dimanche 28 septembre 2014

Vieux Trucs Indiens (Craig Johnson)



- Et maintenant?
Henry me regarda.
- Si j'étais une rivière, 
je choisirais un terrain en pente. 
- Tu as raison.
C'est parfois une bonne chose 
d'avoir un éclaireur indien avec soi.
Le camp des morts

Rédiger un roman policier à la première personne, c'est une recette qui a souvent, par le passé, donné de si bons résultats que certains romanciers s'y accrochent, pas toujours à bon escient.
Idéalement, ça doit donner l'impression que le narrateur, héros ou anti-héros, vous a choisi, vous lecteur, comme l’interlocuteur privilégié à qui il pense pouvoir confier ses secrets les moins avouables.
Certains vous donnent l'impression que vous êtes tombé sur un pochetron qui n'hésitera pas à vous attraper par un bouton de veston pour s'assurer que vous ne perdez rien de son stream of consciousness ("c'était une dame, tu sais, le genre de dame? Le genre de dame que tu pourrais tuer pour elle").
D'autres vous proposent une salade assaisonnée avec tant d'art que vous vous doutez que ce n'est pas la première fois qu'ils la servent ("Une rouquine et une robe en lamé entrèrent dans la pièce, et je remarquai leur présence à toutes les deux à peu près en même temps"). Bien sûr, dans un cas comme dans l'autre, l'auteur sera prêt à jurer que c'était exactement l'effet recherché; mais au bout du compte, l'envie que vous ressentirez - ou non - de rester en compagnie du poivrot ou du beau parleur dépendra de ce qu'ils ont à raconter plutôt que de leur façon de le dire. Dans certains romans, il faut bien l’avouer, si intéressante que soit l’anecdote, il vous arrive de regretter que ce soit à l’intarissable pilier de bar qu’il soit échu de la raconter plutôt qu’au barman taciturne qui vous observe dans son coin.
Bref, dans pas mal de romans policiers (par ailleurs savamment construits, scrupuleusement documentés, menés à un bon rythme…) le choix du récit à la première personne est à ranger parmi les choix, au mieux les plus faciles, au pire les moins avisés, du romancier (je ne citerai pas de nom, je ne suis pas une balance).

Mais ce n’est pas le cas des romans de Craig Johnson.

Le truc qui consiste à vous donner l'impression, à vous lecteur, que vous avez de la chance qu'un type comme Walt Longmire vous prenne pour confident, c'est un des tours de passe-passe que Craig Johnson réussit le mieux (si ça se trouve, c'est peut-être un V.T.I. - un Vieux Truc Indien).
Où est le truc? La littérature policière use de trucs de toutes sortes, et sans parcimonie; il en a vraiment trouvé un meilleur que les autres, ce Johnson?
Oui.
Bien sûr, dans les romans de Johnson, on rencontre comme il se doit des gens qui ont tué des gens, d’autres gens qui ont volé des choses, des témoins qui en disent moins qu’ils n’en savent et d’autres qui en savent moins qu’ils n’en disent: pas de doute, ce sont bien des romans policiers.
Johnson ne néglige pas de satisfaire à certaines exigences du polar contemporain: on nous rappelle à l'occasion que notre shérif  est un vrai professionnel, on nous glisse (pas trop souvent, heureusement; mais Walt ne peut pas toujours compter sur son seul regard d'aigle d'homme des hautes plaines pour analyser toutes les données) une statistique sur la délinquance ou un petit aperçu de criminologie - en restant tout de même à bonne distance, avec un détachement non dépourvu d'ironie.

La saucisse éclata, envoyant une goutte d’huile sur le plancher en contreplaqué. J’examinai la tache: elle était relativement compacte, avec quelques festons autour, dus à la hauteur de la chute; on aurait dit des vrilles rayonnantes s’étirant vers le centre de la pièce. Si l’objet émettant l’éclaboussure est en mouvement, les gouttes s ont ovales et ont une petite queue parallèle à la direction horizontale du mouvement. Comme le sommet de la goutte touche terre en dernier, les éclaboussures révèlent si l’assaillant est gaucher ou droitier. J’en savais long sur les éclaboussures. *

