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jeudi 22 septembre 2022

Vous ferez ce que vous voudrez...

... mais si j'étais à votre place, je prendrais le train pour Clermont-Ferrand.

Jo Walton, qu'on aime bien ici (vous aviez remarqué?), sera ce week-end (les 23, 24 et 25) aux Aventuriales (à Ménétrol: c'est en Averoigne - pardon, en Auvergne, pas loin de Riom):  un festival comme on les aime, plein de bouquins bizarres. Vous avez jusqu'à ce dimanche pour lui présenter timidement votre exemplaire de son dernier roman, dont la traduction française vient tout juste de paraître: ça s'appelle Ou ce que vous voudrez; vous verrez, elle écrira dessus tout ce que vous voudrez (ou à peu près tout) et signera avec un large sourire. 

J'ai pensé que ça vous intéresserait. 


samedi 27 août 2022

Une image pour Morwenna


Je me suis avisé d'une chose: quand je rends visite à Mori, mon amie imaginaire, ou quand c'est elle qui me rend visite, on transporte avec nous une petite bulle de notre continuum. Pas grosse, mais si par exemple j'ai un truc sur les genoux, elle le voit comme si elle était avec moi dans la pièce. Et réciproquement. Ça fait que non seulement on peut se montrer ce qu'on est en train de lire (ce qui résout au moins en partie le problème de partage que je mentionnais ) mais en plus je peux lui montrer tout ce que j'ai sur mon laptop, même dans une salle d'attente: c'est pratique!
(Ça vous paraît dangereux que je lui montre un artefact du vingt-et-unième siècle? Vous pensez bien qu'on a eu plus d'une discussion sur l'éthique de la communication entre personnes qui vivent à des époques différentes, et on a convenu que dès lors que je ne lui donnais pas de plans qui lui permettraient de fabriquer
 dès 1980 un ordinateur portable de 2022, on ne risquait pas de créer de paradoxe temporel. Mori a ajouté en prenant cet air sérieux qu'elle prend des fois: "De toute façon je te rappelle que nous avons une relation IMAGINAIRE, alors si l'un de nous deux montrait à l'autre les plans d'une machine, ce serait une machine imaginaire aussi, non?" ... Ma foi, c'est un raisonnement qui tient debout, on dirait.).
 Je viens de lui montrer cette image:


Et elle est restée un petit moment sans rien dire, à examiner tous les détails de la photo, avec un sourire jusqu'aux oreilles (elle ne connaissait pas le film). Ne me demandez pas pourquoi (il vaudrait mieux demander à Mori, elle est plus forte que moi pour expliquer comment fonctionnent les choses, surtout les choses imaginaires), mais quand Mori me gratifie, donc, de sa présence imaginaire, même si elle reste un peu en retrait derrière moi pour regarder par-dessus mon épaule, même si je ne tourne pas la tête pour voir son visage, quand elle sourit, je le sens.


L'image provient d'un plan du film Sayat Nova (1969), de Sergei Paradjanov.

dimanche 11 novembre 2018

Envie de grand air


Peut-être l'avez-vous compris à demi-mot, fidèles lecteurs, une accumulation de mauvaises nouvelles freine depuis quelque temps mon envie de bloguer: elles s'empilent si haut qu'elles ont fait de l'ombre aux quelques bonnes nouvelles que j'aurais eu envie de partager avec vous
Alors...
Allons plutôt nous promener.



Pour ce genre de promenade imaginaire, la compagnie d'amis imaginaires n'est pas à dédaigner.

You say I am repeating
Something I have said before. I shall say it again.
Shall I say it again? In order to arrive there,
To arrive where you are, to get from where you are not,
You must go by a way wherein there is no ecstasy.
In order to arrive at what you do not know
You must go by a way which is the way of ignorance.
In order to possess what you do not possess
You must go by the way of dispossession.
In order to arrive at what you are not
You must go through the way in which you are not.
And what you do not know is the only thing you know
And what you own is what you do not own
And where you are is where you are not.
T. S Eliot, East Coker

East Coker, c'est un de ces Quatre Quatuors dont (vous vous en souvenez, j'espère?) mon amie Mori avait recommandé l'acquisition à la gentille bibliothécaire d'Arlinghurst (elle aurait aussi pu aller rendre visite à L'Œil des Chats, si internet avait existé en 1979); la bibliothèque a fini (début 1980) par les recevoir! Lors des pauses que nous avons faites au bord des sentiers qui nous ont emmenés de là où nous n'étions pas jusque là où nous ne serions toujours ni l'une ni l'autre, et où pourtant nous avons marché la main dans la main,  Mori a pu m'en faire la lecture, ajoutant au charme imaginaire de notre promenade imaginaire.


jeudi 27 juillet 2017

Sur un air de comptine, comme au bon vieux temps: Jo Walton, Le cercle de Farthing



Quatre-farthings-font-un-penny
récita-t-elle sur un air de comptine.
Un quart de penny.



