Par une nuit étouffante, ou
comment Jeffrey Cartwright a écrit
certains de ses livres
(enfin, au moins un livre)
"La biographie, c'est enfantin", disait Edwin par une nuit étouffante, il n'y a pas longtemps. "Il n'y a qu'à tout mettre dedans." Inutile de rappeler au lecteur l'injustice traditionnelle du tempérament créateur, injustice développée ici jusqu'à la fatuité. Car Edwin ne se contenta pas de cette déclaration, il poursuivit en prétendant (si j'interprète correctement ses remarques embrouillées) que le concept même de biographie est désespérément romanesque, car à la différence de la vie réelle, pleine de points d'interrogation, de passages censurés, d'espaces blancs, de rangées d'astérisques, de paragraphes sautés, et de séries innombrables de points de suspension se perdant dans le silence, la biographie procure une illusion de totalité, un vaste échafaudage de détails organisé par un biographe omniscient dont les aveux occasionnels d'ignorance ou d'incertitude ne nous trompent pas plus que les protestations polies d'une maîtresse de maison nous assurant, au sixième plat d'un luxueux banquet, que non, vraiment, elle ne s'est donné aucun mal.
[...]
Mais je profite de cette occasion pour demander à Edwin, où qu'il soit: n'est-il pas vrai que le biographe accomplit une fonction presque aussi grande, ou même tout aussi grande, si ce n'est en vérité de loin plus grande que celle accomplie par l'artiste lui-même? Car l'artiste crée l'œuvre d'art, mais c'est pour ainsi dire le biographe qui crée l'artiste. Ce qui revient à dire: sans moi existerais-tu le moins du monde, Edwin?
Steven Millhauser:
La Vie trop brève d'Edwin Mullhouse
écrivain américain, 1943-1954,
racontée par Jeffrey Cartwright,
(Edwin Mullhouse: The Life and Death
of an American Writer 1943–1954,
by Jeffrey Cartwright - Knopf, 1972),
traduit par Didier Coste,
Albin Michel, 1975
ISBN 2-226-00222-7
3 commentaires:
This is just to say: I caught your Raymond Roussel reference. : )
Michael, I'm pleased that somebody noticed! (truth is: I was betting on you).
You see: I followed your advice! Time for some Millhauser on this blog. This part seem to me somehow Nabokovian, is it?
Very Nabokovian. Jeffrey Cartwright is something like an eleven-year-old Charles Kinbote.
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