 Cependant, et quelle que soit sa dette assumée envers ses prédécesseurs, ce n'est ni dans la construction de complots diaboliques, ni dans l'emboitement parfait de raisonnements de joueur d'échecs que Johnson excelle. Un lecteur pointilleux pourrait même penser qu’il abuse un peu de coïncidences remarquables pour faire progresser certaines intrigues: dans tel roman, c'est une vieille photo sur laquelle apparaît comme par hasard une voiture d'un modèle rare et facilement reconnaissable, qu'on se souvient justement avoir vu mentionnée dans un vieux rapport et qu'on retrouvera ensuite dans un endroit inattendu; dans tel autre, c'est un véritable deus ex machina qui, à intervalle régulier, fournit des indices.
Johnson ne dédaigne pas non plus d'employer les artifices bien rodés que lui a légués le genre (par exemple, conclure un chapitre sur une phrase comme "Ce fut à ce moment précis que la tête de l'adjoint du procureur explosa"**; et pourquoi pas? puisque, comme les V.T.I., ça fonctionne toujours);  pour autant, on ne peut pas dire que Johnson soit un one-trick pony. Il sait bien ce qui fait avancer dans la lecture d'un polar: susciter une attente chez le lecteur, et ensuite lui servir ce qu’il n’attendait pas;  ce qui crée la surprise dans ces polars humanistes, c’est la plupart du temps la diversité des réactions humaines.
Par exemple, il y aura des Indiens, et en quantité, dans les romans de Johnson, on peut s'y attendre puisque l'action se passe au fin fond du Wyoming; ne croyez pas pour autant qu'ils ne sont là que pour la couleur locale. Ils ont en réserve bien plus que les classiques Vieux Trucs Indiens déjà mentionnés.
Et il n'y aura pas davantage de stéréotypes parmi les autres personnages, éleveurs, truckers, avocats, shériffs adjoints ou policiers sur-diplômés. Ils ne sont pas définis que par leur casquette de base-ball, leur trois-pièces Armani ou leur blouson fatigué; l'un s'est découvert une passion pour les vieilles archives photographiques, un autre s'intéresse à ses ancêtres basques, tel autre manifeste une empathie inattendue avec les animaux.
Le moins stéréotypé de tous, malgré l'indispensable coupe-vent de rancher, le jean et le Stetson qui lui font une silhouette de shériff bien reconnaissable, malgré ses cicatrices, attribut pourtant ô combien classique du tough guy, c'est Longmire lui-même. C’est le ton du récit, la voix du narrateur qui accroche le lecteur et lui fait tourner les pages. Commencez à lire, et bientôt vous constaterez que vous vous intéressez vraiment à Walt Longmire, aux gens qu'il côtoie, à ce qu'il pense, à ce qu'il fait, et vous ne vous étonnerez plus qu'il prenne du temps sur ses maigres loisirs de shérif pour vous les raconter: la moitié du truc, c'est que Johnson nous convainc que Walt possède un caractère suffisamment porté à l'introspection pour repasser en détail tout ce qui lui est arrivé, avec juste ce qu'il faut de digressions pour ne pas perdre le fil - et ne pas perdre son auditoire: Lomgmire, c'est quelqu'un qui aime bien parler aux gens.

Ça ne veut pas dire qu'il aime s'écouter parler de lui (pour certaines personnes, les deux sont synonymes, mais heureusement ici ce n'est pas le cas): Longmire n'a pas de mal à trouver autre chose à raconter. Il passe beaucoup de temps à considérer le paysage - pas en touriste:  comme s'il attendait que quelque chose, ou quelqu'un, en surgisse. Oui, c'est bien ça: de temps à autre, au bout d'une description, une phrase brève nous le rappelle: dans les paysages que traverse le shériff, il manque, il manquera toujours, quelqu'un. Il passe aussi beaucoup de temps à se souvenir: et c'est souvent de ses souvenirs qu'émergera le fait minuscule qui venant s'emboîter dans les autres indices, aidera à résoudre l'énigme. À l'image de Longmire, Johnson prend son temps: dans un roman policier, prendre son temps c'est prendre un risque, le romancier en est conscient et ce n'est pas à la légère qu'il l'a pris: la série consacrée par Johnson à Walt Longmire est sans doute une série policière, mais c'est aussi une série sur la façon dont le temps s'écoule. Le jour, la nuit.
Johnson va parfois plus loin dans l'exploration (encore un risque!) de l'intérieur de la tête de son narrateur: ainsi, il autorise le pragmatique shériff, de temps à autres, à compter (un peu) sur ses rêves (ça, vous l'avez deviné, j'aime bien) pour y voir plus clair dans les affaires sur lesquelles il enquête.
Longmire ne va pas jusqu'à en faire un système, comme l'agent spécial Dale Cooper. Mais il les raconte de bonne grâce, ses rêves; au lecteur, ensuite,  de décider s'ils ont bien fait leur part du travail. Cela pourra déconcerter quelques lecteurs, mais ce n’est pas une faille dans le système narratif. C'est une façon, pour Johnson, de nous laisser entendre qu'il sait ce qui se passe dans la tête d'un homme d'âge mûr qui a juste un petit peu plus de temps que le strict nécessaire pour laisser vagabonder son imagination.