L'ambiance qui règne au manoir de Farthing en cette année 1949, vous pouvez déjà vous en faire une idée si vous avez lu Les vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro, ou vu l'adaptation qu'en a fait James Ivory. Parmi les nombreuses œuvres de fiction qu'à côté d'ouvrages historiques ou sociologiques, son auteur cite comme sources d'inspiration pour le cycle romanesque dont Farthing est le premier volume figurent aussi les "Lord Peter" de Dorothy Sayers (un roman de Sayers, entamé et laissé inachevé dans les années 40, et publié après sa mort, mais situé dans l'immédiat avant-guerre, Au crépuscule de l'Empire, confrontait lord Peter Whimsey à des membres du courant conservateur le plus favorable à un rapprochement avec l'Allemagne). L'auteur avoue aussi, parmi ses péchés de jeunesse, une fascination pour les extravagantes sœurs Mitford...

Quand on reçoit des invités au manoir de Farthing, qu'est-ce qui pourrait tourner mal? Lady Eversley ne tolèrerait pas le moindre faux pas. Pas une serviette n'est pliée de travers, pas une fourchette à poisson ne manque sur une table dont le plan a été tiré au cordeau. Ce n'est pas parce qu'il y a eu cette absurde guerre qui a duré presque deux ans qu'il faut se comporter comme si on était retombés dans la barbarie.
Pourtant, dans la matinée du dimanche, survient ce que cette chère Dorothy Sayers aurait appelé "an unpleasantness": on découvre un cadavre.

Nous sommes dans un roman policier.

Si vous appréciez de vous retrouver dans un de ces salons où le jour (très beau temps, avec ondées intermittentes) est tamisé par d'amples rideaux à pompons, et où, sur la table à thé, attendent des tasses dans l'une desquelles a été versée une goutte de strychnine, à côté d'un plateau de sandwiches au concombre dont l'un (justement le plus salé!) a été assaisonné à l'anédrine, entrez donc, and make yourself comfortable. Un chapitre sur deux donne la parole à Lucy Kahn, née Eversley; dans les autres chapitres c'est un "narrateur omniscient", comme on dit (mais il n'abuse pas de son omniscience) qui rapporte les progrès de l'enquête de l'inspecteur envoyé par Scotland Yard, Peter Carmichael. La victime était l'étoile montante du parti conservateur: plusieurs fois ministre, certains l'imaginaient déjà un jour à Downing Street; l'inspecteur Carmichael est prié de faire vite.
Oui, vous avez remarqué: j'ai mentionné, en passant, qu'en cette année 1949, le Royaume-Uni se reconstruit après une terrible guerre qui a duré presque deux ans (de 1939 à 1941) et qui, si elle s'est conclue par une paix dans l'honneur, n'en a pas moins laissé de profondes cicatrices. C'est ce qu'on appelle une uchronie.

Nous sommes dans un roman policier uchronique.

Je n'ai pas dit "un roman policier de science-fiction". On est très, très loin de Minority Report. Cependant, il vaut mieux que le lecteur en soit prévenu:  Jo Walton (c'est un roman policier uchronique de Jo Walton, il ne fallait pas que j'oublie de vous le dire!) s'intéresse davantage aux questions du type "What if?" qu'à celles du genre "Whodunit?" et c'est dans l'analyse de mécanismes, ma foi, toujours à l'œuvre dans la société contemporaine qu'elle cherche les réponses. L'enquête policière est pour cela un artifice commode, car elle met en contact des gens qui en d'autres circonstances ne se rencontreraient pas.
Cette enquête semble avancer lentement, car elle est racontée de façon réaliste: on vérifie les antécédents de toutes les personnes présentes, on compare leurs témoignages pour établir la chronologie des faits (il est heureux pour le lecteur que ce soient les subalternes, le constable local Yately et le sergent Royston qui soient chargés de cette routine, et que le personnage qui occupe le premier plan soit Carmichael, qui s'entretient avec les témoins les plus en vue).
On se doit d'éliminer une à une toutes les hypothèses, qu'elles soient séduisantes (un commando d'agents bolchéviques escaladant la façade au milieu de la nuit?), désobligeantes (un domestique qui aurait oublié où était sa place?), abracadabrantes (un suicide maquillé en meurtre?), inquiétantes (se pourrait-il vraiment que quelqu'un, dans les cercles les plus proches du pouvoir, retire de cette mort un bénéfice politique?) d'une familiarité rassurante (que voulez-vous que ce soit, sinon une nouvelle provocation d'agitateurs juifs?), choquantes (et si, au contraire, quelqu'un avait cherché à faire accuser les Juifs, pour justifier vis-à vis de l'opinion publique un durcissement des mesures les concernant?)  ou affligeantes de banalité (cherchez la femme!), en les confrontant aux faits établis.
S'il y a une chose qu'on n'attend pas d'un inspecteur de Scotland Yard, c'est qu'il fasse avancer une enquête à coups d'intuitions fulgurantes (Carmichael et son fidèle Royston échangent parfois des plaisanteries à ce sujet). Aussi,  Carmichael garde pour lui ses hypothèses les moins orthodoxes.
Il n'aurait, de toute façon, pas autant d'occasions de briller en société que les romans d'Agatha Christie n'en offrent à Hercule Poirot. On fait sentir à l'inspecteur que son appartenance à une (modeste) famille de la gentry  ne suffit pas à l'exonérer pour le faux pas qu'il a commis, en entrant dans une branche de l'administration aussi peu recommandable que la police criminelle (peut-on l'admettre à la même table que les invités? non, bien sûr; "son père est propriétaire terrien dans le Lancashire: j'ai regardé dans le Wo's Who", intercède timidement tante Sukey, sans parvenir à impressionner le moins du monde l'intraitable lady Eversley: on lui servira un repas froid dans les quartiers des domestiques).

