samedi 29 décembre 2012

Le bruit que fait le cœur (Beasts of the Southern Wild)


Le monde n’est pas moins beau 
pour n’être vu qu’à travers une fente 
ou le trou d’une planche.  
Henry David Thoreau

L'univers est un bricolage fait n'importe comment. La preuve, c'est que parfois il suffit d'un coup de marteau donné au bon endroit au bon moment pour que ça redémarre; et d'autres fois, même en démontant et en remontant tout ce qu'on a à portée de la main bien comme il faut, ça ne se remet pas à marcher. Ce n'est pas une raison pour arrêter d'essayer de le faire fonctionner: tout ne fonctionne pas tout le temps de la même façon, parfois, il faut démarrer un moteur, parfois, il faut pousser ou pagayer. 



Parfois, entre deux battements de cœur, il se passe si longtemps qu'on aurait le temps de compter jusqu'à beaucoup, si on avait envie de s'amuser à ça - mais en général on n'a pas envie, parce qu'on a trop à faire à regarder ce qui se passe entre ces deux battements-là: par exemple une chose en train de se défaire, de cesser d'être une chose pour devenir un débris. 
D'autres fois, le cœur se met à battre si vite qu'il est impossible de compter le nombre de fois qu'il bat entre un moment et un autre, par exemple entre le moment où une femme entre dans une cuisine et celui où l'on s'aperçoit que l'eau dans les marmites s'est mise à bouillir. Il y a des gens qui croient qu'une machine est capable de faire ce calcul, parce que c'est ça que les machines sont construites pour faire: cracher des chiffres qui ne signifient quelque chose que pour elles ou pour d'autres machines. C'est pour ça qu'il y a des gens qui croient qu'il faut attacher d'autres gens, pour leur bien, à des machines. Mais les machines n'arrivent pas à traduire les chiffres en phrases qui voudraient vraiment dire quelque chose, même pas en phrases aussi simples que: Papa ne va pas mourir.
Certains films sont montés par des gens qui regardent leur montre, pour s'assurer que le montage obéit bien à des formules apprises dans les écoles: tant de secondes pour les tonneaux que fait une voiture avant d'exploser, tant de secondes pour un baiser. Pas Beasts of the Southern Wild, un film où le timing des séquences a été calé sur les battements de cœur d'une Hushpuppy.



Parmi les gens qui ont vu le film, quelques aristarques, çà et là, ont dénoncé comme un "maniérisme" l'usage systématique de la caméra portée, oubliant que, d'une part, ce choix de caméra était dicté par les conditions du tournage (on a tourné dans de la vraie vase authentiquement traîtresse, pas sur un plateau), 
et que d'autre part, se placer à hauteur d'enfant*, c'était faire le meilleur usage possible de cette contrainte; ils se sont plaint aussi de nausées devant ces images qui ne restaient jamais tranquilles dans leur cadre (surprenante réaction: ils n'ont donc jamais le mal de mer devant les mouvements de caméra virtuelle des dernières productions Dreamworks, ou New Line, ou Pixar?); d'autres on trouvé que le rythme du film était bizarre: trop ceci au début, trop cela à la fin. 