Car l'autre moitié du truc, la voilà: Johnson parle de ce qu'il connaît (vous pouvez jeter un coup d'œil à sa biographie) et il a mis un peu de lui dans ce personnage de shérif arrivé là où il est en partie par hasard. Pas un héros, mais un spectateur attentif, et, à l'occasion, un témoin engagé. Le romancier comme son porte-parole parviennent à parler du monde contemporain sans tomber dans la complaisance ni dans l'irénisme. Il y aura eu dans chaque enquête des erreurs commises de part et d'autre, il y aura eu des surprises et (c'est le genre qui le veut) certaines auront été désagréables; mais en tournant la dernière page, vous vous direz que ça aurait pu se passer plus mal, que, oui, vous avez de la chance d'être tombé sur un type comme Walt.

*Little Bird.
** L'Indien blanc.


Ce sont les excellents billets que Jérôme Jukal (Mœurs Noires) a consacré aux cinq premiers romans de Johnson parus en français qui m'ont donné envie de les découvrir; tiens, au fait, vous avez vu? Mœurs Noires vient juste de déménager, avec tous ses bagages: retrouvez ici ce blog désormais sans publicités.
Il y a eu d'abord Little birdThe Cold Dish (2006) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll. Noire, 2009, 424 pp. (ISBN 978-2-35178-025-1);

puis Le Camp des morts [ Death Without Company (2006) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll. Noire, 2010, 320 pp. (ISBN 978-2-35178-034-3);

L'Indien blanc [ Kindness Goes Unpunished (2008) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll. Noire, 2011, 296 pp. (ISBN 978-2-35178-043-5);

Enfants de poussière [ Another Man's Moccasins (2009) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll.  Noire, 2012, 336 pp. (ISBN 978-2-35178-052-7);

et Dark Horse [ The Dark Horse (2009) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll. Noire, 2013, 336 pp. (ISBN 978-2-35178-060-2).

Et voici que le sixième, Molosses (Junkyard Dogs, 2010), vient de paraître, toujours aux éditions Gallmeister, toujours dans la collection Noire (les précédents sont à présent également disponibles en collection de poche), toujours dans une traduction de  Sophie Aslanides.



Si vous hésitez encore à vous plonger dans votre premier roman de Craig Johnson (mais que faut-il pour vous convaincre?) vous serez content, je l'espère, d'apprendre que son éditeur français, pour en donner un avant-goût, à mis en ligne quelques courtes nouvelles que vous pouvez télécharger gratuitement sur leur site. Je vous recommande tout particulièrement  Un Vieux Truc Indien: c'est un bon début.
Ha, vous êtes accroché, maintenant? On vous l'avait dit. Les Vieux Trucs Indiens, ça marche encore.

mercredi 24 septembre 2014

Lost



Alastair Reid vient de mourir.  Terri Windling lui consacrait ce matin une page de son blog. Lui qui écrivait des poèmes et traduisait ceux des autres (il en a traduit en anglais, entre autres, de Borges et de Neruda), il n’est pas pour rien dans l’actuelle ubiquité de l’expression Lost in translation (ce fut - il y a plus de quarante ans - le titre d’un de ses essais sur la traduction, fort remarqué en son temps). En vers comme en prose, il était capable, à l'occasion, d'une ironie assez acerbe; son fameux poème Scotland aurait pu être lu comme un commentaire narquois (par anticipation) de la tournure stérile qu'a prise récemment un certain débat politique. Le tendre hommage que lui rend Terri Windling préfère, avec raison, insister sur la grâce hors du temps de tant de ses poèmes - et de tant de ses proses.
Quant à la versification, qu'en disait-il?
The author said, in the foreword to Weatherings, that he regarded the book ‘as something of a farewell on my part to formal poetry, which seems to me now something of an artificial gesture, like wearing a tie. I am more interested in the essential act of putting-well-into-words, good writing; and I feel that the fine attention one gives to words in poems can also be applied to prose. But it is from poetry more than anything that one learns to say well.' (source: Scottish Poetry Library)
Hum. Ce n'est pas comme si votre vieil ami Tororo avait besoin d'encouragements pour tradouiller n'importe comment des bouts de poèmes quand la manie le prend, mais quand même: ce désinvolte "adieu à la poésie formelle" fait naître en lui l'espoir que Reid ne lui en voudrait pas d'avoir tant perdu en route, en s'aventurant dans cette traduction-là.