L'enquête, donc, est ennuyeuse, minutieuse, faite de procédures répétitives, bien plus lentes et bien moins excitantes que dans les romans dont l'action est située de nos jours.
Les "experts", il y en a, bien sûr, mais on sait qu'il n'y a pas de miracles à en attendre: "Les empreintes digitales ne sont plus ce qu'elles étaient, maintenant que les gens y sont habitués. De nos jours, nous pourrions aussi bien ne pas nous embêter à les relever: si quelqu'un a fait quelque chose d'illégal, il les aura effacées" (... ceci dit, on retrouve ce désenchantement face à la police scientifique quand, à notre époque, on s'aperçoit que les recherches de traces d'ADN, non plus, ne permettent pas de tout résoudre).
Naturellement, Carmichael a accès aux fiches que Scotland Yard (le vieux bâtiment de New Scotland Yard a été détruit pendant le Blitz; il est heureux qu'on ait pensé à mettre à l'abri les archives) détient sur tous les importants personnages présents à Farthing le dimanche fatal, et même à des informations plus confidentielles... mais...

... le rapport suivant [...] tenait sur une seule feuille:
Eversley, lady Margaret Violet Elisabeth, 
née Dorset le 4 novembre 1900 
à Wessex House, Londres. 
Parents: le 9° duc et la duchesse 
de Dorset, tous deux DCD.
Si elle était fille de duc (se demande très sérieusement le détective), n'aurait-on pas dû l'appeler lady Margaret, plutôt que lady Eversley?
Les ducs avaient la préséance sur les vicomtes,non?

Bah, pour l'importance que ça peut avoir... s'il y a une des personnes présentes sur les lieux du crime qui ne peut d'aucune manière y être impliquée, c'est bien lady Eversley, non?

Frères et sœurs: Peter Alan, 
né en 1904, 10° duc de Dorset. 
Millicent Florence, née en 1906. 
Éducation assurée par des précepteurs. 
Mariée (1918) à  lord Charles 
Caspian Eversley. 
Enfants: Hugh Caspian, 1919-1940, 
et Lucy Rowena, née en 1926.
Carmichael regarda au verso, mais c'était vraiment tout ce qu'il y avait. La carrière politique de lady Eversley ne pouvait pas être résumée par une série de statistiques - charges occupées, élections gagnées ou perdues - c'était une affaire d'influence exercée par l'intermédiaire de son mari, de son frère, de ses amis, de son argent. Tout ce que les archives officielles retenaient d'elle était qu'elle était née, qu'elle s'était mariée et avait eu deux enfants.

Prends garde, lecteur, aux fausses pistes: les "chapitres Carmichael" servent bien plus à contextualiser le récit, à nous faire sentir, à la fois, la distance qui sépare cette uchronie de notre ligne temporelle, et ce qui, dans la société britannique, résiste à tout changement, qu'à nous fournir des indices sur l'énigme policière proprement dite. Et puis, pour embrouiller encore un peu les choses, il y a des… comment appelle-t-on ça? des interférences dans l'enquête. Elles prendront bien des formes (j'essaie de ne pas spoiler).

Paradoxalement, on apprendra bien plus de détails révélateurs en lisant attentivement les chapitres narrés à la première personne par la candide Lucy, chapitres pourtant rédigés presque comme le journal secret d'une collégienne: pleins de digressions et de coq-à-l'âne, ils le sont aussi de confidences très intimes et d'observations qui ne manquent pas de sagacité: ce sera au lecteur de faire le tri! Une possibilité qui ne sera pas donnée à l'inspecteur, que la distance sociale qui le sépare de la petite-fille du duc de Dorset oblige à maintenir vis-à-vis de celle-ci un ton très formaliste, même quand il sera obligé, bon gré mal gré, de l'inclure dans la liste des complices possibles du meurtre: et il ne sera évidemment jamais question que l'inspecteur demande à  la jeune femme si l'un des insoupçonnables invités de ses parents lui semble suspect, et encore moins ce qu'elle pense des membres de sa famille.
Dommage pour lui, s'il avait eu l'occasion de discuter à bâtons rompus avec la jeune femme il aurait pu recueillir quelques-unes de ces informations qu'il a cherchées en vain dans ses dossiers: Lucy sent instinctivement (même si elle ne formulerait jamais l'idée de façon aussi brutale) que le milieu dans lequel elle a grandi est un nœud de vipères.


