Catherine Jones, et réalisé par Maria Paz Cabardo, était en cours de production.
Le film avait déjà un titre: Better Things.



Hé bien ça y est, tout est dans la boîte… comme on disait autrefois (it's a wrap, préfère dire Arnie Fenner sur muddycolors): entretiens avec Jones, documents datant de différents moments de sa carrière, et interventions de Neil Gaiman, Moebius, Berni Wrightson, Roger Dean, Paul Pope, Dave MacKean, Mike Mignola et j'en oublie. La postproduction et le montage sont terminés, reste à trouver un moyen de le distribuer… ceux qui au printemps prochain auront l'occasion d'assister  au Spectrum Fantastic Art Live à Kansas City (la convention organisée par les éditeurs de Spectrum, au Kansas City Bartle Hall, du 17 au 19 mai 2013) pourront le voir en avant-première (Kansas City ne se trouve pas dans le Kansas, mais dans le Missouri, j'en suis navré pour les petites filles du Kansas, qui devront se bien chausser avant de prendre la route).



Vous trouverez sur le blog de Li-An tout un tas d'informations bibliographiques; et vous savez que vous pouvez toujours acheter des posters de J. C. Jones, , chez Glimmer Graphics.


Illustrations:
affiche par John Pinsky 
pour  le film Better Things de Maria Cabardo; 
dessin de Jeff Jones
tiré de l'histoire Death, (Spasm, 1973), 
reprise dans l'album Les Bandes Dessinées Fantastiques de Jeff Jones, 
(éditions du Triton, 1979)

dimanche 20 mai 2012

Les Fabuleuses Aventures de Sendak et Spiegelman



Vous rendez visite régulièrement, j'espère, au blog de Neil Gaiman? Si vous avez oublié de le faire ces jours-ci, il vous a peut-être échappé que l'auteur d'Anansi Boys recommandait à ses visiteurs une lecture adaptée à cette période où l'absence d'un certain monstre se fait sentir un max:  une BD écrite et dessinée à quatre mains par Maurice Sendak et Art Spiegelman, et publiée par le New-Yorker en 1993 - à aller voir dans les archives du magazine


Pour voir les planches en haute définition, c'est ici.

Comme le fait remarquer Gaiman, en onze cases ils trouvent la place de dire autant de choses nécessaires que d'autres en un gros volume.


La BD dont il est question ici a été écrite et dessinée 
par Maurice Sendak et Art Spiegelman
les rites de copie ont été célébrés par The New Yorker.

mercredi 31 août 2011

I once was lost, but now I'm found: Catherine O'Flynn


Wir armen, armen Toren!
Wir irren ja im Graus
Des Dunkels noch verloren –
Du fandst dich längst nach Haus.
Joseph von Eichendorff


Ca faisait treize ans qu'il regardait les mêmes écrans de contrôle. Quand il fermait les yeux, il continuait de voir les couloirs vides et les portes fermées dans des tons monochromes . Quelquefois il s'était dit que ce n'était peut-être que des photographies vacillantes - des natures mortes qui ne changeraient jamais. Mais elle était apparue au milieu de la nuit, et depuis il n'avait plus jamais pensé ça.