Poem Without Ends

One cannot take the beginning out of the air
saying 'It is the time: the hour is here'.
The process is continuous as wind,
the bird observed, not rising, but in flight,
unrealised, in motion of the mind.

The end of everything is similar, never
actually happening, but always over.
The agony, the bent head, only tell
that already in the heart the innocent evening
is thick with the ferment of farewell.


Alastair Reid
Inside Out - Selected Poetry and Translations 
(Edinburgh: Polygon, 2008)


Poème sans commencement, ni fin

… on ne peut pas sortir de rien
Comme un prestidigitateur,
Un commencement, en disant simplement "C’est l’heure!"
Le temps, c’est là - et c’est là tout le temps,
Ça n’a pas (c’est comme le vent)
Un bout derrière, un bout devant;
Quand tu vois un oiseau voler,
Tu peux dire quand il a commencé?

Et la fin? De la même manière,
Rien n’est jamais en train 
De finir: les fins, c’est toujours derrière.
Dernier soupir. Tête qui retombe. C’est là,
Déjà,
En germe, quand le soir
Te dit - en vrai - "Adieu", en murmurant "Bonsoir".



dimanche 21 septembre 2014

Rêve de la consécration inachevée



On dit qu’il est très difficile, même pour un saint, de rêver d’une de ses vies antérieures. Cependant, lors que je me tenais devant l’autel du temple Kiyomizu, dans cet état d’esprit vacant qui n’est ni tout à fait le sommeil ni tout à fait l’éveil, j’aperçus un homme qui me sembla être le supérieur du temple. Il vint vers moi et me dit:

- Dame, vous fûtes jadis prêtre dans ce temple, et vous êtes née dans un état meilleur par la vertu des nombreuses images de Bouddha que vous avez sculptées dans cette vie-là. Le Bouddha assis de dix-sept pieds de haut qui se trouve sur le côté de ce temple est votre œuvre. Vous êtes mort alors que vous étiez occupé à le couvrir de feuilles d’or.
- Oh! bénédiction imméritée, dis-je. Alors je vais le terminer.
Le prêtre répondit:
- Puisque vous étiez mort, un autre a achevé votre travail et accompli la cérémonie des offrandes.



Journal dit « de la voyageuse de Sarashina »
(anonyme japonais du XI° siècle)

lundi 15 septembre 2014

Non ci si arriva facilmente




Une vallée


Il est une vallée que je garde secrète
Son accès est difficile:
Des escarpements en barrent l'entrée
Des broussailles et des gués dans des eaux rapides,
Et des sentiers effacés, à peine des traces.
Ignorée des atlas, des cartes;
J'en ai trouvé seul le chemin, 
Y passant bien des saisons,
M'égarant plus d'une fois,
Mais ce ne fut pas du temps perdu.

Je ne sais qui passa là avant moi,
Un homme seul, quelques-uns ou personne,
La question ne m'importe guère.

Les parois de roc sont gravées de signes,
Quelques-uns très beaux, tous mystérieux,
Et plus d'un non dûs à la main de l'homme.



En bas, il y a des bouleaux, des hêtres,
Plus haut, des sapins et de grands mélèzes,
Que le vent tourmente,
Voleur de pollen, quand vient le printemps,
Et que se réveillent les premières marmottes.

Et plus haut encore il y a sept lacs
D'une eau restée très pure,
Transparents et noirs, glacés et profonds.

A cette hauteur nos plantes ne croissent plus,
Mais, tout près du col, 
Il y a un arbre, un seul, florissant,
Plein de vigueur et toujours vert
Auquel personne n'a donné de nom;
C'est peut-être celui dont parle la Genèse;
Il porte des fleurs, des fruits en toute saison,
Même quand la neige fait ployer ses branches.
De son espèce il est le seul et se féconde lui-même.




Son tronc porte d'anciennes blessures
D'où pleure goutte à goutte une résine,
Amère et douce, porteuse d'oubli.


Primo Levi
Le fabricant de miroirs (Racconti e saggi, 1986)
Traduction d'André Maugé
(Liana Lévi, 1989; Le Livre de Poche, 1990)



Illustrations: Mountain Tree, photo de Frans van Liempt;
The Lawrence Tree, peinture de Georgia O'Keefe

samedi 13 septembre 2014

Du bon usage des vaisseaux fantômes


Et chez vous? Comment ça s'est passé, cette année, la fête de la Lune? C'est que ce n'est pas facile à organiser, une fête de la Lune.