Et l'aspect uchronique du roman? on sait que Jo Walton aime bien les concepts d'uchronie (The Just City), de temporalités divergentes (My Real Children)...  mais dans ce roman elle n'a pas voulu que des bizarreries à la Poul Anderson distraient ses lecteurs du vrai sujet. Il faut bien ouvrir l'œil pour constater les changements que la divergence entre la ligne temporelle du roman et la nôtre ont apporté dans la vie quotidienne. Ou tendre l'oreille vers la radio que Lucy écoute distraitement.
Les bouleversements sociaux causés indirectement par les changements technologiques? Les allusions qui y sont faites nous font plutôt entrevoir une Angleterre que la "paix dans l'honneur" (supposée signée en 1941) aurait cryogénisée dans son roide maintien des années 30: "Il vaut sans doute mieux conduire soi-même qu'entretenir des chauffeurs qui rongent leur frein à la maison. Ils sont pire que des chevaux" remarque lord Eversley, quand il apprend que son gendre conduit lui-même son automobile (je ne sais pas ce que lord Eversley pensera lorsqu'il remarquera - si jamais il le remarque - qu'on vient d'installer des parcmètres américains ultra-modernes devant Lincoln's Inn).
Nous sommes dans un roman policier uchronique qui ne tourne pas le dos à quelques problèmes tout à fait contemporains.
Bon, je crois que nous avons fait le tour de tout ce que vous ne trouverez pas dans ce roman: pas de détective en jaquette qui, œillet à la boutonnière, sort de sa manche comme un prestidigitateur la solution de l'énigme; pas de prodiges de la science criminalistique, réels ou anticipés; pas de voitures volantes ou de zeppelins blindés; ce que vous trouverez en revanche, c'est une réécriture de l'Histoire (celle avec la grande hache) d'une vraisemblance troublante, un peu comme celle de Kevin Brownlow dans ce fameux simili-documentaire, It Happened Here; et deux personnages auxquels vous pourriez bien vous attacher - des personnages non dépourvus de défauts, heureusement imparfaits. L'un comme l'autre passent à côté d'indices qui crèvent les yeux du lecteur, cela sous-entend-il qu'ils sont stupides? Quand on s'apprête à traverser une rue, on regarde à droite, puis à gauche (ou le contraire: ça dépend du côté du Channel où l'on se trouve), n'est-ce pas? On lève rarement les yeux pour s'assurer qu'aucun piano à queue ne vient d'être jeté d'un cinquantième étage. Pourtant, en certaines occasions, il vaudrait mieux (c'est un peu, mutatis mutandis, ce qui arrive à Lucy et à Peter).
Si ce sont les chapitres consacrés à Lucy Kahn qui nous donnent le plus l'impression d'assister à un cataclysme au ralenti, c'est pour Peter Carmichael que l'histoire se termine vraiment mal: Lucy ne perd que ses illusions sur les siens, Peter perd ses illusions sur lui-même.

Il se rappelait avoir rencontré quelques années plus tôt, au cours d'une enquête sur une bande  de contrebandiers, des collègues de la Milice et de la Gestapo et les avoir trouvés plutôt sympathiques. Il s'était demandé comment leur conscience pouvait s'accommoder de certaines des choses qu'on leur faisait faire. Maintenant il savait.

Il est plus tard que tu ne penses,
lecteur de 1949.

Une vraie fin de roman noir, mais harmonisée sur le mode mineur: à l'avant-dernière page, comme dans tant de romans policiers anglais, une voix d'enfant récite une comptine (pourquoi les auteurs anglo-saxons de suspense semblent-ils à ce point obsédés par les nursery rhymes? c'est une question bien trop vaste pour que nous l'examinions aujourd'hui).
Si sombre qu'elle soit, la fin du roman est ouverte: tandis qu'elle l'écrivait, Walton a senti qu'elle ne pouvait pas en rester là et que l'histoire méritait une suite (elle lui en a donné deux: Ha'Penny - en français Hamlet au paradis - et Half a Crown - en français Une demi-couronne; ai-je besoin de préciser qu'elles valent elles aussi la peine d'être lues?).

Vous commencez à la connaître, Jo Walton: l'auteur de What makes this book so great? ne peut conclure le livre sans faire, à ses lecteurs qu'elle devine aussi boulimiques de livres qu'elle l'est elle-même, un petit signe discret.
Pour moi, je choisis Guerre et paix, parce qu'il était bien épais et que je ne l'avais jamais lu. Pour David, j'achetai le nouveau livre de l'auteur de cette histoire d'animaux qui avait eu tant de succès quelques années plus tôt, un roman d'anticipation intitulé Mille neuf cent soixante-quatorze. [David] avait toujours aimé H. G. Wells et Jules Verne et je m'étais dit qu'un livre de ce genre lui changerait les idées.
Quand je suis arrivé à ce paragraphe, je me suis tourné vers Mori qui, depuis sa stase temporelle de l'année 1979, lisait par-dessus mon épaule, invisible pour tout le monde sauf pour moi, et nous avons échangé un petit clin d'œil qui a filé à travers les années à la vitesse de la Machine de monsieur Wells.

...

Laissons le dernier mot à Jo Walton:

I had read a lot of cosy mysteries, 
Tey, Sayers, Christie, Heyer
and considered the interesting fact that they were 
about sudden violent death 
and yet they were written in a way 
that made them safe, indeed cosy. 
I thought I could use this to write about fascism, 
and not in a closed known historical context 
where we’re safe and sure of the ending either.
The Small Change books are about 
how people do bad things — how we do bad things,
 and allow them to be done in our name.
It’s easy to look at the Nazis and say 
they were monsters, at the concentration camps and 
imagine ourselves the victims. 
Looking at how real people come to the position 
of doing and allowing these things 
is much more uncomfortable.