Le tempo de Beasts of the Southern Wild n'est pas calculé par une machine, il est réglé sur des battements de cœur. Il y a de longs plans sur des choses qui marchent, et de courts plans sur des choses qui ne marchent pas. Et s'il y a, dans le dernier tiers du film, quelques ruptures de rythme, je soupçonne que l'élargissement du cadre, l'apparition de nouveaux personnages, avec qui Benh Zeitlin semble se forcer à garder ses distances pour ne pas compromettre davantage l'unité de ton du récit, n'y sont pas étrangers. Sans doute une logistique plus importante sur le terrain et une postproduction plus sophistiquée auraient-elles pu rendre plus homogènes les images saisies à fleur de peau dans le bayou, celles filmées sous des néons, et celles tournées au large;  mais au prix de quelle normalisation du scénario aurait pu être obtenue l'augmentation de budget nécessaire? Combien de livres de chair à offrir en nantissement? Produit avec d'autres moyens Beasts pourrait mettre en scène une princesse qui doit aller chercher une fleur d'or au-delà des montagnes et au-delà des mers pour soulager quelqu'un qu'elle aime des souffrances qu'il endure du fait d'une malédiction: et - on peut, pour ce genre de choses, faire confiance à la technique - il ne manquerait pas un pétale virtuel à la fleur d'or, pas un mâchicoulis numérique à la forteresse inaccessible. 
Mais, j'y pense, l'histoire que Benh Zeitlin nous a racontée, c'est justement l'histoire de cette princesse à la fleur d'or. Il l'a juste racontée autrement. 
Son film raconte comment une Hushpuppy vivait dans le bayou avec un papa qui était fatigué, et une maman qui n'était pas là. On ne sait pas pourquoi, la présence des mamans fatigue les papas, c'est une des lois de la nature. Et leur absence aussi, c'est encore une autre loi. Ça doit être assez compliqué d'être, ou un papa, ou une maman, et le plus compliqué ça ne doit pas être d'avoir à s'occuper de choses petites, ni même de tenir à distance de grosses méchantes choses: pour ça il suffit d'être fort. Pour faire fonctionner ensemble une maman, un papa et tout ce qui qui va avec, il faut être fort et encore quelque chose de plus: savoir exactement à quel endroit il faut frapper fort pour bien clouer les planches, et quel endroit il faut caresser, légèrement, de la main, du bout des doigts. 
Ça aide à savoir tout ça, d'écouter s'il y a un cœur qui bat à l'intérieur des choses, ou pas. 



L'univers est un bricolage, en général taper dessus ça ne change rien; parfois, au contraire, y ajouter quelque chose fait avec des pièces et des morceaux qu'on a récupérés et remontés comme on a pu, ça change tout.


*Ben Richardson, le chef-op'-caméraman-directeur de la photo a donné les précisions suivantes: pour le tournage il disposait d'une seule caméra dont il a modifié le harnais Easyrig de façon à pouvoir placer l'axe de la caméra à environ 90 cm du sol, pour adopter le point de vue du personnage principal.
Interview de Ben Richardson sur AFcinéma

Beasts of the Southern Wild / Les bêtes du Sud sauvage est un film de Benh Zeitlin.
La photo est © Benh Zeitlin, Cinereach, Court 13 Pictures, Journeyman Pictures et al.

vendredi 28 décembre 2012

Point de fuite

- Also, focus on your perspective a bit more. 
The vanishing line and the horizon point 
is totally off in this panel.
- Don't you mean "vanishing point" and "horizon line"?
- Uh... well... here in The Industry 
we have our own terminology. 
I suggest you get acquainted 
with it if you want to be 
a professional.
(dialogue entre Andy Go, 
aspirant graphic artist
et un editor de chez 
Sock'Em Comics)


Nous l'avons vu la dernière fois, choisir des cadeaux pour les autres c'est difficile; et comme si ça ne suffisait pas, cette année, contrainte supplémentaire, beaucoup de gens ont décidé, pour des raisons qui les regardent, d'exiger de recevoir leurs cadeaux avant le 21 décembre. 
Vous y avez donc passé beaucoup de temps,et avec tout ça, vous venez de vous apercevoir que vous aviez oublié de faire votre propre liste au père Noël! Quelle situation ridicule. Enfin, réfléchissez mieux: en fait, vous savez très bien ce qu'il vous faut. Non? Toujours pas? Tonton Tororo va vous aider.
Souvenez-vous: vous avez découvert Derek Kirk Kim il y a déjà quelques années, quand Same Difference a été publié en français par 6 Pieds sous Terre; puis vous vous être précipité sur Short Stories aussitôt que le même éditeur l'eut rebaptisé Autres Histoires, puis vous avez patiemment attendu que The Eternal Smile (scénario de Gene Luen Yang) soit disponible en français, et vous vous l'êtes procuré quand il est paru chez Dargaud (à moins que vous n'ayez pas résisté à l'envie de le lire en VO?)…



Depuis lors, Derek ne s'est pas endormi sur sa planche à dessin: il a depuis deux ans prépublié en ligne le début d'une grande saga d'amour, d'aventure, d'astrophysique et de xénobiologie, mais surtout d'amour. Comme la parution en français de Tune, tome 1 :  Vanishing Point,  n'est pas encore pour demain, pourquoi attendre? Achetez-le dès à présent en anglais, en plus vous apprendrez à parler le jargon des étudiants des écoles d'arts  américaines et à surtout ne pas négliger de lire les paragraphes en petits caractères dans les contrats (compétence d'autant plus utile que de nos jours, dans les contrats, TOUS les paragraphes sont rédigés en petits caractères).




