lundi 30 décembre 2019

Le drone qui plantait des arbres


Et maintenant, un conte d'hiver, pour finir, comme le veut la tradition, l'année au coin du feu.

L'Homme qui plantait des arbres est une nouvelle écrite en 1953 par Jean Giono pour « faire aimer à planter des arbres », selon ses termes. Dans ce court récit, le narrateur évoque l'histoire du berger Elzéard Bouffier, qui fait revivre sa région, en Haute Provence, entre 1913 et 1947, en y plantant des arbres.
À l'origine commande du magazine américain Reader's Digest, en février 1953, sur le thème « Le personnage le plus extraordinaire que j'ai rencontré » ("The Most Unforgettable Character I've Met"), le texte, soumis en anglais, fut, après quelques tergiversations, refusé par le magazine "en raison du doute sur l'existence du personnage d'Elzéard Bouffier" (scrupuleux, le magazine chargea des envoyés spéciaux d'enquêter sur place).
Si, comme le déclara plus tard l'écrivain, l'œuvre est pure fiction, pour donner un nom à son berger taciturne, Giono n'a pas eu à chercher bien loin: il n'aurait eu qu'à changer quelques lettres au nom de l'illustre Elzéard Rougier, le poète des santons (un nom connu de tous à Manosque, mais qui peut-être n'évoquait rien pour les responsables du Reader's Digest: au contraire de l'éditeur américain, le lecteur provençal se dit qu'en usant d'un artifice aussi visible pour son public habituel, Giono voulait dès le départ signaler la nature fictive de son personnage). Giono accueillit favorablement la proposition de l'édition américaine de Vogue de le publier  à titre gratuit, en laissant planer le doute sur le statut du texte; par la suite Giono déclara renoncer à tous droits d'auteur sur cette nouvelle, et en encouragea toutes les réimpressions (et il y en eut beaucoup: ce serait, estime-t-on, l'ouvrage de Giono le plus traduit dans le monde et le plus médiatisé).


En ce moment un groupe de passionnés canadiens cherche un financement participatif pour lever une escadre de drones éduqués à survoler les gastes landes et à les bombarder de semences d'arbres, prêtes à germer.

Qu'est-ce que je pense de ce projet? J'éprouve, à vrai dire, des sentiments un peu mêlés.
D'un côté, quitte à construire des drones, autant les employer à ça qu'à peigner les girafes.
D'un autre côté, les gens qui ont eu cette idée ont l'air bien sympathique (ils ont aussi l'air d'être tout acquis à des idées typiques de leur génération: je me demande ce que c'est que cette "secret sauce" dont ils parlent avec tant de gourmandise, et dans laquelle ils entendent tremper leurs graines); ils se donnent beaucoup de mal pour convaincre les donateurs que leur projet a été précédé de toutes sortes d'études préliminaires afin de lui assurer les meilleures chances de succès.
Mais cela voudrait-il dire que nous avons déjà renoncé à "faire aimer à planter des arbres" comme le rêvait Giono - je veux dire, planter avec les mains? Serait-il désormais plus réaliste de faire appel à des drones que d'essayer de recruter des volontaires pour aller enfoncer des glands et des faines  au flanc des collines? Un financement participatif pour offrir à ces volontaires des sandwichs, en compensation du temps qu'ils consacreraient à ce projet, serait-il voué à l'échec? jugé pas assez innovant?


Faites-vous vous-mêmes une opinion: je me contente de vous signaler l'existence de ce projet. Et non, je ne pense pas que ce soit une fiction déguisée "à la Giono".


 
Au moment d'entrer dans le tube qui me ramènera à mon conapt au 517e étage de la résidence Castleview-in-the-Sky, dans le dédale aérien qui domine Néo-Frisco, je me retourne vers la Nova Express Cruiser dont la luminescence s'atténue peu à peu tandis qu'elle refroidit lentement dans le garage. 
Un mouvement de tendresse irraisonnée me pousse à poser la main sur la carrosserie pailletée comme la gaine d'une des sirènes à mi-temps de Las Vegas. Elle est encore tiède comme le flanc d'un mustang, et mon geste sentimental se termine en caresse. 
Quand j'étais jeune, il y a un siècle déjà (comme le temps passe), les véhicules volants appartenaient à l'univers de la science-fiction: pour leur apparition dans notre vie quotidienne, on citait des dates prudemment situées dans un futur aléatoire: 1975! 1996! 2001! 2019!… Mais personne n'émettait de doute sérieux sur le fait que ce serait le moyen de transport idéal pour ramener les citoyens du futur de leur bureau à Vancouver à leur domicile en Californie, ou à leur résidence secondaire sous l'eau bleue du golfe du Mexique.

À nous qui, enfants, lisions avidement Amazing Stories, ça nous a semblé terriblement long de devoir attendre, pour piloter les voitures volantes promises, le début de cette époque fabuleuse: le vingt-et-unième siècle! Et puis, en cinquante ans, la magie s'est un peu dissipée, l'enchantement un peu terni, surtout pour les nouvelles générations. Je trouve que j'ai eu de la chance de vivre assez vieux (je devrais dire assez jeune, puisque mon assurance - je la paie assez cher pour ça! - me donne droit au traitement réjuvénateur standard tous les six mois) pour assister à tous ces changements et les apprécier pour ce qu'ils furent. 

Bientôt on installera partout des cabines de téléportation et les Buick Galaxyclash aux miroitantes calandres holographiques, on ne les conduira plus entre les flèches des buildings que lors des parades de Thanksgiving, puis un jour elles finiront dans des musées virtuels, fantômes désormais entièrement convertis en hologrammes.
 