I’ve always been a cheerful and optimistic person, 
and that’s why I wrote these books.
                                      Jo Walton


Jo Walton, Le Cercle de Farthing
(Farthing, Tor Books, 2006), traduit par Luc Carissimo
ISBN : 9782207113868
et en poche, collection Folio SF, 2017
ISBN : 9782072709005



mardi 9 mai 2017

Puisqu'on parle de changements subtils



Submergés 
- nous l'avons tous été ces derniers temps - 
de balivernes entre lesquelles il était bien difficile de faire le tri, vous seriez (presque) excusables d'avoir omis de noter que Jo Walton sera présente aux Imaginales, à Épinal, pendant toute la durée du festival (du 18 au 21 mai), et qu'elle participera à 
une rencontre-débat le 20! 
Et elle ne repartira pas tout de suite: 
elle sera à la librairie La Dimension Fantastique 
(106, rue La Fayette, à Paris) 
le 23 mai à partir de 18.30!

Si vous lui parlez gallois, ça la fera sûrement sourire.


mardi 30 août 2016

The Land of Heart's Desire (Morwenna, de Jo Walton)


Chers lecteurs, j'ai une merveilleuse nouvelle à vous annoncer: ça y est, enfin, j'ai une amie imaginaire!
Quoi? Il m'a semblé entendre certains d'entre vous persifler: "Il était temps, mon vieux. Tu sais que la plupart des gens, c'est avant six ans qu'ils se font des amis imaginaires? Rafraîchis-nous la mémoire: tu as combien de fois six ans?"
Bon, et alors? Je suis un late bloomer pour les amitiés imaginaires, voilà tout. Vous êtes juste jaloux que vous avez pas une amie imaginaire comme moi (c'est comme tous ces gens qui sont juste jaloux du jetpack de Tom Gauld: c'est petit). Et c'est pas étonnant que vous soyez jaloux, parce que mon amie imaginaire à moi, c'est pas n'importe qui.
Elle s'appelle Mori Phelps. C'est un peu compliqué pour nous de nous rencontrer, parce qu'elle vit en 1979 et moi en 2016. On arrive à raccommoder nos lignes temporelles (cherchez pas, c'est de la science quantique) aux arrêts de bus. Heureusement, elle attend souvent le bus (ou le train ou l'autocar) et moi aussi: alors je n'ai qu'à m'asseoir à un arrêt de bus ou dans une salle d'attente, je ferme les yeux et elle est là. Il n'y a que moi qui le sais. Heureusement à notre époque les gens ne trouvent plus bizarre que leur voisin d'arrêt de bus parle à quelqu'un qu'ils ne peuvent pas voir, grâce aux progrès de la technologie moderne: ils s'imaginent que je parle à quelqu'un au téléphone avec un kit mains libres.

Je ne pense pas être comme les autres. Je veux dire fondamentalement. Ça ne tient pas uniquement au fait que je suis la moitié d'une paire de jumeaux, que je lis beaucoup et que je vois les fées. Ce n'est pas juste parce que je me tiens à l'extérieur alors qu'ils sont tous à l'intérieur. J'ai l'habitude d'être à l'intérieur. Je pense que c'est la façon dont je me tiens à l'écart et regarde ce qui se passe au moment où les choses arrivent qui n'est pas normale.

Mori, je supposais au départ que c'était plus compliqué pour elle de me parler en public, parce qu'à son époque les gens n'avaient pas de kits mains libres ni même de téléphone portable (je sais, ça paraît incroyable) mais elle m'a rassuré: elle se débrouille grâce à un don spécial qu'elle a pour faire partie du paysage.

Assise dans un petit box, j'ai lu mon livre (Charisme, extra, mais étrange), avec la sensation rassurante d'être seule et anonyme. Ce n'est pas moi, je suis une "personne dans la foule", ou une "fille lisant dans un café". On m'a sélectionnée dans la liste des figurants et quand je partirai il y en aura une autre. Personne ne me remarquera. Je fais partie du paysage. Rien ne donne plus l'impression de sécurité.

Enfin ça c'est ce qu'elle a dit la première fois. Une autre fois elle a mentionné en passant que les étrangers qu'elle croisait, dès qu'ils remarquaient sa canne et sa chaussure orthopédique, ils se mettaient soudain à trouver le paysage derrière elle très très intéressant.
J'ai répondu par une citation dont j'ai pensé qu'elle lui plairait: 
"Il y a plusieurs façons pour un moine de se rendre invisible: 
la plus simple est de tendre un bol à aumônes"
et ça l'a fait rire. Tout fier, je lui ai dit que c'était de Terry Prachett, et presque en même temps j'ai réalisé trois choses: d'abord qu'elle aurait pu penser que j'insinuais qu'elle mendiait l'attention des gens et mal le prendre (mais, ouf, elle n'est pas comme ça); ensuite, que je ne me souvenais plus dans quel bouquin ça se trouve: je m'attendais soit à ce qu'elle me le demande, soit à ce qu'elle me dise qu'elle se souvenait de ce passage, et à ce moment j'ai réalisé la troisième chose: qu'en 1979 Pratchett n'avait encore publié aucun des bouquins du Disque-Monde! 
Je suis devenu tout rouge (Mori a fait semblant de ne rien remarquer: elle est géniale Mori!) et pour me donner une contenance je lui ai dit de noter le nom de Terry Pratchett, que dans les années à venir ce serait un auteur à suivre. Elle s'en serait bien aperçue toute seule le moment venu: ça ne risquait pas de créer un paradoxe temporel, non?