"Qui vit dans ces maisons?" interrogea-t-il.
- Mauvaise question, Petitou, répondit sa compagne en le considérant de haut, sans ralentir l'allure.
Miaou, dit le sac. Clinc.
- C'est quoi, alors, la bonne question?
- Demande-moi donc qui vit sous ces maisons.
- Qui vit sous ces maisons? reprit-il, obéissant.
- Quelle bonne question!
Ce bref échange (tiré de la nouvelle de Kelly Link, Peaux de chat) entre la chatte Vengeance et son fils adoptif, l'orphelin Petitou, le plus jeune fils d'une sorcière, en révèle beaucoup sur l'intrigue du roman de Catherine O'Flynn, Ce qui était perdu. On pourrait même appeler ça un spoiler. En effet l'unité de lieu est presque respectée dans ce roman: l'essentiel de l'action a pour cadre un centre commercial. Et il est légitime de se demander: peut-il y avoir de la vie dans un centre commercial?
Green Oaks. Kurt apprit que Gavin y travaillait depuis l'ouverture en 1983. Il se voyait comme une sorte de conservateur du lieu, qui garderait son histoire et dépoussièrerait ses artefacts. Il déclarait parfois: "Je connais tous ses secrets". Kurt serrait alors le poing autour de sa balle en papier d'aluminium: il finirait aussi par tous les connaître, mais il savait déjà qu'aucun n'en valait la peine. Kurt apprit que Green Oaks avait été un des premiers centres commerciaux de la nouvelle génération, à ne pas confondre avec la génération précédente, la première vague des Arndale et des Bullring (entre parenthèses, savait-il combien il y avait de Arndale dans le pays?). Qu'il avait été le premier à avoir été construit sur un ancien site industriel en périphérie de la ville, et qu'il restait aujourd'hui encore, avec son 1,5 kilomètre carré au sol, le plus grand du pays. Qu'une moyenne de quatre cent quatre-vingt-dix-sept mille clients fréquentaient le centre la semaine précédant Noël. Qu'il pouvait y avoir au même moment trois cent cinquante visiteurs répartis dans les dix-neuf ascenseurs du centre…
Comment une nouvelle inscrite dans le genre fantastique, voire le genre féerique, comme celle de Link, peut-elle contenir des informations relatives à l'intrigue d'un roman policier, me direz-vous? Jusqu'à quel point Kelly Link et Catherine O'Flynn sont-elles complices?* Un indice: dans ma bibliothèque, où les livres ont une propension naturelle à se ranger tout seuls selon leurs affinités, le roman de Catherine O'Flynn est allé se glisser de lui-même à côté du recueil de Link. Ce que voyant, quelques romans policiers de la vieille école ont branlé du chef: se fiant à sa quatrième de couverture, ils s'attendaient à le voir rejoindre leur rayon; certains avaient commencé, par habitude, à maugréer: ils étaient déjà trop serrés, ce dont ils avaient vraiment besoin, c'était qu'on augmente le budget étagères, pas qu'on leur colle d'office tous les bleus à peine sortis diplômés de l'atelier d'écriture; d'autres avaient échangé des clins d'oeil, se promettant un peu de distraction du traditionnel bizutage. En vain: c'est dans un autre coin du vieux meuble que les deux nouvelles amies, O'Flynn et Link, ont élu domicile, une zone un peu bohème où l'on croise de vieux originaux et de jeunes punks, du genre de Dino Buzzati et de Poppy Z. Brite, de Peter S. Beagle et de Pierre Gripari. Les romans policiers ont froncé le sourcil.
Lisa avait douze ans quand Kate avait disparu. La petite fille était partie de chez elle un matin et n'était jamais revenue.Elle s'était volatilisée, sans laisser la moindre trace. Pas de témoins, pas d'indices, pas de corps. Elles n'étaient pas amies; à vrai dire, elles se connaissaient à peine. Lisa avait dû voir Kate trois fois dans sa vie. Mais elle se souvenait très bien de leur première rencontre.
Pourtant, cette fameuse quatrième de couverture dont les vieux briscards de la detective novel ont tiré des conclusions hâtives n'est pas délibérément trompeuse. Comme chez Kelly Link, tiens donc, il y a une jeune détective: même si elle n'est pas, comme chez Link, annoncée dans le titre, elle est bien là tout le temps. Une détective de dix ans. Elle n'est pas la seule que nous verrons enquêter d'ailleurs, les méthodes de cette enquêtrice atypique seront mises en parallèle avec celles d'autres investigateurs non officiels: une vendeuse, des vigiles, tous travaillant dans le même centre commercial. Pas d'inspecteur ni de surintendant; à vrai dire, la piste suivie est trop froide. Comme dans la vraie vie, quand ces professionnels referment un dossier, refermé il reste. L'"enquête" se situe donc dans le milieu, moins glamour que celui de la police criminelle, des agents de sécurité et de surveillance privée.
Les vigiles et les surveillants de magasins que la plupart des commerces employaient pour leur propre compte venaient gonfler les rangs de la sécurité du Centre, ce qui portait à environ deux cents le nombre d'agents travaillant sur les quatre kilomètres carrés de Green Oaks.