Oui, comme Same  Difference, Tune met en scène un jeune américano-coréen et une jeune américano-coréenne... et ce sont à peu près les seuls points communs entre ces deux graphic novels: le ton est différent, le rythme est différent, le trait est plus rond et plus cartoony...  et l'humour est nettement plus acide: les héros de Same Difference sentaient que la vie était en train de les transformer, c'était dur pour eux, mais ils finissaient par s'y faire... Celui de Tune en est encore à se demander si, pour lui, quoi que ce soit changera jamais en bien (c'est le genre de petit pou capable de vous sortir des énormités du style "j'avais vingt ans, et je ne laisserai personne me dire que c'est le plus bel âge de la vie", vous en connaissez sûrement des comme ça) et, dans le doute, il résiste de toutes ses forces au changement. Mais sa rencontre avec des représentants d'une civilisation extra-terrestre va l'obliger à réviser ses priorités.
Pourquoi la série s'appelle-t-elle "Tune"?
Attention, l'explication fait appel à la science extraterrestre:


Every single alternate reality is happening 
at the same time, in the same "space", 
but you can only be focused on one 
"frequency" at a time. 
There are billions of alternate realities all around you, 
you just can't see or interact with them. 
You're "focused" on your reality, 
and we're - normally - fixed on ours. 
But this machine allows the user to 
"tune in" to a different reality. 
A different universe. 
That's why it's nicknamed 
the Tuner.
(Dash, une scientifique praxienne 
qui parle très bien anglais)

Vous étiez prévenus, c'est une grande saga de science-fiction - un space opéra, comme on dit. Mais rassurez-vous, il y a aussi de l'amour (ça aussi je crois vous l'avoir déjà dit). Beaucoup d'amour. De grands cris d'amour.




Récapitulons: il est possible, après tout, que vous n'ayez pas TOUT Derek Kim, les accidents, ça arrive; ça présenterait même un avantage, celui de vous offrir encore plus de choix pour vous faire plaisir cet hiver: si ce qui vous manque, c'est Same Difference ou Autres Histoires,  leurs éditions françaises sont proposées par 6 Pieds sous Terre à des prix très concurrentiels (six euros cinquante et trois euros, respectivement: une affaire!); si vous avez des goûts de luxe, l'édition américaine reliée de Same Difference (avec sa jolie jaquette-aquarium) reste encore très accessible… Le Sourire éternel chez Dargaud est un peu plus cher, mais il y a de la couleur! Quant à Tune, son éditeur First Second considère les résultats des ventes de ce premier volume comme un test: ce n'est que si ça marche qu'il publiera le deuxième (déjà dessiné) et passera commande de la suite! Vous avez assez traîné par ici, allez vite faire votre marché. 


Tune, book 1 : Vanishing Point,
de Derek Kirk Kim, 155 pp, N&B,
First Second Books, 2012.
Les autres albums de Kim sont tout aussi recommandables.

Les dessins reproduits dans ce billet sont © Derek Kirk Kim.

lundi 24 décembre 2012

Guirlande de Noël


J'étais en train d'apporter les dernières corrections à ce billet quand un cliquetis électronique m'a averti qu'Algésiras venait de mettre à jour son blog, et quelle ne fut pas ma surprise en constatant que si j'ai un cousin Sigismond, elle, elle a une cousine Sigismonde: nous ne nous étions pas consultés, je le jure et je crache. C'est le genre de choses qui arrive aux âmes-sœurs. 
Allez lire le dernier billet d'Algésiras. Prenez des notes (attention, je ferai un contrôle!). Revenez ici ensuite. 

C'est chaque année un peu plus difficile.
Deux fois déjà, vous avez offert à Tante Adélie un livre de cuisine qu'elle possédait déjà; si vous récidiviez, ça ferait mauvais effet. Oncle Pandolphe a déjà un smartphone plus smart que le vôtre; cousin Sigismond, des jeux Wii dont vous n'avez même pas entendu parler. Quel soulagement l'an dernier, quand votre filleule Persille s'est mise à collectionner les boîtes à bento: enfin vous saviez quoi lui offrir! Mais ça n'a pas duré…
Vous commenciez à désespérer de trouver pour chacun le cadeau idéal? Vous avez fait le bon choix en venant ici: ouvrez
(ou plutôt, rouvrez)
votre carnet de notes
(et je vous rappelle qu'il y aura une interro)
et notez:

Pour la romanesque Persille, la trilogie Elinor Jones d'Aurore et Algésiras chez Soleil (elle l'a déjà? Elle vous remerciera quand même: elle pourra l'offrir à sa Bestest Best Friend).