Je n'ai pas fini de dire ce que je voulais dire à propos de Tolkien.

Oups! Pardon, Mori (parfois on est tellement pris par la discussion qu'on se coupe la parole).
On peut parler de toutes sortes de livres: j'ai lu presque tous ceux qu'elle a lus, et elle presque tous ceux que j'ai lus (enfin, comme je disais, ceux qui sont parus avant  1980) et on a aimé presque les mêmes! Elle m'a demandé si j'avais aimé le livre de Joséphine Tey et j'ai dit qu'il m'avait beaucoup plu, ce qui est vrai.

Il y a apparemment un long poème de T. S. Eliot intitulé Quatre Quatuors, que l'école n'a pas. Je vais aussi le commander samedi. Selon Miss Carroll,  Eliot travaillait dans une banque quand il a écrit La Terre gaste, parce qu'être poète ne paie pas. 

Moi aussi, je l'ai entendu dire. So it goes!  Il y a comme ça des problèmes pratiques dont la solution nous semble désespérément hors de notre portée. Parmi ceux que nous essayons - volontairement - de tenir à distance il y en a un assez énervant: on ne peut pas se donner ou se prêter de livre.  C'est l'inconvénient de se déplacer le long de lignes temporelles différentes.
Si je trouvais le moyen de faire parvenir un livre de 2016 en 1979 ou en 1980, (c'est une tentation terrible: je ne peux pas m'empêcher d'essayer d'imaginer des moyens d'y parvenir, même si je me dis que ce ne serait pas raisonnable) par exemple un livre que Terry Pratchett n'aurait pas encore écrit, ça pourrait avoir des conséquences incalculables, comme de créer un paradoxe (vous imaginez les conséquences si - disons - un livre de Philip K. Dick pénétrait dans le continuum spatio-temporel où Le Maître du Haut Château est vrai? et si par exemple en 1985 le livre publié, on va dire, en 2004, que j'aurais, supposons, donné à la Mori de 1980 tombait entre les mains de Pratchett, à la suite de circonstances qu'on n'aurait pas prévues, par exemple si elle le rencontrait à une convention? Bien sûr j'écrirais sur la page de garde, à l'intention de Mori, "Burn after reading", mais est-ce que ça suffirait?) Ou pire, si des molécules composant le livre de 2016 étaient déjà présentes quelque part où se trouverait Mori en 1980, ou plus tard, (par exemple dans du papier ou du chiffon ou même de la poussière) et si elles entraient en contact, est-ce que ça ne provoquerait pas leur annihilation, peut-être même qu'il se formerait un trou noir? Il vaut sans doute mieux ne pas essayer.
Toujours pour ne pas provoquer de paradoxe, on a convenu, d'un commun accord, de ne pas parler de la période qui sépare 1980 de 2016. Plus facile à dire qu'à faire.

Les russes ont envahi l'Afghanistan. J'éprouve un terrible sentiment d'inéluctabilité. J'ai lu tant d'histoires sur la troisième guerre mondiale qu'elle me semble parfois inévitable, comme s'il ne servait à rien que je m'en fasse pour quoi que ce soit, sachant que je n'aurai de toute façon pas l'occasion de devenir adulte.

Ça me serre le cœur quand elle dit des trucs comme ça,  j'essaie d'avoir l'air sûr de moi, le plus que je peux,  j'essaie de chasser de mon esprit toutes les désillusions qui ont suivi la fin de la guerre froide,  et je dis quelque chose de pas compromettant, comme "bah, dans vingt-cinq ans, tu vois, la planète sera toujours là, pas vrai?"... Le résultat est inespéré (de mon point de vue): ça suffit à lui remonter le moral.

J'ai bien l'intention de continuer à vivre dans ce monde, jusqu'à ma mort. Je fréquenterai les bibliothèques partout où j'irai. Je finirai peut-être par fréquenter des bibliothèques d'autres planètes.