Je me demande à quoi ressemblerait la planète si nous avions fait des choix différents. Il y a eu, je m'en souviens - c'était il y a longtemps - un projet pour faire reboiser par des robots les contreforts des Rocheuses, et aussi, je crois, les rives des Grands Lacs - et puis… on a préférer affecter les rangers mécanoïdes à d'autres tâches jugées plus urgentes. 
Qui sait? S'il y avait encore des arbres en Amérique du Nord, on ne serait pas obligé, si on veut voir un peu de verdure, de s'inscrire sur liste d'attente pour des vacances sur le plateau de Roraïma. Bien sûr, on a eu raison d'entourer ce qui reste de la forêt amazonienne d'un champ de force, pour tenir à l'écart les braconniers et les coupeurs de bois clandestins: même s'il n'y avait pas eu l'argument économique du pactole que représentent aujourd'hui les vacances vertes, on ne pouvait pas laisser ces gens faire n'importe quoi. Une bonne partie des habitants de la planète se comportent encore de façon irresponsable. Les drones sont mieux employés à signaler l'usage illégal du bois comme combustible domestique dans certaines régions arriérées. 
Pourtant… qu'est-ce que ça donnerait, si on replantait ici et là  quelques arbres? Le croiriez-vous, j'ai une amie (une "vieille" amie - elle a mon âge) qui cultive des tomates dans sa bulle au-dessus de West Chicago! Et ça pousse! Elle garde secrète la formule des nutriments qu'elle utilise, mais quand on y pense, ce ne doit pas être si compliqué que ça. J'essaierai bien, moi aussi, quand je prendrai ma retraite… mais ça, pour le moment, je n'y pense pas (qui y pense sérieusement, d'ailleurs, alors qu'on a encore Mars à terraformer? Rien que là, il y a du boulot pour tout le monde, pour un siècle ou même deux, en attendant qu'on s'attaque à la terraformation de Proxima Centauri IV et VII, les prochaines sur la liste).

Warning: fiction inside!

mercredi 25 décembre 2019

Célébrons de façon responsable



Une page de conseils pratiques pour passer sereinement la période des fêtes: ne laissez pas le désordre s'installer, rangez au fur et à mesure, un petit peu à la fois.



Vous verrez, si c'est fait dans la bonne humeur, ça ne va pas casser l'ambiance.

Noël joyeux!


lundi 23 décembre 2019

Ça y est, je sais!


Ce que je peux faire?
Ça y est, je sais (et je vais le faire): je vais renouer avec une tradition de ce blog que j'ai laissée un peu tomber en désuétude: celle de la guirlande de Noël!
Vous vous demandiez encore avec quoi remplir les chaussettes de l'industrieuse Tante Adélie, du grave Oncle Pandolphe, du fantasque cousin Sigismond, de votre tatillonne filleule Persille, sans oublier la BBF de Persille, Homélie, et la cousine d'Algésiras, Sigismonde?

Tante Adélie vous en a déjà fait la confidence: chaque fois qu'elle tombe par hasard sur un dessin d'Yves Chaland, ça lui rappelle son ardente jeunesse. Yves Chaland, Une vie en dessins vient de paraître aux éditions Champaka: offrez-lui cette somme! 

2019 fut une année féconde pour Frédérik Peeters:
Sigismond se perdra et se retrouvera dans les pages de Saccage (éditions Atrabile), et Pandolphe qui aime bien qu'il y ait une place pour chaque chose et que chaque chose soit à sa place, appréciera de retrouver en un seul volume la tétralogie Aâma (chez Gallimard).

Persille et Homélie, sa bestest best friend, vous ont souvent régalé de leurs théories aventureuses sur l'univers qu'Alain Damasio nous a révélé (il y a déjà pas mal d'années) dans La Horde du Contrevent (également disponible en Folio SF): Éric Henninot, dessinateur de son état, en offre à présent sa vision personnelle (tome un: Le cosmos est mon campement; tome deux: L'escadre frêle - Delcourt) - il est plutôt doué, ce garçon - tandis qu'Antoine Saint-Epondyle (non, ce n'est pas un nom que je viens d'inventer, vérifiez) s'est essayé à en faire l'exégèse (avec en annexe un entretien avec Éric Henninot, justement): L'étoffe dont sont tissés les vents (Goater Editions). Entassez tout cela sous le petit arbre éco-responsable qui orne leur studio: vous savez qu'elles ont la saine habitude de tout partager!

Tous vos proches ont déjà noté que le prochain livre de Manuela Draeger, Kree, est annoncé pour février (aux éditions de L'Olivier): mais, habitant aux antipodes, Sigismonde, la cousine d'Algésiras, est-elle au courant? Ne prenez pas de risque et annoncez-lui que vous l'avez précommandé pour elle: elle appréciera sûrement (et Algésiras ne vous en voudra pas d'avoir pris les devants: pour sa gentille cousine elle a déjà mis de côté In Humus de Linnea Sterte et Dans un rayon de soleil de Tillie Walden. Il y en a qui sont gâtés).

Courez, il y a encore des librairies ouvertes!

jeudi 19 décembre 2019

Et maintenant?


Hé bien voilà, la date - le 15 - est arrivée, et comme j'en avais formé le projet, j'ai levé un verre à la mémoire du Docteur Zamenhof. 
Puis un autre toast a suivi, puis beaucoup d'autres, car c'est ce jour-là que, justement, j'ai appris qu'une autre personne qui va nous manquer à tous s'était elle aussi définitivement absentée (à la suite de quoi … je n'ai donc pas pu vous présenter l'intégralité de mes programmes, et j'vous prions de ben vouloir nous en excuser).
Et maintenant?
Qu'est-ce que j'peux faire?