Pour le fantasque Sigismond, précommandez The Adventure Time Encyclopaedia chez Abrams Books, illustré par Mahendra Singh et Various Artists. Ça ne paraîtra qu'en Mai prochain, il est bon d'aider les représentants de cette génération intoxiquée à la gratification immédiate à surmonter cette addiction et à redécouvrir le plaisir de l'anticipation.

Pour l'idéaliste Pandolphe, le nouveau carnet d'esquisses de Bruno Bellamy chez ComixBüro. Le dessin de Bellamy élève l'âme en exaltant la beauté sous toutes ses formes; l'artiste tempère à l'occasion la gravité de son propos par d'amusantes épigrammes. Un équilibre parfait.

Et spécialement pour tante Adélie, qui rêve depuis toujours de cuisiner un Snark et dont les connaissances en anglais laissent un peu à désirer, les éditions Seghers ont enfin publié l'épopée graphique que Mahendra Singh a, au terme de trois longues années d'un patient travail de plume, tirée du poème épique de Lewis Carrol: La Chasse au Snark, avec une version française de ces anapestes nonsensiques (ils ont choisi la traduction d'Aragonsuum cuique, comme on dit dans ces cas-là). 

Voilà, vous n'avez plus qu'à mettre tout ça au pied de l'arbre!




....et méfiez-vous des nains pique-assiettes.
Gledileg Jól!

Photo: tous droits réservés.


mercredi 5 décembre 2012

Rêve de la page blanche


Parfois il arrive que des rêves se sentent à l'étroit
dans le format du rêve, à peine commencés ils se désolent
que le destin ne leur ait pas permis de devenir des symphonies, des drames en cinq actes, des romans, des épopées, ils essaient malgré tout de rivaliser avec les formes narratives les plus amples, de montrer de quoi ils sont capables à leur public, modeste public composé d'un seul spectateur mais public choisi, trié sur le volet puisque quand même c'est du rêveur qu'il s'agit lui-même en personne, ils cherchent à le séduire, à l'épater
ce bourgeois dont les journées sont si banales,
en se parant d'oripeaux de tragédie,
de toges de cuirasses de capes;

les matériaux ordinaires des rêves:

ville déjà maintes fois traversée,
décor sans surprise;
activité de tous les jours,
gestes devenus routiniers;
visages connus,
silhouettes familières -
- ils les surchargent d'ornements, 

leur donnent un passé prestigieux, 
des remparts chargés d'Histoire, 
des bannières claquant dans le vent; 
ils les transforment en 
figures de danses, en 
acrobaties de l'opéra de Pékin, 
les scandent de tirades 
en alexandrins; 
ils leur distribuent libéralement 
les grands rôles du répertoire, 
le père noble, 
le héros sans peur, 
le traître sans scrupule, 
le magicien;  

ils se chargent eux-mêmes de tant de péripéties
de tant de détails pittoresques (pourquoi ce détail du crayon emprunté est-il si important, je n'en suis pas sûr mais c'est important,
alors, remettant à plus tard d'achever le travail que j'ai si bien commencé je range le crayon avec soin dans la drôle de petite trousse en forme de chapeau-claque, de chapeau de magicien)
de tant d'impératifs contradictoires (amour, 
devoir) de tant de secrets chuchotés,
d'indices révélateurs à découvrir,
de pièces à conviction dissimulées,
qu'il devient impossible, même dans le temps dilaté du rêve, 
même à la mémoire amplifiée du rêveur, de les retenir tous, 
le réveil est encore loin que le rêveur sans même réaliser qu'il rêve s'étonne déjà d'en avoir oublié, des détails, c'est un petit souci qui s'ajoute à la préoccupation de bien jouer son rôle
et fait parfois hésiter un instant au moment de donner une réplique
(bien sûr je serai là, exact au rendez-vous, quelle question, et je rendrai le crayon emprunté - à qui, déjà?)
les petits détails qui manquent ajoutent au sentiment d'urgence
(pourquoi dois-je insister pour partir immédiatement? 
pourquoi mon rôle prévoit-il que je dois, au lieu de répondre aux objections, éclater d'un rire de défi? je n'en suis pas sûr,
mais quelle importance, tout deviendra clair quand chaque élément aura trouvé sa place)