Au coeur de l'intrigue il y a donc un dossier refermé. La proximité avec le "Quatuor du Yorkshire" (Red Riding Quartet: 1974, 1977, 1980 et 1983), de David Peace, n'est pas que géographique** (le cœur d'un royaume insulaire dépossédé de sa fierté) et sociologique (le cœur d'une classe ouvrière insulaire dépossédée de sa dignité), elle est aussi, en partie, structurelle: les événements racontés dans Ce qui était perdu s'étalent entre 1984 et 2003; dans la tétralogie de Peace, c'était entre 1974 et 1983. Ce parallélisme dans la construction chronologique, étalée ici comme là sur une longue période, n'est, de la part de C. O'Flynn, ni un clin d'oeil à un prédécesseur, ni une manifestation d'opportunisme: dans les deux oeuvres, le sujet est le lent travail de l'oubli, l'érosion de la sensibilité, et, s'opposant à eux, la non moins mystérieuse germination de l'imaginaire et de la mémoire. Dans les deux oeuvres (qu'un monde sépare, du reste, tant au point de vue de l'écriture que des intentions) on cherche une chose perdue, qu'on n'aurait pas dû perdre, une chose si petite et si bien perdue qu'on en arrive à se demander ce que c'était, on se demande ce qui manque et pourquoi ça fait mal.
Le centre commercial de Green Oaks ne fermait que pour Noël et le dimanche de Pâques, et Kurt faisait toujours partie de l'équipe, réduite à deux hommes, de garde ces jours-là. Les clients n'aimaient pas quand le centre fermait ses portes. Le jour de Noël, il avait vu la petite bande habituelle de forcenés qui frappaient du poing sur les portes en verre pour qu'on les laisse entrer. Il les avait regardés sur son moniteur et s'était dit qu'ils avaient vraiment l'air de zombies. Des morts-vivants venus réclamer des remboursements et des échanges.
Policier, Ce qui était perdu ne l'est donc que marginalement. S'agit-il alors d'un récit fantastique? Voilà une question à laquelle il est encore plus difficile de répondre qu'à la précédente. Peut-être bien y a-t-il des fantômes dans ce livre. Sommes-nous bien sûrs que nous saurons reconnaître un fantôme quand nous en rencontrerons un? Après tout, regardez autour de vous: même les êtres humains les plus ordinaires, les moins bien pourvus en pouvoirs paranormaux, manifestent de surprenants dons mimétiques quand les circonstances les amènent à se fondre dans une foule de spectres.
Mais il avait éprouvé de plus en plus de difficulté à distinguer les rêves de la réalité et des souvenirs. Il s'était mis à craindre que le sommeil ne lui fasse oublier la vraie Nancy. Ses rêves lui jouaient des tours: il se faisaient passer pour des souvenirs, ils feignaient d'avoir une histoire: ils contenaient d'autres rêves. Il comprit trop tard que ses rêves étaient comme un virus encéphalique larvé qu'il avait laissé coloniser son esprit. Maintenant le virus se propageait, se connectait au réel et s'en nourrissait: il effaçait les faits. Des pans entiers avaient déjà disparu. Nancy et lui s'étaient-ils retrouvés, un jour, dans un bar bondé, contraints de regarder malgré eux un couple en train de faire l'amour dans un coin? Avaient-ils vu un énorme morceau de glace étincelant à même le sol, dans une forêt, un jour ensoleillé? Faisait-il réellement le rêve récurrent de Nancy avec un chapeau rouge depuis qu'il l'avait rencontrée, ou est-ce qu'il avait rêvé de ça pour la première fois la nuit dernière, récurrence comprise? Il était terrifié de ne pas avoir de réponse à ces questions.
Le roman prend impartialement ses distances avec le policier et le fantastique. Les horreurs auxquelles les personnages ont à faire face? Plutôt que les pièges ourdis par quelque aspirant au titre de Napoléon du crime, plutôt que des invasions de croquemitaines, ce sont l'indifférence mesquine, l'incompréhension face au dévouement, la grisaille, l'habitude, si facilement acquise, de perdre, et, face à la perte, la résignation sans grandeur.
Décalage, aussi, au niveau du style: très loin de la prose convulsive de Peace, reflet de la débâcle dans laquelle se débattent ses héros, le style d'O'Flynn se tient aussi à bonne distance de celui de Link, de sa syntaxe recherchée, de son riche vocabulaire, de ses oxymorons déroutants. Un style neutre, soucieux d'efficacité; narrateur omniscient peut-être, mais son omniscience pourrait se limiter à la conscience des personnages dont il adopte successivement le point de vue, soulignant leurs lacunes, leurs faiblesses.
Elle fixait les mots depuis si longtemps qu'ils avaient perdu toute signification. Hobbies et centres d'intérêts. Qu'est-ce que ça voulait dire? Techniquement parlant, ce n'était même pas une question, et seuls les cinq centimètres d'espace blanc, dessous, indiquaient qu'ils appelaient une réponse. Peut-être aurait-elle pu écrire quelque chose de tout aussi ambigu: "Bien", "Bonjour" ou "Oui".
Comme Neil Gaiman (encore lui) dans American Gods, Kelly Link et Catherine O'Flynn nous rappellent que ni les dieux que nous adorions la semaine dernière, ni ceux que nous adorerons la semaine prochaine, ni même ceux qui sont en promotion cette semaine (prolongation exceptionnelle jusqu'à lundi prochain minuit) ne sont essentiellement différents de ceux auxquels sacrifièrent nos ancêtres néolithiques. Et que les dieux ont soif.