J'sais pas quoi faire… 
Qu'est-ce que j'peux faire?…



vendredi 13 décembre 2019

L'avenir incertain des séries ambitieuses



Cette nuit je dois faire visiter une maison - une grande villa style Beverly Hills - à des acheteurs potentiels, un couple aisé, visiblement l'affaire les tente, ils veulent tout voir…
Ce n'est déjà pas simple et voilà que ça se complique: Hannibal Lecter débarque à l'improviste (il a les traits de Mads Mikkelsen, pas ceux d'Anthony Hopkins), enfin, débarque, façon de parler, il descend d'une montgolfière - toujours aussi discret, il réussit contre toute attente à ne pas se faire remarquer - et, en quelques mots, il sait les choisir ses mots le bougre, m'expose sa situation délicate: il est poursuivi, et il compte sur le vieil ami que je suis (dans ce rêve, nous sommes de vieux amis)  pour l'aider à dégonfler, replier, et ranger rapidement dans une malle son improbable engin… toujours aussi doué pour mettre les gens dans sa poche, l'animal! Mais tout se passe bien, dégonflage et démontage sont étonnamment faciles, et je rejoins mes acheteurs sans qu'ils aient rien remarqué tandis que Mads (pardon, Hannibal) s'éclipse. Il faut dire qu'ils semblent fascinés, ces snobs, par un panneau de photos accroché dans le salon, des souvenirs des précédents propriétaires: des photos bien anodines pourtant, la plupart, prises dans le jardin de la villa, montrent des animaux familiers (des canetons! des lapins!) et des plantes grasses: a priori des images qui ne peuvent avoir une valeur, sans doute sentimentale, que pour ceux qui les ont prises… pourtant, la dame chic insiste pour voir de plus près une de ces photos, une qui, justement, cadre en gros plan une plante en pot et pas grand chose d'autre… comme c'est à ce moment-là que le rêve commence à se défaire, c'est en ruminant ce choix inattendu que je me réveille, et voilà où j'en suis de mes ruminations quand je reprends totalement conscience:
dans un feuilleton bien conçu (tout dans ce rêve, jusqu'au plus menu détail, semble sorti tout droit d'une série télé!) il devrait y avoir à l'arrière-plan de la photo un détail révélateur, compromettant sans doute (mais pour qui?), que le scénariste garderait en réserve pour un futur coup de théâtre… pourtant je n'ai rien remarqué?
Mais, j'en ai peur, nous ne saurons jamais la suite: les scénaristes des rêves se voient rarement accorder les moyens de leurs ambitions pour plus d'un épisode, jamais, a fortiori, pour une saison complète (et c'est peut-être leur frustration qui les pousse à parsemer leurs productions de détails tordus qu'un esprit également tordu pourrait interpréter comme des symboles sexuels plus ou moins bien planqués).

lundi 9 décembre 2019

Bientôt le 15!


Du jamais vu à jet continu: tout ce qui arrive est inédit 
et la routine est une vue de l'esprit, 
c'est un point de vue qu'on peut défendre. 
Il vient buter  contre l'expérience qui sort de sa manche 
le gigot du dimanche, ton anniversaire, 
l'aube aux doigts de rose, la lessive, Noël, la vaisselle, 
n'oublie pas de racheter du café, la mère 
et le bébé vont bien; et pourtant cet agneau 
bardé d'aulx - voire chacun de ses flageolets - a une histoire, 
unique est le rêve qu'interrompt ton réveil et qui déjà t'a fui, 
et les anges sont épouvantés à l'idée 
de deux aubes semblables.
Didier Da Silva

Oui, je sais, certains d'entre vous sont déçus.
Ceux qui, parmi vous, ont acheté dès sa sortie le livre de Didier Da Silva, Dans la nuit du  4 au 15, en espérant que s'ils commençaient à lire ce livre magique le soir du 4, ils se réveilleraient au matin du 15: et hop! Plus que dix jour avant Noël, toujours ça de gagné.
Ils  savent maintenant que ce n'est pas en cela que réside la magie du livre: c'est la pendule que sa lecture fait avancer plus vite, pas le calendrier, et chaque fois que vous en aurez consommé un peu (à des doses que vous calculerez vous-mêmes; rien n'oblige à le lire d'un trait, bien que la tentation soit grande), vous pourrez constater que le temps a passé plus vite que vous ne vous y attendiez: déjà dix heures!
Vous vous demandiez s'il y a un point commun entre un opportuniste et un illusionniste? Vous le savez maintenant, et aussi que c'est Georges Palante qui a écrit que c'est parmi les sentimentaux que se recrutent les ironistes (on se demande ce qu'en pense l'auteur de L'ironie du sort?), que Le Bateau Ivre a l'âge exact du Captain Cap, que l'instrumentarium de L'enfant et les sortilèges ignore le saxophone au profit de l'éoliphone, de la crécelle à manivelle, de la râpe à fromage, du wood-block, des crotales et du luthéal, quel est le mot définitif qu'Alfred Jarry eût (probablement) dit à Dale Carnegie s'il l'avait rencontré, que le rhum et les cigarettes ne valent rien pour la santé (c'est un expert qui l'a dit), qu'Isaac Asimov commence là où Jimmy Guieu finit, et que quand même, il y a des jours heureux.
Bref, moi qui n'attendais de ce livre que le plaisir tout simple de retrouver Didier Da Silva pour une fois ailleurs que sur son blog (j'ai bien aimé ses livres précédents, vous l'ai-je dit?) je n'ai pas été déçu.

Le 15 décembre sera l'anniversaire de la naissance de Louis Lazare Zamenhof, le Doktoro Espéranto (quatre jours après l'anniversaire de sa mort un 11 décembre). Moi mon papa, à moi, il était espérantiste dans sa jeunesse; son espoir s'amenuisa quand il constata que, des correspondants hongrois, autrichiens, allemands avec qui il échangeait des timbres et des projets utopiques, il cessait peu à peu de recevoir des lettres: les échanges internationaux étaient mal vus par les autorités de certains pays dans cette décennie 30-40 où bouillonnaient leurs adolescences, et les flammes vertes dont (pour répandre la bonne nouvelle de l'avènement d'une langue universelle) ces innocents décoraient leurs enveloppes, rendaient dérisoirement facile la tâche des cabinets noirs. 
Vous, je ne sais pas, mais Tororo lèvera son verre ce jour-là en souvenir du Doktoro.

