jeudi 26 février 2015

Rêve dans lequel voisinent le mot "Etat" et le mot "critique"



Encore un rêve où je browse le web: ça devient une habitude.

Cette fois, je lis, en ligne, des critiques de cinéma. 
J’apprends ainsi qu’un des plus grands succès actuels du box-office est une comédie de mœurs contemporaines, située dans un pays évidemment imaginaire qui ressemble beaucoup à la France, ou à la Belgique, ou au Groland; l’autorité suprême y est partagée entre un président, qui pourrait assez facilement passer pour une caricature de Sarkozy, et un premier ministre qui ressemble curieusement à Hollande. Étrange répartition des rôles, n’est-ce pas?  La critique est d’ailleurs unanime à louer la composition de l’acteur qui incarne le premier ministre Hedwige (c’est comme ça qu’il s’appelle dans le film); ce rôle comique serait une première dans une carrière où il ne s’était fait remarquer, jusque là, que dans des films d’action (d’après les photos qui le montrent au naturel, sans son rembourrage  et ses lunettes de ministre il ressemble un peu à Jean Dujardin). 
Le pitch en quelques mots: le premier ministre, qui ne s’entend pas très bien avec le président, prépare discrètement sa sortie, car il vient de gagner le gros lot à Euromillions, et il entend bien le dépenser tranquillement dans l’anonymat retrouvé d’une retraite confortable; il cherche prétexte sur prétexte pour présenter une démission qui doit donner l’impression d’être imposée par la conjoncture politique, et, autant que possible, laisser au public le souvenir d’un geste d’une noble abnégation, dicté par la raison d’État; mais les choses ne vont pas se passer (dans le film) exactement comme il l’a prévu. 
Ne me demandez pas comment s’appelle ce film, ni qui l’a réalisé, ni les autres détails de l’affiche: au réveil, je ne m’en souvenais plus, il ne me restait que ce nom de  Monsieur Hedwige  et l’impression que ce scénario, après tout, ne serait pas plus idiot qu’un autre (quoi, les hommes politiques ne joueraient pas à Euromillions? Mais justement, répondrait un scénariste si on en discutait avec lui, les circonstances qui feraient entrer Hedwige en possession du billet gagnant, on pourrait, en accentuant leur aspect improbable, les traiter comme de désopilantes péripéties). Je me suis souvent demandé où ils allaient chercher leurs idées, les scénaristes, les auteurs de feuilletons, tous ces gens qui ont suffisamment d'idées pour en revendre? Je n’y avais pas pensé: c’est peut-être dans leurs rêves.



samedi 21 février 2015

Meilleurs voeux, suivis de voeux meilleurs


Vous vous êtes demandé, curieux que vous êtes, 
à quoi aurait dû ressembler cette carte de vœux 
dont je vous ai parlé, celle à laquelle je travaillais 
ce fameux jour de janvier?

À ça: 


À présent, pour tout un tas de raisons, 
même moi, elle ne me fait plus rire.
(et pourtant, je ris d'un rien)

Heureusement cette carte-ci, 
que je viens de recevoir, 
me remet de bonne humeur;
 je vous en fais profiter, petits veinards:



Elle est gaîment colorée, 
et riche de promesses de joies simples.
Comme il fera bon être un mouton en cette année 
201!
Car, cela ne vous a pas échappé, 
c’est l’année du mouton qui commence 
(pour certains, elle a déjà commencé).


Amis moutons, meilleurs vœux à vous tous!