C'est bizarre (pour moi) de penser que cette éventualité (des bibliothèques sur d'autres planètes) paraît moins proche aujourd'hui qu'il y a un quart de siècle, mais d'un autre côté, ce fameux quart de siècle nous a appris que certaines choses pouvaient changer plus vite qu'on ne l'aurait jamais imaginé, alors, mieux vaut ne jamais dire jamais. 
Il y a des sujets qu'on s'interdit d'aborder, parce qu'on est des gens responsables, et puis il y en a d'autres sur lesquels il y a des compromis à trouver. Pour la graphiose de l'orme, par exemple, une question qui préoccupe beaucoup Mori, si un jour on trouve une solution je pourrai peut-être lui en dire un mot, au moins, non? Je ne suis pas sûr, l'éthique temporelle, c'est compliqué.
Une chose qu'elle n'a pas hésité à me demander (ça aussi, ça engage un peu l'avenir, mais pas de la même façon) c'est si je pensais qu'elle pourrait écrire des livres, et je lui ai dit que oui, sûrement,  je le pensais (c'est la vérité). Elle pense prendre un pseudonyme, pour ne pas créer de bisbilles entre le côté Phelps et le côté Markov de sa famille, et je lui ai suggéré de faire comme Conan Doyle, de prendre un pseudo un peu neutre, dans le genre de Joanna Watson, ou Jo Watson, ou quelque chose comme ça (ça aussi ça l'a fait rire). Je suppose que ça ne tire pas à conséquence: quel est le pire qui pourrait arriver? 

Malgré tous les petits problèmes pratiques que ça pose (après tout comparés aux problèmes de la planète ce sont des problèmes mineurs) je trouve que c'est quand même une chance incroyable d'avoir trouvé une amie comme Mori et qu'elle puisse me parler et que je puisse lui parler et ça c'est le plus important.

Hé, Tororo! Je voulais encore te dire: Les Portes d'Ivrel est vraiment excellent.

Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014


Mori et moi nous remercions du fond du cœur 
Adolfo Bioy Casares pour l'aide inestimable qu'il a bien voulu apporter 
à la conception, au réglage et à la mise au point du mécanisme qui a permis  
à ce billet de voir le jour.

dimanche 28 août 2016

Des lectures pour l'été


Qu'ai-je lu cet été? Je sens que vous brûlez de le savoir. Trois livres, trois variations sur un même thème, pourrait-on dire en simplifiant un peu (ou beaucoup, à vous de voir): le thème commun, c'est la transition entre l'époque où le monde a eu, brièvement, pour la plupart d'entre nous, un sens intelligible (par convention, on appelle ça l'enfance) et... ce qui est venu après.

Morwenna, de Jo Walton;  
L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman;  
Le Livre des choses perdues, de John Connolly.

Si j'inclinais à faire ce genre de classement, je mettrais à la première place Morwenna, en lui décernant, en guise de mention, une pluie d'étoiles; ce qui serait parfaitement inutile, car le maquettiste de l'édition française comme celui de l'édition anglaise y ont déjà pourvu, saupoudrant l'illustration de couverture de petites étoiles qui rappellent fâcheusement des pastilles autocollantes sur un emballage de paquet-cadeau. Jo Walton, sur son site, a fait, sur la présentation des différentes éditions de son roman, quelques remarques aussi pertinentes que caustiques… si vous lisez l'anglais et si vous vous intéressez au book design, allez les lire! et admirez qu'elle parvienne à en parler en gardant sa bonne humeur, car en effet, tous ces choix ou presque révèlent, de la part des directeurs artistiques qui y ont présidé, soit - au mieux - une lecture trop rapide du roman, soit un contresens complet sur son contenu, soit une totale indifférence à celui-ci et une adhésion sans réserve aux conceptions les plus cyniques du marketing ("c'est quoi le pitch, coco? Une petite fille qui voit des fées? OK, le cœur de cible, c'est les décérébrées qui ont acheté Clochette et la fée pirate. On fait comme d'hab, coco: fais chauffer le pistolet à paillettes!" Hé oui, c'est souvent comme ça que ça se passe, dans l'antre des directeurs artistiques). 