Didier Da Silva, Dans la nuit du  4 au 15
Quidam éditeur, 2019
ISBN 978-2-37491-097-0

samedi 30 novembre 2019

Jusques en haut des cuisses, elle est bottée


Dans les années 60, Crepax, ce n'était pas rien, vous pouvez me croire.
Lorsque son héroïne, Valentina, apparaissait sur les couvertures de Linus ou de Charlie (mensuel), le cœur des lecteurs faisait un bond. À présent,  il est moins fréquent qu'on la croise dans les magazines. La donna con gli stivali était une des incarnations des rêveries de son époque, et les modes changent. Les années Valentina, c'était aussi celles de Model Shop, de Slogan, de Blow-up



On a peine à croire que Valentina ait pu faire ses débuts comme simple sidekick d'un émule italien des super-héros américains: Neutron. L'unique super-pouvoir de celui-ci, modeste comparé à ceux de Superman, de Flash ou de Hulk, était sa faculté d'immobiliser les choses et les gens grâce à son Regard Paralysant. Une faculté pas si différente de celle que possédait le dessinateur milanais, de figer sur le papier ses héroïnes félines au milieu des plus incroyables bonds de tigresse (comme tout super-héros, Neutron avait une identité secrète, sous laquelle il exerçait un "vrai métier": photographe. Quelle identité? Philip Rembrandt, carrément! Pourquoi se contenter de peu? Le fumetto ne nous a d'ailleurs jamais dit si c'était son vrai nom ou sa signature d'artiste). Crepax Guido  et Neutron-Philip avaient d'autres traits communs: tous deux dotés d'un physique anguleux, économes de paroles, ils partageaient la vie d'une compagne qui ressemblait un peu à Louise Brooks. Au cours des décennies suivantes, les relations Valentina-Neutron évoluèrent (quelque peu) vers le registre de la comédie domestique (ils se mirent en ménage, eurent un enfant). Ce qui ne les empêcha pas de continuer à visiter occasionnellement des univers inquiétants. Tandis que l'environnement autour de Valentina s'apaisait (le décor de l'Italie du Nord - Milan, Venise... - prend plus d'importance dans les aventures ultérieures de Valentina, qui avaient débuté dans de mystérieux mondes souterrains), les bizarreries et les fantasmes, Crepax alla les chercher ailleurs, dénonçant le déploiement de troupes de reîtres et de lansquenets pour réprimer des manifestations pacifistes, rendant compte des périples d'astronefs pirates et revisitant des classiques de la littérature érotique et fantastique.

Crepax était fan de jazz et de Louise Brooks (la coupe de cheveux de Valentina vous rappelle peut-être quelque chose?). Dans un des premiers numéros de Charlie (mensuel), Wolinski, peu sensible aux nuances, présenta ainsi la créature, son créateur et les circonstances de la création; "Crepax vit à Milan avec sa femme Luisa. Luisa, c'est Valentina". Plus tard, Crepax, gêné par cette simplification, ressentit le besoin de préciser:

pour lire la bulle plus commodément: clic!

Alors, où est Valentina? où est Luisa? où est Louise?
Au milieu (sous Louise Brooks exactement: pas à côté, pas n'importe où) c'est Guido Crepax. Fichtre, il ressemble à Neutron, on pourrait les confondre… je suis un peu embarrassé.
Ah, oui, ça me revient, pour reconnaître Valentina sur ce genre de photo de famille, il y a un truc mnémotechnique: c'est celle qui est toute nue. Oui, de toutes les héroïnes de papier des peu frileuses décennies 60-70, Valentina est celle qui s'est toujours sentie le plus à son aise lorsque les circonstances l'amenaient à partir à l'aventure sans vêtements, surpassant même en aisance, dans cette discipline, Barbarella, Paulette et Red Sonja, parfaitement.
Il y a en ce moment une exposition Crepax à la galerie Martel: ce n'est pas si fréquent, essayez de ne pas la rater, vous avez jusqu'au 6 décembre.


Galerie Martel
17, rue Martel - 75010 Paris
Ouvert de 14h30 à 19h
Du mardi au samedi

Dessins de Guido Crepax (1933-2003)
 

dimanche 24 novembre 2019

Toutes choses ont leur saison


Algésiras (qu'on ne présente plus) et Caroline (d'Un dernier livre avant la fin du monde) ont déjà dit beaucoup de bien de l'album de Linnea Sterte, In Humus (initialement paru, après avoir été partiellement prépublié en ligne, sous le titre Stages of Rot).



Vous vous dites que j'arrive bien tard?
Une des leçons du roman graphique de Linnea Sterte est que chaque chose arrive à son heure.
Il y a un temps pour nager, baleine, dans l'espace, et un temps pour se transformer en humus.
Notez, s'il vous plaît, que, si In Humus raconte une histoire, elle le fait en prenant son temps et en étant économe de paroles. Ni le rythme, ni les enjeux ne sont ceux d'une BD classique. Vous n'y trouverez probablement rien (ou très peu) de ce qui vous a accroché dans Valérian et Laureline, L'Incal, Les Méta-barons ou Aldébaran... si ces titres sont des exemples de ce que vous préférez en BD de SF.
Vous y trouverez... autre chose.



Parmi ces choses: un dessin d'une grande sensibilité.
Si vous avez pris plaisir à lire, par exemple, 40 days in the desert B, de Moebius, vous vous sentirez parfaitement à l'aise dans l'univers de Linnea Sterte.


Peut-être vous demandez-vous "Alors, In Humus/Stages of Rot, c'est une histoire de baleine?"...
C'en est une, si on veut, mais pas seulement. L'illustration de couverture du premier tirage de l'album différait fortement de celle qui a été choisie pour l'édition française (et qui reprend celle des tirages les plus récents de PeowStudio, chez qui l'album a déjà connu plusieurs réimpressions!)


Cette couverture originale, on aurait pu croire qu'elle recouvrait un recueil de haikus...
et, ma foi, ce n'était pas si loin de la vérité.
L'envie soudaine de s'essayer à la composition de haikus est un des effets secondaires possibles de l'exposition aux dessins de Linnea Sterte.


