lundi 19 septembre 2011

Une planète rebelle



Nous allons nous poser sur Tattooine en manuel:

attention, ça risque de secouer.




Dans un article de la revue Science (vol. 333, no 6049, 16 septembre 2011, pp. 1602-1606: "A Transiting Circumbinary Planet"), un groupe de chercheurs du laboratoire de la NASA l'Ames Research Center, nous fait part de sa surprise: les données transmises par l'observatoire orbital Kepler établissent l'existence, à deux cents années-lumière de chez nous, d'une planète orbitant autour de deux étoiles jumelles.

Les deux sœurs s'appellent officiellement, l'une (une naine orange, des deux-tiers de la masse du Soleil) Kepler 16-A, l'autre (une naine rouge, d'un cinquième de la masse du Soleil) Kepler 16-B, et leur compagne commune (une géante gazeuse, un peu plus petite que Saturne) Kepler 16-b (avec un petit b).

Un article du New York Times précise, pince-sans-rire, que, tout à fait officieusement, lesdits chercheurs ont surnommé cette planète Tattooine, vous devinez pourquoi. Mais la jovialité de ces astrophysiciens ne parvient pas à masquer leur trouble: alors qu'une modélisation mathématique avait de longue date confirmé la possibilité théorique de l'existence de tels systèmes planétaires, ces modèles supposaient à l'orbite d'un corps céleste comparable à Kepler 16-b un demi-grand axe au minimum deux fois supérieur à celui, mesuré grâce aux données fournies par Kepler, de l'orbite de la surprenante planète: faute de quoi -disait la théorie - c'était le crash assuré. Wikipedia, jamais en reste, nous en parle plus sobrement: "cette planète orbite autour du barycentre des deux étoiles A et B en 228,8 jours avec un demi-grand axe d'environ 0,705 UA et une inclinaison de 90,0322° par rapport à la ligne de visée".

Bref: cette grosse boule est beaucoup trop près de ses deux petits soleils, comment fait-elle pour leur coller au train de la sorte? Le docteur Sara Seager du M.I.T. est inquiète: “this planet broke the rule”, a-t-telle déclaré au New York Times, cette planète a enfreint la loi.

On comprend son inquiétude.

Que ne doit-on craindre en effet pour cette planète rebelle, à présent que l'Empire connaît son existence?



L'image illustrant ce billet ne représente pas Kepler 16-b: en effet toutes les images qui existent (les photos prises par Hubble comme celles prises par Kepler, comme d'ailleurs les chatoyantes CGI réalisées par Cal Tech piur le compte de la NASA et dont l'une illustre l'article de Wikipedia) sont soumises à droits de reproduction. Et ce n'est pas non plus Tattooine (la seule, la vraie, celle où se déroulent les plus grandes courses de pods de l'univers connu): c'est juste un bidouillage de l'image d'un machin qui fait splash dans un truc qui fait fiiizzzzz. Je l'ai mis parce que je trouvais que ça faisait joli.