Je placerais L'Océan bon deuxième.
Pourquoi deuxième et pas premier, vous demandez-vous, vous qui savez que je vénère Neil Gaiman? Il a été moins bon que d'habitude, Gaiman? Au contraire. L'Océan est un de ses meilleurs romans, peut-être même le plus accompli. Mais voilà, Jo Walton le bat d'une longueur de main sur la ligne d'arrivée. Walton aborde son sujet avec une fraîcheur, une témérité proche de l'inconscience (vous savez, le genre de fraîcheur qui faisait dire à Chesterton à propos d'Edward Lear:  "original, au même degré que furent originales la première barque et la première charrue"). Elle prend en outre le risque d'ennuyer ou de décevoir son lecteur pour rester fidèle à son personnage - un personnage dans lequel, elle s'en est expliqué à plusieurs reprises, elle a mis beaucoup d'elle-même. Le risque, aussi, de tourner le dos à une certaine mode - vous voyez de quelle mode je veux parler - en dispensant son héroïne de préparer un diplôme de magie, un prof de potions inquisiteur penché par-dessus son épaule: en matière de magie, Walton, comme Morwenna, est une chercheuse, une expérimentatrice, elle ne pioche pas dans un manuel. Elle fraie un nouveau sentier dans une région encore non cartographiée de la forêt des contes, tandis que Gaiman caracole sur la route qu'il a déjà ouverte, bornée et pavée dans d'autres textes (Coraline, Neverwhere et, surtout, American Gods...): les voyages auxquels les deux écrivains nous invitent sont aussi passionnants l'un que l'autre, mais l'un des deux guides a plus de mérite, vous voyez?
Je viens d'attribuer à Morwenna des qualités que d'autres lecteurs pourraient, aussi bien, considérer comme des défauts*; parallèlement, je trouve à L'Océan des défauts que d'autres pourraient considérer comme des qualités.
Vous vous souvenez de Calliope? Une des histoires courtes qui composent l'arc de Dream Country. Je me demande parfois si, dans cette courte historiette un peu perdue dans un coin du dédale de la saga du Sandman, Gaiman ne nous a pas livré une douloureuse confidence sur son processus de création (un écrivain sans idées fait l'acquisition d'une Muse - une vraie, l'article authentique, une fille d'Apollon - source d'inspiration inépuisable, et il la traite comme une souillon,  oubliant que les dieux n'apprécient pas qu'on manque ainsi de respect à leur progéniture. Le voilà affligé d'une malédiction à la mesure de son indélicatesse: les idées qu'il peinait tant à trouver, avant, voilà qu'elles se bousculent dans sa tête, il faut qu'il les mette par écrit, il ne peut plus s'en empêcher, et quand il n'a plus rien pour écrire, il…)
Pas de panique! Neil Gaiman n'en est pas là, cependant la Muse à laquelle il adresse des prières (en lui témoignant le plus grand respect, je n'en doute pas) doit, à l'occasion, remplir sa coupe avec un peu trop d'enthousiasme et le nectar déborde.
L'Océan est un roman court, et il aurait à mon avis gagné à être un peu plus court encore. C'est dans ses récits les plus elliptiques que Gaiman a atteint à la plus grande efficacité: dans L'Océan, il pratique l'ellipse, et aux bons endroits certes, pas tout à fait assez pourtant. Il fait comme Umberto Eco dans La mystérieuse flamme de la reine Loana... oh la la, mais je m'éloigne de plus en plus de mon sujet, j'en suis déjà à parler de La flamme de la mystérieuse reine Loana...  ce n'était pas du tout prévu, gardons-la pour un autre jour, d'accord?
Essayons d'être un peu plus précis: ce qui m'a gêné dans L'Océan, ce ne sont pas tant des longueurs qu'une surabondance de détails dont  le livre aurait pu sans inconvénient être allégé:  des références trop reconnaissables à la culture populaire qui datent trop précisément l'enfance du protagoniste, l'accumulation de bizarreries - finalement très conventionnelles - qui servent à caractériser les dames Hempstock comme des créatures surnaturelles, alors qu'il aurait suffi de bien moins pour suggérer qu'elles n'appartiennent pas totalement à ce monde (leur nom de famille, déjà, est un indice assez parlant: il est clair que nous sommes dans le même univers que dans American Gods, la différence, c'est que nous sommes de l'autre côté d'un océan), ce n'était pas la peine de le souligner aussi lourdement... mais je suis sans doute vraiment trop pointilleux, et quand je repense au plaisir que m'a procuré ce bout de chemin fait avec Neil Gaiman, j'ai l'impression d'être bien ingrat.

Allons, la comparaison avec La flamme mystérieuse de la reine Loana (qui, lui, est réellement un peu trop long) me fait revenir sur mon jugement précédent: j'use de mon pouvoir discrétionnaire et je déclare que Morwenna et L'Océan se partagent la première marche du podium et reçoivent tous les deux une médaille en or de fées garanti véritable (la pluie d'étoiles, c'est trop kitsch, on oublie).

Ça ne change d'ailleurs rien pour Le Livre des choses perdues qui reste à la troisième place. Donc, vous demandez-vous, celui-là, il est mauvais? Non, il est d'une lecture agréable. C'est un travail de bon élève. John Connolly, qui n'avait, jusqu'ici, écrit que des thrillers (souvent plus ou moins teintés de fantastique), s'est bien documenté avant de passer au conte: on sent qu'il a lu Bettelheim et sans doute plein d'autres spécialistes de la chose, et qu'il a pris des notes. C'est ça son problème: il a écrit quelque chose de bien trop prévisible. Si j'insinuais plus haut que Gaiman emprunte un sentier déjà frayé
(... hum, la métaphore vaut ce qu'elle vaut, mais gardons-la)
Connolly, lui, ne quitte pas l'autoroute.  On retrouve en le lisant des sensations qu'on avait déjà connues dans Le Talisman, des traits d'humour qui nous avaient déjà fait sourire dans The Princess Bride, des bizarreries qui nous avaient déjà interloqués dans Le Mystère de l'Étoile.  C'est un livre plein de bonnes idées (il y en a même quelques-unes d'originales), mais toutes, même les  meilleures, sont développées de manière un peu trop scolaire.


Ça va, je n'ai pas été trop bavard?
On va revenir sur chaque livre en détail dans les prochains billets:
respectivement ici, et ici, et ici.

* Sur le blog Hugin et Munin, Cédric Ferrand emploie une formule joliment concise: "J’ai aimé m’ennuyer avec Mori". C'est tout à fait ça: en sept mots, on a à la fois ce qui fait le charme très spécial du roman et ce qui risque de rebuter quelques lecteurs.


Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
 traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014 ;
(The Ocean at the End of the Lane, 2013), 
traduit par Patrick Marcel, Au Diable Vauvert, 2014 ;  
John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.