Linnea Sterte
In Humus, 2018
(Stages of Rot, PeowStudio 2017)

jeudi 21 novembre 2019

La maison des bois


L'un de mes neveux (les vieilles personnes ont la manie de parler de leurs neveux) m'a raconté qu'il avait rêvé qu'il se promenait dans une forêt et qu'il arrivait finalement devant une maison de bois, blanche, que la porte s'ouvrait et que j'en sortais. Après quoi, l'enfant m'a demandé: "Dis-moi, qu'est-ce que tu faisais dans cette maison?"… il est clair qu'il ne faisait pas la différence entre le rêve et la réalité.
Cité par María Esther Vázquez dans Borges: images, dialogues et souvenirs 
(Borges, imágenes memorías, díalogos, 1977, Monte Avila Editores) 
traduit de l'espagnol par François Maspéro, Seuil, 1985


Il faut en effet la candeur d'un enfant pour demander à Borges ce qui l'amène à se rendre parfois dans une petite maison de conte au fond d'une forêt qui n'existe pas: il est clair que c'est un de ses secrets d'écrivain.

dimanche 17 novembre 2019

lundi 4 novembre 2019

Je vais où s'en va le vent




Chanson adaptée par Pierre Barouh d'une intemporelle ballade irlandaise, 
créée par Marie Laforêt en 1964 
(originellement en anglais, dans le film 
"La redevance du fantôme" d'après Henry James)


Marie Laforêt, 1939-2019

 

jeudi 31 octobre 2019

Se souvenir des belles choses


Rain Phoenix chante River Phoenix.
L'automne est là.

mardi 22 octobre 2019

Cheval su par cœur (choses pas vues, 6)


Nous marchions jusqu'au coin de la rue où elle me laissait, elle revenait alors sur ses pas, s'attardait dans la rue qui menait au fleuve en face de notre maison de campagne, en jouant, me disait-elle, avec un cheval appelé Brinco; de mon côté, occupée à jouer aux billes ou à manger des fruits, je passais le temps sans m'occuper de ce que faisait ma sœur. 
Parfois, il pleuvait, mais cela n'empêchait pas que la scène se répétât. 
Nous rentrions à la maison trempées et notre mère nous mettait en pénitence. Parfois, le visage collé aux barreaux de la grille, j'essayais d'apercevoir Brinco. Je savais qu'il était noir et avait une tache blanche sur le front, je savais qu'il était sauvage et qu'il  avait une queue et une crinière ondulées.

(Ejércitos de la oscuridad, date de rédaction 1969-1970, 
première publication Editorial Sudamericana, 2008) 
traduction d'Anne Picard, 
Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2018
ISBN 9752721006813

vendredi 18 octobre 2019

Le rêve de sable


En 1977 Borges donna à Buenos Aires une série de sept conférences: elles seront par la suite éditées sous le titre Sept Nuits, après avoir subi de la part de Borges une révision minutieuse qui cependant ne cherche pas à masquer le style parlé de ces causeries: les répétitions, les cassures dans certaines phrases. La deuxième, le 17 juin, traite du cauchemar - non sous l’angle de la psychanalyse ou de la neurologie, mais sous celui de la littérature. Le rêve, Borges aime à y insister, appartient au monde de la création artistique, et, comme tel, présente des caractéristiques stylistiques qui lui sont propres.

Un cauchemar […] qui fit l’admiration de De Quincey se trouve dans le second volume de The Prelude, de Wordsworth*.  Celui-ci nous dit qu’il était préoccupé - et cette préoccupation est surprenante  si l’on pense qu’il écrivait au début su XIX° siècle - du danger qu’encouraient les arts et les sciences, qui étaient à la merci de n’importe quel cataclysme cosmique. 
[…]
Wordsworth nous dit qu’il se trouvait dans une grotte devant la mer, qu’il était midi, qu’il lisait dans le Don Quichotte, un de ses livres préférés, les aventures du chevalier errant que narre Cervantes. Il ne le mentionne pas directement mais nous savons de qui il s’agit. Il ajoute: "Je laissai le livre, je me mis à réfléchir: je pensai, précisément, à cette question des sciences et des arts puis ce fut l’heure."  L’heure intense de midi, la chaleur étouffante de midi et Wordsworth, assis dans sa grotte, face à la mer (alentour il y a la plage, les sables jaunes), se rappelle:  
"Le sommeil s’empara de moi et je me mis à rêver. "
Il s’est endormi dans sa grotte, face à la mer, parmi les sables dorés de la plage. Dans son rêve, le  sable l’environne, un Sahara de sable noir. Il n’y a pas d’eau, il n’y a pas de mer. 

dans un désert on est toujours au centre

Il est au centre d’un désert - dans un désert on est toujours au centre - et il se demande, terrifié, comment s’échapper quand il s’aperçoit que quelqu’un est près de lui. Fait étrange, c’est un Arabe de la tribu des Bédouins, monté sur un chameau et tenant une lance dans sa main droite. 
Sous son bras gauche, il serre une pierre et dans sa main un coquillage. 
L’Arabe lui dit qu’il a pour mission de sauver les arts et les sciences et il lui approche le coquillage près de l’oreille: le coquillage est d’une extraordinaire beauté.  Wordsworth nous dit qu’il a entendu la prophétie ("dans une langue que je ne connaissais pas mais que je compris"). C’était une sorte d’ode passionnée, prophétisant que la Terre était sur le point d’être détruite par un déluge qu’envoyait la colère de Dieu. 
L’Arabe précise que c’est vrai, que le déluge approche mais qu’il a, lui, une mission à accomplir: il doit sauver les arts et les sciences. 
Il lui montre la pierre. Et cette pierre, curieusement, est la Géométrie d’Euclide sans cesser pour autant d’être une pierre. 
Puis il lui tend le coquillage et le coquillage est aussi un livre, c’est le livre qui lui a annoncé ces choses terribles. Le coquillage est toute la poésie du monde y compris, pourquoi pas? le poème de Wordsworth. 
Le Bédouin lui dit: 
"Je dois sauver ces deux objets, la pierre et le coquillage, ces deux livres."
Il tourne la tête et Wordsworth, à ce moment donné, voit le visage du Bédouin changer, se remplir d’effroi. Il regarde à son tour derrière lui et voit une grande clarté, une clarté qui a déjà inondé la moitié du désert. C’est celle des eaux du déluge qui va détruire la Terre. Le Bédouin s’éloigne et Wordsworth constate que ce Bédouin est aussi Don Quichotte et son chameau, Rossinante, et que, tout comme la pierre est un livre et le coquillage est un livre, le Bédouin est Don Quichotte, il est, à la fois, ces deux choses et aucune des deux. 
Dans cette dualité réside l’horreur du rêve. Wordsworth alors se réveille en poussant un cri car les eaux l’ont atteint.

Je crois que ce cauchemar est un des plus beaux de la littérature.