C’est à l’aube que l’on vit avancer un grand vaisseau. 
Il s’approchait de l’escalier qui plonge ses dernières marches dans l’eau. Nous sommes descendus, pleins de curiosité.
Sur la proue on pouvait lire: «Vaisseau de l’antique douleur» et plus bas, écrit en rouge d’une manière maladroite, peut-être par un naufragé blessé: «Guarda te de l’agua mansa».
Si les douleurs étaient antiques, cela ne nous regardait plus et pourtant nous regardions inquiets descendre d'une passerelle de bois pourri un cortège de fantômes qui se bousculaient et portaient des sacs qui semblaient très lourds.
Nous l’avions compris, il s’agissait d’un authentique vaisseau fantôme, mais dès que les personnages s’approchèrent, l’étroitesse de leurs visages, l’absence de leurs yeux, la bouche si étroite qu’elle aurait tout juste pu, si nécessaire, se nourrir d’un seul grain de riz à la fois, nous révéla qu’il s’agissait de larves et que le vaisseau arrivait de l’extrême Nord.

Nous étions préoccupés, cela tombait si mal, juste au moment des préparatifs de la fête de la Lune. 

Finalement Lucidor décida d’utiliser ce vaisseau comme décor; pour créer un dépaysement. Nous allions le transporter sur la terre ferme, sur la collline, derrière l’église, près de l’ancien tombeau des Mamelouks. 
Les essences momificatoires et givrantes pouvaient le conserver un peu plus longtemps et cela pouvait être aussi d’un bel effet. Mourko et moi étions chargé de disposer les larves en pyramides autour des mâts. L’éclairage dû à la Lune ferait de son mieux.
Les sacs ne contenaient que de la Niebla morte.

« On aurait pu appeler cet éphémère décor  "le silence des énigmes"», dit Heliodoro, «ou "les sujets absents",  si on le voulait».

Avant d’envoyer l’invitation à la Lune nous avons eu des discussions et controverses: l’inviter au quart ou à la demie aurait été imprudent, puisqu’avec un seul œil elle aurait pu tomber par terre, buter sur un buisson de ronces ou tomber dans un trou. Soigner une Lune éclopée ou invalide aurait été d’un grand ennui. 
Donc on la pria de venir entièrement pleine. Le jour approchait.
On discuta aussi s’il fallait inviter quelques étoiles, mais les fées-sorcières sifflèrent: «Ici c’est nous qui sommes les étoiles!»
La saison était un peu plus avancée, les nuits seraient plus longues et on pouvait compter sur un peu plus de fraîcheur. On pourrait amener des plaques translucides pour le patinage, et un petit lac artificiel serait posé au milieu de l’église et parsemé de nénuphars congelés.

Remue-ménage: Arachné fut chargée avec ses huit sœurs de tendre un filet fin mais dense sur tous les murs; on tendit une grande quantité de fils de la vierge qui liaient également bouquets, couronnes d’asphodèles, monnaies du pape et ces longues perles appelées «larmes de crocodile».
On laissa la grande voûte ouverte, imaginant un caprice de la Lune et son désir d’arriver ou de s’envoler par là: on ne pouvait pas savoir.
Les oiseaux jardiniers, comme tous les jardiniers, Lui devaient des miracles de grâce et de sortilège et ils ne se lassaient jamais de broder pour Sa loge un macramé de lis et de gardénias ponctué de papillons nocturnes faits de pierres de Lune.

Mourmour, conte pour enfants velus, 
 Éditions de la Différence, 1976
réédition La Tour Verte, 2010



Note:  l'œil des chats suggère d'autres usages pour les vaisseaux fantômes, s'il se trouve que vous en avez sous la main.

lundi 8 septembre 2014

Wimbledon Green: un type épatant



Seth appears innocent, but 
looks can be deceiving. 
Lemony Snicket

The whole thing was just meant 
to be fun. 
Seth

Qui se souvient de Lester Moore? Je veux dire, qui s'en souvient autrement que comme d'une note en bas de page de l'histoire des comics? Pendant sa (relativement) longue carrière, il a touché à un peu tous les genres, s’effaçant souvent derrière des artistes plus prestigieux, et quand son nom apparaissait dans les crédits d’un numéro, c’était souvent à un rang modeste, comme encreur ou lettreur, sans compter ses contributions non créditées de co-scénariste.