L'avertissement en petit caractères: Intentionnellement, je n'ai presque rien dit du personnage de la petite fille détective. Elle est le meilleur atout du livre. Cependant, j'ai eu l'impression (en parcourant les commentaires sur ce roman publiés ici et là) que bon nombre de lecteurs, ayant apprécié les premières pages, ont par la suite été déçus que les enquêtes de la petite Kate n'occupent guère qu'un tiers du volume total de l'œuvre, et que tant d'autres pages soient consacrées à la vie sans éclat de Lisa et de Kurt. Dans l'espoir de prévenir d'autres déceptions, j'ai donc parlé de tout, sauf d'elle, ou peu s'en faut. Si vous avez tenu bon, et si la lecture du déprimant billet ci-dessus n'a pas réussi à vous décourager de lire ce livre, alors vous aurez la bonne surprise d'y découvrir, à côté, il est vrai, de passages réellement aussi sinistres que les citations dont je vous ai régalé, des dizaines et des dizaines de pages drôles et tendres auxquelles je n'ai même pas fait allusion: ce sera pour vous, je l'espère, comme de trouver un rutilant œuf de Pâques dans un terrain vague aride et désolé.

*Précisons-le à toutes fins utiles, dans la vraie vie O'Flynn et Link n'ont aucun lien: quand je parle de leur complicité, c'est une métaphore, OK?
**Oui, je sais, Birmingham n'est pas Leeds, mais les deux sont bien situés sur cette drôle d'île biscornue, là-bas, non?
Catherine O'Flynn: Ce qui était perdu, roman, 2009, Editions Jacqueline Chambon / Actes Sud