*Wordsworth, The Prelude, livre cinquième, 50-150.
Jorge Luis Borges, Le Cauchemar
dans Sept Nuits (Siete noches, 1980) 
traduit par Françoise Rosser,
 dans Conférences,  
Gallimard 1985

L'idée de ce billet m'a été suggérée par un billet récent d'un autre blog, Le tour d'écran
Et le désert  choisi pour l'illustrer fut dessiné par Hugo Pratt - qui d'autre?

dimanche 13 octobre 2019

Et c'est tout.


Je relis mon dernier billet, et je m'aperçois, à ma grande confusion, qu'il y a longtemps que je n'ai pas partagé avec vous une de ces recettes de cuisine qu'il m'arrive de trouver dans des livres. 
Voici un menu très simple trouvé dans un livre de recettes de Philippe Annocque.

S'alimenter, se reposer, se laver, faire ses besoins, se distraire et - dans une moindre mesure - communiquer avec ses semblables, voilà ce dont tout un chacun a besoin. Ce n'est pas la peine de chercher: il n'y a pas d'autre besoin.
Quand on a été très heureux, on en a encore moins. 
Se reposer, tout de même. 
Et aussi, mais de temps en temps seulement, 
manger. 

Et c'est tout.

 Philippe Annocque, Vie des hauts plateaux
ISBN 979-10-92723-06-9

lundi 7 octobre 2019

Roulé dans la farine


On me signale que certains lecteurs, 
intrigués par la lecture du billet précédent, 
se demandent ce que c'est qu'un merluchon.
Un merluchon, c'est comme une merluche, mais en plus potelé.
Pour vous familiariser avec cet hôte des mers (et des poëles à frire) 
voici une recette de  

MARC, THANKS FOR ALL THE FISH.

le Merluchon à ma façon
Ingrédients
Un beau merluchon
Un couteau aztèque
Poivre, une pincée
Un gros œuf
Farine: quantum satis
Huile d'olive 

Prenez un beau merluchon à l'œil vif.
 
L'œil vif, c'est important.


Écaillez-le, enlevez les ouïes, ouvrez-le côté ventre de la tête à la queue pour en sortir l'arête et laissez dégorger quelques heures; trempez-le dans l'œuf battu et roulez-le dans la farine.
Précipitez-le dans une poële où frissonne de l'huile d'olive.

La recette sur le dos du poisson, c'est pratique.


Servez chaud ou froid, ça ne peut plus lui faire ni chaud ni froid au poiscail, pécaïre.


Images © Marc Saffioti.

dimanche 29 septembre 2019

On ne voit pas passer le flétan



Lootre Morton… ce nom ne vous dit rien? C'est vrai, il y a bien longtemps qu'il n'utilisait plus ce nom de plume (de pinceau plutôt). Kikooshi, c'est ainsi que Marc signait ses créations récentes; en particulier les Ki Sushis (une collection sans cesse en expansion de créatures océaniques qui manifestaient leur opposition résolue à la raréfaction des espèces, au besoin en se grimpant dessus de la façon la plus anarchiquement orgiaque; après leur avoir soufflé dedans en usant de l'équipement approprié pour les rendre plus beaux plus gros, Marc les enluminait avec une patience d'ange de mer).

Les Ki Sushis, c'est genre comme des gros merluchons, genre.

Qui étaient-ils, ces "Maîtres de la Lumière", entité bicéphale à laquelle la revue Casus Belli (ah, ça je vois que ça rappelle des souvenirs au moins à quelques-uns d'entre vous) confia, au début des années 90, l'illustration de quelques-unes de ses couvertures?

Excusez-moi, il faut que je respire un grand coup.

C'était encore Marc qui se cachait avec Rolland Barthélémy sous ce pseudonyme collectif autant qu'énigmatique (c'est Marc qui l'avait choisi: il avait du goût pour les pseudonymes et aimait le mystère), Rolland poussant le crayon, Marc scannant les dessins et les habillant de couleurs numériques.
D'autres pages des Maîtres de la Lumière ainsi que d'autres peintures digitales de Marc furent publiées par le magazine Afternoon de l'éditeur japonais Kodansha (c'est à cette époque qu'il adopta le pseudonyme Kikooshi: il choisit ce nom pour son studio lorsqu'il s'installa à Montréal).

Au cours des quarante dernières années Marc ne semblait pas avoir vieilli d'un jour: qu'il fût devenu grand-père était pour ses amis une source inépuisable de plaisanteries.

Puis un jour tout s'arrête (de poisson).


Ils pleurent à en mouiller la mer.

Plus personne pour les croquer (en préambule au modelage), pour leur gratter les écailles, pour leur souffler au cul pour les rendre plus beaux plus gros, pour les tartiner de laque: les Ki Sushis sont tristes à présent.
Malgré leur bouche faite pour le rire.


On ne voit pas le temps passer.



Les illustrations de ce billet sont de Marc Saffioti.

samedi 28 septembre 2019

Singes des Temps


On a vu des visages grimaçants (certains témoins ont précisé: "simiesques") apparaître dans 
des nuages de fumée au-dessus 
de l'usine Lubrizol à Rouen.



photo © Guillaume Polère

vendredi 27 septembre 2019

Jacques Chirac, la mort d’un conquérant


Destin mélancolique que celui de Jacques Chirac. 
Pendant quelques années, on put se souvenir de lui comme du plus mauvais président de la cinquième république - celui dont les décisions les plus graves (sans doute, certes, mûrement réfléchies) furent prises systématiquement à contre-temps, celui qui fit l'usage le plus absurde des pouvoirs étendus attribués au président par la constitution de 58. On imagine sa déception quand il constata que le principal souci de ses successeurs fut d'entrer dans une féroce compétition pour lui ravir cette place - et quand, contre toute attente, l'un après l'autre, successivement, ils y réussirent!