Quelqu’un qui n’a pas oublié Lester Moore, c’est Wimbledon Green.

Quand Green en parle, c'est avec une émotion visible. C’est dans son éloge de Moore que, sans doute inconsciemment, il livre le plus de lui-même.
Un drôle de pistolet, Wimbledon Green, personnage central d’un one-shot de Seth à la présentation luxueuse. S’il lui en prenait la fantaisie, il pourrait se décrire en usant des mêmes termes qu’Edward Lear dans son autoportrait: "sa forme est parfaitement sphérique".
On pourrait le croire sorti des pages d’un strip d’Otto Soglow ou d’Alain Saint-Ogan.


Un album sous cartonnage éditeur vert anglais,
fers dorés à l'or fin sur le premier plat,
coins extérieurs arrondis.

L’auteur de la préface, un expert contemporain en comics, Seth, se montre très sévère à propos de l’apparence de Wimbledon Green: "… il est clair que ce travail est à l’état de brouillon; dessin médiocre, lettrage approximatif, composition de la page et narration simplistes. Tout a été fait dans l’esprit du «passable». Les personnages sont grossiers et caoutchouteux… tous faits de bulles et de tubes… "
Hé bien, voilà Wimbledon Green rhabillé pour l’hiver, il n’aura pas à puiser dans sa collection de chapeaux et de macfarlanes! Le pointilleux critique est plus sévère envers Wimbledon Green que les rivaux ou les partenaires en affaires du célèbre collectionneur, dont certains, pourtant, ont des réserves à formuler sur l’éthique professionnelle de Green: aucun ne lui reproche la tubularité des ses bras et jambes, aucun ne lui tient rigueur de sa sphéricité (il est vrai que la plupart présentent les mêmes traits physiques).

Arnold, de Tomorrow’s Heroes, Harvey Epp, du Comics Cellar, Sammy du staff de la MightyCon, Toby, de Bag-It, Doc "Scarcity" Brown, expert, Peter, de The Beguiling (qui a recueilli les confidences de Harry, de Now and Then Books), Andy (ancien collaborateur de Fat Frank à Comicopolis), Al, de Comic Crypt,  Tony, de Cosmos Comics,  Danny, de More Fun Comics and Cards, Nat, de Pulp City Comics, Tom, de Comic-Boy CA, Bill de It’s in the bag Comics, Captain Jack, fondateur de la WinniCon, tous ont accepté de fournir leur témoignage sur Green, bien que parfois avec des réticences.
Il se pourrait que Ronnie Cox, de Big Prairie Comics, en sache plus qu’il ne veut bien en dire: on aurait pu s’attendre à ce qu’il se montre plus affirmatif quant à l’identité du Grand Collectionneur. Après tout, il a été une des rares personnes à avoir été en affaires avec l’élusif Don Green, qui, après des débuts sans éclat dans le commerce des comics d’occasion, pourrait bien être revenu sur le devant de la scène du comicdom en assumant la flamboyante persona de Wimbledon… ou peut-être pas?
Les avis des membres fondateurs du club Coverloose ("Cuts" Coupons, Nelson Bindle, Daddy Oats, "Doc Astro" - alias Dicky Drawers -, Chip Corners, Wax Coombs, Pulpy Wise,  Ashcan Kemp, R. Saddlestitch, et "Very Fine" Findley - titulaire de la carte de membre n° 38 - le successeur de Coupons au poste de président), sur ce point, sont partagés.


Le majordome de Green, Roofings Hatch, se montre assez bavard, mais sans apporter d'éléments réellement substantiels à l'enquête.
Son chauffeur (et pilote de gyrocoptère), Dozo, se refuse à toute déclaration.
Sa fidèle assistante, Ms. Flatiron, n’a pu être jointe.

H. Arbor Grove a tenu à faire une petite mise au point: il n’a rien à voir dans tout ça.

Même le fantôme de Wilbur Webb sera invoqué, et, pas plus que celle du fantôme dans Rashômon, son apparition ne dissipera le mystère.

Car - oh, serait-il possible que j'aie oublié de le mentionner? L'histoire de Wimbledon Green comporte une part de mystère. Et la présentation de l'album, sous forme d'"interviews" entrecoupés de "documents", est justifiée par le fait qu'il s'agit d'une enquête. Une enquête sur les zones d'ombre de la vie de Wimbledon Green.


Un des mystères non résolus
de la vie de Green.