le rythme déjà enlevé s'accélère, 
le parcours, tout tracé, est simple, il 
faut aller de là à là, de cette ville à cette ville, 
cela apparaît clairement sur le plan, mais pourquoi parler de villes, 
d'après le plan on dirait plutôt les quartiers 
d'une même agglomération, et familière en plus,
 et pas si grande que ça, 
sa traversée ne devrait pas réserver de surprises ni dissimuler de dangers, là-dessus se greffe une explication alambiquée: autrefois se dressaient ici, trijumelles, trois villes rivales chacune capitale d'un royaume, les temps modernes les ont fondues en une seule métropole mais elles ont conservé leur individualité 
et leurs traditions devenues quasi clandestines, 
il faut se méfier des apparences, 
de vieilles rivalités ne sont 
pas encore éteintes; 

aller de là à là, donc, c'est le centre qu'il faut atteindre, 
l'antique colisée, le parcours tracé sur le plan est tout simple à partir du point de départ, ce bâtiment solennel et vieillot où se déroule le festival dont je suis un des invités, un lycée, bien sûr, un de ces endroits où il serait incongru de se rendre sans avoir au préalable rempli une de ces petites trousses aux formes amusantes de porte-plumes et de crayons, laissant le travail que j'ai commencé m'attendre dans la pièce du fond je prends congé rapidement des officiels du festival, ils ont l'air un peu contrariés - évidemment, ils attendaient la contribution inédite que je leur ai promise  mais il n'y a pas de raison qu'ils s'inquiètent, je connais bien mon rôle, enfin je le connaissais bien il y a quelques instants, suffisamment pour que 
les quelques détails qui m'échappent à présent n'entament pas mon assurance, je traverse la ville en fête à grands pas, 
une avenue, puis une autre, une troisième, 
la masse couleur de rouille du gigantesque cirque tout au fond, il ne m'a pas fallu plus de temps pour aller d'une ville à l'autre que pour traverser un appartement ordinaire,

comme si j'avais répété mon rôle en marchant
je sais parfaitement maintenant ce que j'ai à faire, ce qui m'attend se trouve dans la pièce du fond, je monte les marches usées de l'antique bâtiment où l'on s'apprête à remettre à mon père le trophée qui va couronner sa longue carrière de gladiateur, tous mes sens en éveil, je dois être vigilant, l'endroit où la volée de marches se rétrécit en passant sous l'arche d'accès dans la muraille extérieure est parfait pour un guet-apens, ces deux géants patibulaires qui se dissimulent dans l'ombre ne font-ils pas partie des vieux rivaux de mon père?  je les dépasse et à mon tour je m'efface dans un coin sombre, un peu plus haut, mon instinct ne m'a pas trompé, quand mon père arrive à leur hauteur ils se jettent sur lui, je jaillis de ma cachette et engage furieusement le combat, mon intervention fait échouer l'attaque bien coordonnée des deux hommes, chacun le sien! nous combattons côte à côte, le sourire approbateur de mon père m'encourage, je repousse mon adversaire à l'intérieur du bâtiment, je le poursuis, je le bouscule jusque dans la pièce du fond: c'est le foyer des gladiateurs (une salle au plafond bas qui ressemble à une classique salle d'auberge pour pirates ou mousquetaires),  dans la meilleure tradition de la cape et de l'épée nous nous battons en faisant un usage créatif des bancs, des escabelles et des torchères, si bien qu'en un rien de temps et toujours dans la grande tradition des flammes jaillissent de partout,  je repousse le colosse bardé de lanières de cuir jusque dans l'âtre où il s'effondre dans une gerbe d'étincelles,  en abandonnant la pièce à l'incendie qui la ravage je
perçois les acclamations qui saluent enfin mon père le gladiateur 
jamais vaincu quand il entre dans l'arène pour son triomphe,
mon rendez-vous, je ne l'ai pas oublié, je n'ai rien oublié ou
si peu que cela ne compte pas, revenir
à présent à la pièce du fond, là où tout a commencé,
je sais exactement à présent comment remplir cette page
blanche en fait je l'ai toujours su je l'avais seulement perdu
de vue un instant,