Il est permis de se demander si la contrepèterie cachée dans le titre de ce billet, titre qui n'est pas de moi: je l'ai simplement emprunté à un des hagiographes les plus extasiés (il écrit dans Le Figaro! - "Superbe manchette Collector (5 colonnes à la UNE) ce vendredi 27 septembre") du président défunt, a échappé à son auteur.
Homme de plume avant tout, le chantre improvisé est si absorbé par sa psalmodie qu'il ne semble pas, non plus, entendre aucune dissonance dans cette constatation qu'il fait spontanément: "À la mort de son protecteur, en 1974, Jacques Chirac prend une part décisive à la victoire de Valéry Giscard d’Estaing contre le gaulliste Jacques Chaban-Delmas", ni dans le rappel, qu'il fait plus loin, que [ce président] "osa tout avec un aplomb sans égal" (c'est précisément à cela - oublie-t-il de dire, sans doute dans un instant de distraction - qu'on reconnaît pour ce qu'ils sont les hommes de cette trempe).
Cependant, dans ces circonstances douloureuses pour les quelques personnes qui l'aimaient sincèrement (il est malaisé de les distinguer dans la foule d'Arlequins, de Pantalons, de Scapins et de Tartuffes qui en ce moment soufflent bruyamment dans des mouchoirs, mais il en existe) il n'était donc pas inopportun, de la part de son biographe du Figaro, de n'évoquer qu'avec une bienséante discrétion le rang que, dans la mort, vient occuper Jacques Chirac dans la longue procession des grandes figures dont le nom  commence par un C.


De mortuis nil nisi bonum.
"Notre maison brûle et nous regardons ailleurs", dit-il un jour.


jeudi 26 septembre 2019

Phase de (stress) test


 David Apatoff semble être, ces jours-ci, de la même humeur que votre serviteur Tororo lorsqu'il y a quelques jours il publia ce texte de Topor; il consacre un billet de son blog Illustration Art à l'impact de la rage sur le dessin. 
Tiens, voilà une occasion de tester DeepL!

Voici l'essentiel du texte de David Apatoff; consultez-le donc sur son blog, vous pourrez en outre admirer les exemples qu'il a choisi pour l'illustrer (Käthe Kollwitz, Goya, L.J. Jordaan, Tomi Ungerer et d'autres), et les commentaires dont il les a assortis:


In these divisive political times, words can't seem to keep pace with our anger.  Insults on social media are so prevalent that words have lost their sting.  Hyperbole is so overused that it no longer impresses, so people have resorted to lies instead. (As Nietzsche observed, "no one lies as much as an indignant man.")   Many people have given up searching for words that persuade, and settled for words to offend.
But when words become ineffectual as a means of expression, we can always rely on good ol' drawing to raise the decibel level.
Unlike words, drawing is not a polite game ruled by grammar and punctuation.  Drawing is a more primal mode of communication with a broader range of expressive tools.  In this sketch from Kollwitz's shattering series about the peasants' revolt of 1524, her charcoal strokes on paper are the equivalent of those arms flailing in rage and despair.

[…]
It is not sufficient that an artist feels anger.  Quite the contrary, anger usually causes art to go astray; it creates a stress test for the connective tissue of art, and artists who aren't up to the task find that anger has left them with an ineffectual mess.  But artists with the ability to hold it together can channel their outrage into truly scalding works of art.
[…]
It's extremely difficult to balance art and anger, but when properly fused, the two make a powerful alloy.

Voici ce qu'en fait DeepL:

En ces temps de division politique, les mots ne semblent pas pouvoir suivre le rythme de notre colère.  Les insultes sur les médias sociaux sont si répandues que les mots ont perdu leur piqûre.  L'hyperbole est tellement surexploitée qu'elle n'impressionne plus, les gens ont donc eu recours au mensonge à la place. (Comme Nietzsche l'a fait remarquer, "personne ne ment autant qu'un homme indigné ".) Beaucoup de gens ont cessé de chercher des mots qui persuadent, et se sont contentés de mots qui offensent.
Mais lorsque les mots deviennent inefficaces comme moyen d'expression, on peut toujours compter sur le bon vieux dessin pour élever le niveau des décibels.
Contrairement aux mots, le dessin n'est pas un jeu poli régi par la grammaire et la ponctuation.  Le dessin est un mode de communication plus primaire avec une gamme plus large d'outils expressifs.  Dans cette esquisse de la série bouleversante de Kollwitz sur la révolte des paysans de 1524, ses traits de fusain sur le papier sont l'équivalent de ces bras enragés et désespérés.
[…]
Il ne suffit pas qu'un artiste se mette en colère.  Bien au contraire, la colère entraîne généralement l'égarement de l'art ; elle crée un stress test pour le tissu conjonctif de l'art, et les artistes qui ne sont pas à la hauteur de la tâche trouvent que la colère les a laissés dans un désordre inefficace.  Mais les artistes qui ont la capacité de tenir le coup peuvent canaliser leur indignation dans des œuvres d'art vraiment ébouillantées.
[…]
Il est extrêmement difficile d'équilibrer l'art et la colère, mais lorsqu'ils sont fusionnés correctement, les deux font un alliage puissant.


- Traduit avec www.DeepL.com/Translator

Je me suis gardé de rien changer à la traduction de DeepL, elle n'appelle que quelques remarques (je me suis contenté de souligner les choix qui m'ont fait, plus ou moins légèrement, tiquer)
Le logiciel a encore un peu trop souvent recours au mot-à-mot: "ont perdu leur piqûre", "un jeu poli", "les a laissés dans un désordre inefficace"; j'aurais écrit "ont perdu de leur mordant", "une activité bien tempérée", "il n'en reste qu'un fouillis qui ne parvient pas à produire l'effet recherché"; et vous? 
Laisser intraduit "stress test", en revanche, c'est une tentation à laquelle auraient probablement cédé bon nombre de traducteurs humains ou humanoïdes… et passons sur "des œuvres d'art vraiment ébouillantées", il n'est pas surprenant qu'un robot ne réagisse pas de la même façon qu'un humain aux variations de température!
Notons aussi que, si Reverso (testez si vous voulez: il se débrouille presque aussi bien que DeepL) opte pour le mot-à-mot dans des phrases comme "Mais quand les mots deviennent inefficaces comme moyen d’expression, nous pouvons toujours compter sur le bon vieux dessin pour élever le niveau de décibels" -
Traduit avec Reverso, DeepL propose le plus vernaculaire "on peut toujours compter". C'est la forme qui  serait venue spontanément sous la plume d'une personne ayant le français pour langue maternelle; ce qui fait supposer que les concepteurs de DeepL ont tenu compte du feed-back de relecteurs pratiquant les langues-cibles.