De ces zones d’ombre, une grande part subsistera quand la dernière page sera tournée.
Une confidence de Wimbledon Green, pourtant, laisse entrevoir que le grand homme n’a pas toujours été ce spécialiste universellement reconnu qui excite la jalousie de ses pairs. Dans ses discours, on détecte parfois, au détour de quelque exégèse pontifiante, une note plaintive qui pourrait témoigner d’une insécurité bien cachée. Il ne serait pas surprenant que Green ait été un de ces teenagers mal dans leur peau qui cherchent à surcompenser leur malaise…

Vous savez, le genre de garçon pas très "populaire" qui, si par malheur il porte un nom de baptême un peu atypique, qui risque d’attirer l’attention sur lui, se hâte de l’abréger pour le rendre aussi banal que possible.

Don Green… Wimbledon Green… une chose qu’ils ont assurément en commun, c’est d’avoir connu cette période charnière où le commerce des comics de l’âge d’or est passé des mains des fans dans celles des spéculateurs.


Le dessinateur Seth.

Une période à laquelle l'auteur de ce roman graphique ne dissimule pas son attachement.
Seth nous dit qu’il s’est bien amusé tout le temps qu’a duré la réalisation de cet album; après cela, il présenterait presque des excuses pour les irrégularités d’un produit artisanal au fini un peu rugueux qui tranche sur l'éclat poli du reste de sa production. Je veux croire qu’il s’agit d’une excusable coquetterie de sa part (l’équivalent de ce que serait, pour Wimbledon Green, le geste de lisser sa moustache pour dissimuler un sourire satisfait): l’écriture de Seth dans Wimbledon Green apparaît plus brillante que jamais, la forme sert le fond.


Le critique Seth.

Une dernière remarque: le bruit court que le préfacier de l’album, Seth, expert autoproclamé en comics qui aime à se gargariser des relations qu’il cultive parmi les chouchous de la critique tels que le redondant Chris Ware, et le dessinateur Seth, l’auteur de Wimbledon Green, personnage attachant totalement et humblement dédié à l’art de la narration graphique, qui peut s’enorgueillir d’amitiés prestigieuses dans la profession telle celle, fidèle, du persévérant Chris Ware, seraient une seule et même personne. 
Pour ma part, je n’achète pas ces salades! Au physique comme au moral ils sont très différents.
Quant à ceux qui, marchant sur les brisées du regrettable Dr Fredric Wertham, soutiennent que les comics rendent schizophrène, on leur dit crotte et même re-crotte! N’est-ce pas, Tororo? - Absolument.



Drawn and Quarterly, 2006

Toutes les illustrations © Seth.

samedi 6 septembre 2014

La piste


Hum... je me demande ce que dirait Louis Pons si nous lui demandions un commentaire sur le billet précédent?
Quelque chose, je pense, qui ressemblerait à ceci:

Si tu te sens seul, pauvre et perdu, 


c'est que tu as trouvé 
ton propre chemin.

(Fata Morgana, 1992)

Illustration: planche de Hergé: Tintin au Tibet.

jeudi 4 septembre 2014

Rêves de blancheur



Vous voyez, vous avez bien fait d’attendre un peu pour mettre sur le marché cet exemplaire du N° 1 d’Action Comics que votre grand-tante Gertrude acheta sur un trottoir de New York juste avant de réembarquer sur le Normandie en 1938 et qu’elle offrit à votre cousin Ernest à la condition qu’il serait bien sage pendant la longue traversée de retour. La douce émotion que vous avez ressentie en l’exhumant de la malle où il avait passé le dernier demi-siècle, dans le buron de la Montagne Noire ou cousin Ernest acheva loin du tumulte et de la pollution des villes une vie en demi-teintes, vous n’êtes pas près de l’oublier. C’est depuis lors votre plus précieuse possession.


Si vous l’aviez vendu en 2011, vous auriez pu espérer en tirer, plus ou moins, deux millions cent soixante mille dollars; à présent, vous pouvez avec confiance fixer le prix de réserve à trois millions au moins.
Tout cela grâce au buzz qui a entouré la mise aux enchères sur eBay d’un exemplaire «d’une qualité exceptionnelle» de ce comic par Darren Adams (de Pristine Comics, à Federal Way, dans l’Etat de Washington), qui en a raconté avec prolixité l’histoire sur le site de vente.
Ce qui fait la rareté de cet exemplaire, c’est l’état exceptionnel (attribuable aux conditions d’hygrométrie dans lesquelles il a été conservé: par un heureux coup du sort, c’est dans un chalet de montagne qu’il a traversé le siècle) du papier, blanc comme au premier jour, insiste  Darren Adams.
Mis à prix le 14 août dernier pour 99 cents, le comic book a trouvé preneur le 24 août pour 3 207 852 dollars: le prix de la blancheur.