me voilà déjà de retour 
au milieu des festivaliers qui murmurent, 
le visage fermé, mais parmi eux l'invité d'honneur 
du festival, mon maître, mon modèle, le vieux magicien, 
Ray Bradbury, me sourit d'un air complice, 
tu n'oublieras pas de me rendre avant la fin 
le porte-plume que je t'ai prêté
me dit-il, 
non bien sûr,  je l'ai rangé avec le plus grand soin dans la petite trousse en forme de chapeau, il ne peut rien lui arriver, j'ai vérifié encore tout à l'heure, je sais exactement où je l'ai laissé, dans la dernière pièce au fond du dernier bâtiment au fond de la cour du fond de ce vieux lycée, tiens, je m'en aperçois seulement, le fin sourire indulgent de Ray Bradbury ressemble à celui de mon père, c'est amusant, ça me donne encore plus confiance,
je n'en ai que pour un instant,
 je vais chercher ce que j'ai laissé là-bas 
et tout pourra commencer,

une cour, une autre, une troisième,
le chapeau-claque au bout du bras, je sens les basques de mon habit de scène battre mes jambes, quel plaisir je prends à ces grandes enjambées que me permet de faire mon tout nouveau jeune corps bien entraîné de gladiateur, le soir tombe, alors, sans ralentir, j'effectue du bout des doigts des passes magiques et, merveille: le chemin s'illumine, le miracle que j'ai accompli au tout début du rêve et dont j'ai gardé si peu de souvenirs (mais quelle importance maintenant) n'a pas épuisé complètement mes ressources de magie,
ou bien elles se sont déjà reconstituées,
(les lois qui régissent le fonctionnement de la magie
sont encore mal connues)
il suffit que je claque des doigts et des lumières s'allument, en guirlandes, le long de la façade, des flammes jaillissent des torchères le long des longs couloirs, je touche presque au but, l'enfant né envers et contre tout grâce à mes pouvoirs magiques, à mes prières, à mon sacrifice, je ne sais plus, mon enfant, la seule chose qu'il importe vraiment de savoir, c'est qu'il n'y a plus pour me séparer de lui qu'une longue enfilade de pièces, dans chacune les flambeaux s'allument les uns après les autres sur mon passage, chacun plus éclatant que le précédent, de la pièce du fond me parviennent des cris, mon enfant pleure derrière la porte d'où des flammes jaillissent, pourquoi pleure-t-il, il croit peut-être que j'ai oublié, les enfants se sentent si vite perdus loin de leurs parents, ne pleure pas, je suis là, comme s'il m'avait entendu ses pleurs s'arrêtent net quand je franchis la porte, à travers les flammes et la fumée je distingue son berceau, au milieu des débris du plafond qui s'écroule, il est là au milieu des débris paisible les yeux fermés, mais il n'a rien, je m'en assure quand je le prends dans mes bras, pas une égratignure, il s'est seulement endormi profondément quand il a senti que j'étais de retour, les enfants sont si facilement rassurés quand leurs parents sont là, qu'avez-vous à me regarder en prenant ces poses cabotines de tragédiens de sous-préfecture, qu'avez-vous à murmurer, 
chaque chose est à sa place, 
je suis debout dans l'habit blanc à queue-de-pie 
au milieu du cercle de flammes, j'ai laissé tomber le chapeau-claque de satin blanc, de saltimbanque, devenu redondant, superflu, 
je serre dans mes bras mon enfant si beau, si blanc,
il est temps que je ferme les yeux comme lui,
il est temps de dormir.


Je suis éveillé à présent enfin je crois, sur un rythme rassurant et prévisible les éclairs alternent avec les tonnerres, le crépitement de la pluie se fait plus fort, vite, fermer la fenêtre restée ouverte dans la pièce du fond.



samedi 1 décembre 2012

... and I like less than half of you half as well as you deserve.



Cent onze! 
Ce billet, l'undécante-et-unième (pour parler comme un Hobbit) de ce blog arrive à point pour en marquer le cinquième anniversaire. 
Bon anniversaire, blog! Voyons ce qui nous reste pour fêter ça. 
Un peu de tarte aux myrtilles, peut-être? Si les nains en ont laissé.