jeudi 15 septembre 2011

Miasmes

La ville - sa réputation n'est pas usurpée - est vraiment magnifique, et les promenades qu'on peut y faire ont beaucoup de charme. L'architecture de son centre historique témoigne de la prospérité de l'époque à présent lointaine où on l'a rebâti, sur une échelle grandiose: hôtels particuliers, grilles dorées, lampadaires de fonte buissonnant de volutes, une splendeur un brin décrépite, mais après tout quelle splendeur aujourd'hui ne l'est pas? Les certitudes obsolètes des urbanistes d'autrefois ont enrubanné en tous sens le plan de la ville de larges avenues aux pavés bombés, ombragées d'ormes. Je songe, dans un sursaut de sympathie (légèrement teintée d'amertume) pour cette époque féconde en solutions candidement simplistes, que chaque percement d'avenue était salué comme une victoire sur l'entassement, la promiscuité, la vermine, les miasmes. Voilà ce qu'on redoutait alors, les miasmes, sans pressentir que bientôt le progrès lancerait à l'assaut de la blancheur des avenues les volutes acides des fumées de houille, que bientôt, la fraicheur des promenades sous les alignements impeccables des ormes, seuls le gris et le sépia des daguerréotypes subsisteraient pour en porter témoignage. Mais je me garde d'en parler à mon guide - une vague connaissance - auquel je fais, au contraire, compliment du plaisir que je prends à flâner dans sa ville. "Et quel temps superbe! On oublierait presque que l'année est déjà bien avancée, et que la saison des fêtes approche". Etrangement, entendant cette réflexion, il se trouble et prend congé sous un vague prétexte; peut-être lui ai-je fait souvenir inopinément qu'il lui restait à faire des achats de Noël? Pourtant, il me semble bien que c'est au moment où j'ai fait allusion au temps qu'il fait, qu'il a perdu contenance. Sa présence ne me manquera pas: je vais continuer ma promenade, sans me presser, sans avoir à me soucier de régler mon pas sur le pas de quiconque. Je frissonne. Sans que je m'en aperçoive, le temps a changé, insensiblement. L'air est plus frais, plus humide, le jour moins clair, et, au bout des perspectives, les monuments se détachent avec un peu moins de netteté. Le ciel est cotonneux. Le dôme de l'opéra - il y a un opéra, là, sur cette place dont, en passant, je découvre un angle - vient de s'enfoncer dans un nuage. Ce n'est pas ma vue qui se trouble, c'est la brume qui s'installe.

Les autres promeneurs pressent le pas. Ce sont maintenant de vrais murs de brouillard qui avancent au loin dans les voies latérales, et, bizarrement, alors que les passants se font plus rares, je perçois pour la première fois une vague rumeur de circulation. Comme je traverse un mail, en prenant garde aux rails de tramway, brillants, humides et sans doute glissants, je distingue au loin, imprécis, les premiers véhicules. Je me hâte de remonter sur le trottoir, conscient d'une légère bizarrerie. Du groupe d'engins singuliers qui approchent se détachent, en premiers, des cyclistes, et quels cyclistes! Ils chevauchent des grands bis, des tandems, des tricycles, des quadricycles, une profusion de cycles dont aucun ne semble avoir été conçu dans ce siècle. Et leurs tenues, à l'avenant: ils portent des vestons courts à revers et parements de velours, des knickerbockers, des casquettes Eton, des panamas… le tout dans des couleurs printanières: coquille d'oeuf, poussin, bouton d'or… derrière eux, sans manifester la moindre intention de les dépasser, avancent un double phaéton safran et un camion de livraison à la rutilante calandre de cuivre. Au passage, un des cyclistes, un homme jeune en veston rayé jaune soufre et crème, guêtres et gants beurre frais, coiffé d'un canotier, me jette un regard glacial.

La température a encore baissé, je le note après leur passage; et le brouillard maintenant omniprésent rend les quelques points de repère que j'avais pris sur le chemin en venant de mon hôtel plus difficiles à retrouver. Le paysage est méconnaissable. Ca tombe mal, je n'ai plus envie de flâner, même si la ville est toujours aussi pittoresque. Mais ce n'est plus le même pittoresque: les trottoirs sont déserts à présent, et ce sont les chaussées aux pavés anachroniques qui sont envahies d'une vraie parade de véhicules désuets, de camions jaunes juchés sur d'immenses roues à jantes de bois et bandeaux pleins, de cabriolets jaunes, de conduites intérieures jaunes hérissées de phares à acétylène et d'assez de roues de secours pour ouvrir un garage, de tramways jaunes à impériale, dont les roues semblent arracher du sol des spirales de brouillard qui vont épaissir encore la purée jaunâtre.
Visiblement, je me trompais quand je pensais que le centre avait été décrété zone piétonne… à moins que…
Je devine, à peu près, où doit se situer mon hôtel: à quelques rues à peine... mais je dois désormais choisir entre patienter - en vain - aux passages pour piétons, comme dans une ville ordinaire, ou affronter le flot de camionnettes, broughams, fiacres, calèches, limousines, dans tous les tons de jaune. Et, toujours, les impavides cyclistes, vêtus comme des canaris. Ils ne semblent pas s'intéresser le moins du monde, ni à moi, ni aux quelques autres piétons, de plus en plus clairsemés; mais rien, jamais, ne leur fait modifier leur allure, je n'en ai pas encore vu un seul ralentir ou s'arrêter.
Je fais un bond pour éviter un tramway jonquille haut comme une cathédrale et je heurte violemment un homme vêtu de gris, le visage grisâtre et défait, qui au lieu de présenter ou de réclamer des excuses me lance un absurde avertissement: "Ils arrivent!" et disparaît. La bousculade m'a fait lâcher les encombrants paquets que depuis un moment - quand, déjà? je portais sous mon bras: sur le pavé se répandent des blocs de papier, dont certains ont éparpillé leurs feuillets sous le choc, des pinceaux, toutes sortes de fournitures de papeterie, du matériel d'encadrement…
Alors que je suis baissé pour ramasser des feuilles éparses quelque chose me frôle: en me retournant je reconnais le jeune homme au regard méprisant. De ses yeux pâles, il me dévisage d'un air plus hostile que jamais.
En équilibre improbable sur son grand bi, il me domine, parfaitement immobile - seul son canotier gansé de jaune est légèrement incliné.