Mais vous hésitez encore: vous vous dites que la vente de ce précieux souvenir laisserait un vide difficile à combler sur vos étagères.
Voyez le côté positif de la chose: avec cette rentrée d’argent frais, vous pourriez, par exemple, enchérir sur cet ensemble de tirages originaux des photos, prises par Eric Earle Shipton en 1951, lors de son expédition à l'Everest, de cette fameuse piste tracée dans la neige de l’Himalaya par un voyageur sans visage.


Elles sont mises en vente (en ligne, aussi) par Christie's; actuellement, le meilleur enchérisseur offre trois mille huit cents livres sterling (ce qui ne représente guère que quatre mille sept cent soixante-huit euros et soixante-deux centimes), et les enchères seront closes dans cinq jours, ce qui vous laisse pas mal de marge.

Pendant les années 1957 et 1958, Hergé subissait la persécution d’un rêve récurrent, un rêve dans lequel il était prisonnier d’une étendue blanche sans issue. La vue de ces photos, largement reproduites dans la presse dans les années qui suivirent le retour de l’expédition, lui causa un choc salutaire: et si, dans tout ce blanc, quelqu’un avait laissé une trace, une piste si ténue fût-elle, ne lui serait-il pas possible de la suivre, jusqu'à la sortie du labyrinthe glacé?


Hergé se sentit mieux, beaucoup mieux, après avoir visualisé cette piste, et imaginé jusqu’où, case après case, elle pourrait l’emmener.


Les photos de Shipton, elles, ont un peu jauni. Mais, aujourd'hui comme hier, quel support pour l’imagination! Utilisez ce mystère réduit à une simple ligne en pointillés, cette épure de mystère, comme point focal: à votre tour maintenant de visualiser votre propre piste dans la neige et votre propre voyageur sans visage.


Ah, je vois le problème.
J’ai mal interprété votre hésitation.
Ce qui vous a manqué, c’est un cousin Ernest et une tante Gertrude, vous n’avez jamais vu de numéro d’Action Comics ailleurs que sur internet, et même la modeste somme de trois mille huit cent livres est un peu trop élevée pour vous: les photos d’Eric Shipton iront dans la chambre forte de quelqu’un d’autre.

Mais tout n’est pas perdu. Ce que je vois dans le coin là-bas, derrière vous, n’est-ce pas une rame de papier blanc?


Illustrations ©... les divers détenteurs de leurs copyrights respectifs, 
ce qui peut faire pas mal de monde
(vous avez noté que Christies précise 
sur son catalogue en ligne, que, 
concernant les photos d'Eric Shipton, 
"le copyright n'est pas inclus dans la vente"?).

mercredi 3 septembre 2014

Rêver de restaurer



Dans ce rêve je sors d’une école d’art. La première partie du rêve détaillait sans doute les péripéties de l’obtention de mon diplôme, réduites, à présent, à quelques souvenirs confus, qu’au réveil mes efforts n’ont pas réussi à remettre en ordre. Ça n’a pas dû être simple, sans doute: il me revient des images décousues de paysages qui défilent, de changements de train...
Dans les derniers instants du rêve (est-ce seulement pour cela que je m’en souviens mieux?) les choses sérieuses commencent: voilà qu’on me confie un travail.
Il faut restaurer une mosaïque Art Déco: quelqu'un s’est aperçu, alors qu’elle venait d’être arrachée d’un mur, qu’elle présentait un intérêt historique qui avait échappé au propriétaire du bâtiment qu’elle décorait, et sur ordre d’autorités supérieures l’équipe de restaurateurs à laquelle je dois me joindre a entrepris de la reconstituer, comme un puzzle, pour la remonter ailleurs, sans doute dans un musée.
Les bords des petits cubes de pâte de verre ont tous été un peu ébréchés lors de la dépose, ça leur donne un éclat inattendu: les arêtes des cubes scintillent alors qu'en leur centre la surface, qui a gardé la patine des ans, est un peu plus terne.
La mosaïque n’est pas très grande: un mètre carré, à peu près.
Ce qu’elle représente, en couleurs vives, bleu, indigo, pourpre, aigue-marine, sur fond doré, c’est une déclinaison de la fameuse affiche de Cassandre: le petit bonhomme en chapeau melon qui boit du beau, du bon Dubonnet.




Le dessin original dont sont dérivées les nombreuses 
variantes de cette affiche est de Cassandre (1901-1968).