dimanche 22 septembre 2019

Trahison sur commande


Il y a quelques années, en réponse à la remarque d'un lecteur bienveillant, j'avais testé trois logiciels de traduction (Reverso, Babelfish, GoogleTranslate) disponibles en ligne; et j'étais parvenu à la conclusion que l'un des trois (Reverso) donnait des résultats un peu meilleurs - pas beaucoup - que les deux autres (depuis, un de ces engins, justement le plus mauvais, a été adopté comme traducteur par défaut par tous les sites affiliés à son parrain - un parrain qui prend au sérieux ses obligations de parrain, comme on voit. Respect.). 
Récemment, j'ai constaté qu'un autre automate traducteur signalé par Kwarkito (merci Kwarkito!) obtenait, au moins pour les traductions d'anglais en français et de français en anglais, des résultats nettement meilleurs que les trois susnommés réunis. J'ai pensé que cela pouvait vous intéresser, lecteurs concernés.

 

mercredi 18 septembre 2019

De l'admiration considérée comme une manifestation marginale de l'imagination


Je me rappelle une nouvelle de Henry James qui n'existe pas. À ce souvenir apocryphe, j'ajoute une perfection indéfinie et je déclare qu'il s'agit de la meilleure  nouvelle de Henry James. Comme je ne me rappelle pas de son titre, personne ne peut aller vérifier - pas même moi - que cette nouvelle n'existe pas. C'est sur cette base que j'ai peut-être bâti toute mon admiration pour Henry James.

 (Ejércitos de la oscuridad
date de rédaction 1969-1970, 
première publication Editorial Sudamericana, 2008) 
traduction d'Anne Picard, 
Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2018
ISBN 9752721006813

jeudi 12 septembre 2019

Hi, how are you?


Plus de Richard Williams, plus de Daniel JohnstonMattioli est mort d'une longue et douloureuse maladie, ce qui est bien injuste, car qui plus que lui aurait mérité de mourir d'une courte maladie rigolote? Et Bunny Lake est plus perdue que jamais: maintenant c'est sa maman qu'elle ne retrouve plus.
J'espère qu'au moins, vous, vous allez bien.



lundi 26 août 2019

Topor enfin entendu


Interrompons un instant ce programme de recommandations de livres dont l'action ne se passe pas trop loin du cercle polaire pour aborder un sujet plus en rapport avec cet été incendiaire.
L'autre jour, en bouquinant,  je suis tombé, sans l'avoir cherché, sur un texte de l'intemporel Roland Topor:

BRÛLONS LE NEW YORK TIMES!

C'est pour envoûter le gibier et garantir le succès de la chasse que les hommes préhistoriques dessinaient sur les parois de leur caverne… Tout le monde sait ça. Et personne ne met en doute l'efficacité du procédé. L'artiste est un magicien, c'est bien connu. Alors pourquoi le laisse-t-on libre, aujourd'hui, de s'exprimer impunément dans un journal tel que le New York Times? Certes, une page de journal est plus légère qu'un pan de roche, et la tribu est en plein essor démographique, mais cela change-t-il les données du problème? Je prétends que les dessinateurs actuels perpétuent les rites de leurs ancêtres. Je le prétends, et je le prouve. Savez-vous pourquoi le président Nixon a de si grandes oreilles? C'est à cause de Mel Furukawa et de ses graffiti stupides. Pourquoi la majorité silencieuse es-elle aussi répugnante dans ses ébats sexuels et gastronomiques? Parce que Tomi Ungerer a manqué de grâce en les dépeignant. Pourquoi la répression de la révolte d'Attica fut-elle si gratuitement sanglante? Parce qu'un monsieur nommé Brad Holland a cru bon d'en faire un dessin. Pourquoi le racisme continue-t-il de s'épanouir partout avec une telle santé? Ne cherchez pas. C'est à cause de Robert Blechman et d'Edward Gorey. Et c'est parce que Tim représente une explosion nucléaire que les poissons du Pacifique ont un drôle de goût. Et c'est grâce à Ralph Steadman que les marchands de canons font de si bonnes affaires. S'il y a tant de prisonniers dans les geôles grecques et chiliennes, il faut s'en prendre à Philippe Weisbecker: il aime trop dessiner des barreaux! Oh, les exemples ne manquent pas! C'est Folon qui fabrique des villes invivables, c'est Podwal qui exécute les athlètes israéliens de Munich, c'est Mihalesco qui enferme les intellectuels dans les cliniques psychiatriques ou dans les camps - selon l'humeur - en URSS, et je l'avoue à ma grande honte, c'est moi qui ai fait guillotiner Buffet, Bontemps, et quelques autres, dans notre beau pays de France.
La liste est trop longue pour être énumérée en entier.
J'espère vous avoir convaincu. Car il convient d'agir sans tarder pour mettre un terme au scandale: les artistes mettent le monde à feu et à sang, il faut que cela cesse. Le remède est simple. Il suffit de nettoyer les murs de la caverne, de proscrire les dessins dans les journaux. Pour un monde propre, pour un monde juste, pour un monde nouveau, je vous en conjure, rétablissons l'inquisition! Luttons contre la sorcellerie. Contre les pouvoirs occultes. Mort aux envoûteurs.
Et pour commencer, brûlons le New York Times!


C'était dans Topor, l'homme élégant (un hommage à Topor publié par Les Cahiers de l'Humoir): la date à laquelle Topor a écrit ça n'était pas précisée. Le livre a un côté un peu fourre-tout, et les citations de Topor ne sont pas systématiquement sourcées; ça ne l'empêche pas d'être intéressant.
Dommage que je n'aie pas ouvert ce livre au mois de juin, j'aurais pu faire un billet collé à l'actualité. 
En tout cas les têtes pensantes du New York Times (dès le mois de juin, donc) ont adopté le raisonnement de Topor  (peut-être même ont-elles médité, auparavant, ses Cent bonnes raisons pour se suicider tout de suite?), et elles ont pris les devants en craquant elles-même l'allumette.