La circulation continue autour de nous: c'est la première fois que je vois l'un d'entre eux s'immobiliser de la sorte.
Ma main se referme sur un long éclat de bois, sans doute détaché du châssis d'une toile que sa chute aura fait éclater: un parfait accessoire de chasseur de vampires. Je ne sais pourquoi je pense cela: je n'en suis tout de même pas à avoir besoin d'une arme? Je dois paraître bien ridicule à mon vis-à vis juché sur son grand bi, avec son air de gravure de mode: son sourire s'élargit d'une façon insupportable. Si son code moral est en accord avec sa tenue désuète, peut-être que tout ce qu'il cherche, c'est un prétexte pour un duel. Oui c'est cela, je ne peux pas m'y tromper, son attitude est clairement provocante. Et de la provocation à la menace, il n'y a pas loin. J'imagine l'usage que je pourrais faire de cet éclat de bois aigu. Je vois du rouge. Je note comme un fléchissement, un vacillement dans l'attitude, cependant toujours vaguement menaçante, de l'homme en jaune.

Je prends conscience, simultanément - c'est un de ces instants où le temps se dilate et peut durer une éternité - de plusieurs choses: c'est mon puéril regain de confiance, quand je me suis mis à regarder mon bout de bois comme une arme potentielle, qui a fait naître chez lui ce rictus que j'ai cru de mépris, et qui était de satisfaction; c'est le réconfort que j'ai trouvé dans l'évocation, aussitôt après, de la couleur rouge, qui l'a mis mal à l'aise; car, oui, je le sens, il peut lire mes pensées, ou il déchiffre mes émotions; ou plutôt, l'entité qui se cache derrière lui le peut: cyclistes, fiacres, tramways ne sont que des leurres, des apparences, des appeaux, des appâts agités devant les proies que nous sommes pour… ça, pour cette chose informe et prédatrice aux tentacules de brouillard. Je ne dois pas le toucher: c'est cela, le piège, c'est à cela qu'il essaie de me pousser.
Il faut que je continue de penser à du rouge, une intuition comme il ne peut en naître que dans cette ville sans nom et dans cette indécise saison brumeuse me le révèle - je saisis avec précision en quoi consiste (penser à du rouge!…) le traquenard: si je cédais à la provocation (penser à du rouge!), si je le frappais et s'il se mettait à saigner, à saigner jaune… jaune, évidemment… jaune... c'est alors que l'horreur commencerait pour de bon.

J'ouvre les yeux. A la lumière de l'aube la chambre est rouge. Rouges, les draps poisseux. Rouge aussi... La conscience de la proximité - de la promiscuité génératrice de miasmes - entre la réalité et les cauchemars, me frappe comme jamais auparavant.

Dehors, à seulement quelques dizaines de mètres, les vagissements d'une sirène d'ambulance s'interrompent brusquement.