jeudi 19 février 2015

Golkar Omonenko a dit: bonne nuit


Mais désormais il se tenait sur ses gardes.
Il avait commencé à se tenir sur ses gardes en permanence.
Les nuits surtout exigeaient un état de vigilance aiguë.
Les nuits commençaient toujours de la même manière, par une séance de contes.
Golkar Omonenko se plaçait au chevet de son fils, parfois assis, parfois debout, mais l’oreille aux aguets, prêt à surprendre tout bruit suspect venu de derrière les murs. Tout en bavardant et en riant avec le petit garçon, il était concentré sur cette tâche de surveillance et il ne la mettait jamais entre parenthèses.
Soir après soir, une conversation amicale avait ainsi lieu entre le père et l’enfant, ponctuée d’histoires drôles, de saynètes fantastiques où l’absurde dominait, oscillant toujours entre le comique et l’angoisse. De l’avis de Golkar Omonenko,  l’absurde possédait des vertus pédagogiques. Il assouplissait l’intelligence et, en même temps, il permettait de s’endurcir contre tout ce que la réalité pouvait produire de surprenant et d’horrible.
Avant de fermer les yeux, Ayîsch Omonenko écoutait son père avec ravissement. Il intervenait à l’intérieur des récits pour y ajouter des détails saugrenus, il enrichissait les aventures des héros avec des rebondissements oniriques qui multipliaient les possibilités narratives. Et souvent, car dans la solitude il avait développé des techniques de ventriloquie, il s’amusait à discourir avec son père en donnant la parole à des objets ou à de petits animaux qui se trouvaient à proximité - un chat de gouttière, un gecko, un scarabée noir. Sa voix facétieuse surgissait des endroits les plus inattendus.
Il y avait dans la chambre une ambiance de gaieté extraordinaire et de paix. Golkar Omonenko riait avec son fils, mais, comme l’heure tournait, il restait sur le qui-vive. 
Puis le petit garçon se laissait gagner par la somnolence et plongeait dans un sommeil qui était celui d’une enfance heureuse.
Jusqu’à l’aube, Golkar Omonenko montait la garde auprès du jeune infirme. Cette précaution avait tout lieu d’être, car des intrus rôdaient, très agressifs, et entraient dans la chambre, parfois agissant de leur propre initiative, mais, la plupart du temps, porteurs d’ordres de mission élaborés dans la caserne ou la sacristie la plus proche.
Quand un prêtre ou un soldat se faufilaient à proximité du lit d’Ayïsch Omonenko Golkar Omonenko n’engageait pas avec eux un débat théorique sur la pureté de la race, il ne leur demandait pas qui les avait envoyés ni s’ils avaient quelque chose à dire avant de mourir. 
Il les tuait. 
Il les tuait le plus rapidement possible et en silence. 
Il était dans la force de l’âge, il avait reçu une excellente formation de commando et il n’avait pas perdu la main. Il avait installé des pièges un peu partout dans la maison, et, tirant profit de l’obscurité et de sa parfaite connaissance des lieux, il avait toujours le dessus sur ses adversaires.
Une fois le travail effectué,  il nettoyait les traces du combat, s’assurait que d’autres indésirables n’étaient pas tapis dans les environs, et ensuite, lorsque tout était redevenu calme, il promenait sous les narines de l’enfant un morceau de la carcasse de l’ennemi, afin que l’enfant pendant son  sommeil prît l’habitude de côtoyer sans se troubler des odeurs et des corps hostiles. Golkar Omonenko savait qu’il n’était pas éternel et que, plus tard, Ayïsch aurait à affronter seul des combattants redoutables. Il profitait de toutes les occasions pour poser en son fils les bases d’une future éducation martiale.
Le contact avec l’ennemi doit être assumé sans état d’âme. 
L’ennemi est répugnant, le sentiment de dégoût qu’il provoque ne doit pas constituer pour lui un avantage.
Avant d’apprendre à exécuter l’ennemi, il faut s’accoutumer au contact de l’ennemi.
Avant d’apprendre à exécuter son ennemi, il faut savoir respirer de près son horrible chair.

Les aigles puent, Verdier, 2010

dimanche 15 février 2015

Description d'une description



Les étoiles que personne ne regarde


- Quoi, encore les broussailles de Castel Fusano? Encore une étoile filante? Comme l’année dernière à la même date? c'est devenu un marronnier sur ton blog, en février, la pinède de Castel Fusano?
- Non. Si cette photo est là cette fois, c'est parce que je viens de voir Pasolini, d'Abel Ferrara, et que dedans il est encore question de la route d’Ostie et d'une étoile filante (mais pas en même temps), alors, pourquoi ne pas remettre cette photo comme illustration puisque, en plus, je l'aime bien?
- Et le film, tu l'aimes bien?
- Oui.
- C'est un film pasolinien?
- Pas le moins du monde, c'est un film ferrarien.

La filmographie de Ferrara a ses hauts et ses bas, 
je ne pense pas que ce dernier film soit le meilleur qu'il ait fait, mais oui, j'ai aimé. 
J'ai été sensible au fait que les images de Rome et de Romains filmées par Ferrara ressemblent davantage à une vraie Rome et à de vrais Romains qu'il n'est habituel dans les films américains: Ferrara a encore de beaux restes d'italianité.

Les amis avec lesquels j'ai vu le film l’ont diversement apprécié, et, dans l’ensemble, moins que moi; ils ont trouvé le film bavard  (en effet, il contient pas mal de bavardage mais je crois que c'est exprès, dans ce film, la voix humaine relève du bruitage plutôt que du discours), et surtout, trop illustratif (c'est pas faux: tout le long du film, l'image prime sur le discours), ils ont dit que Ferrara ne donnait pas assez la parole à Pasolini. En bref, leurs critiques, c’était qu’il y avait à la fois trop de ce qu’ils n’attendaient pas et pas assez de ce qu’ils attendaient: ma foi, je ne pouvais pas vraiment les contredire.


La déception de mes amis s’explique sans doute par le fait que pour eux - comme pour moi, d’ailleurs - Pasolini est un oracle, tandis que pour Ferrara, manifestement, c’est une icône; fidèle aux rites populaires méditerranéens, il tourne pendant tout le film autour de la châsse qu’il a construite, sans omettre de faire une génuflexion à chaque tour.
Si mes amis ou moi, païens que nous sommes, avions voulu faire apparaître Pasolini, nous aurions procédé tout autrement que Ferrara: nous aurions recouru à la bonne vieille méthode de nos ancêtres, nous aurions creusé une fosse dans la terre, nous l'aurions remplie jusqu'au bord du sang d'une victime sans tache (un bélier entièrement noir comme celui qu'Ulysse promet au spectre de Tirésias, par exemple), et dressés sur son bord, l'épée à la main encore fumante, nous aurions appelé encore et encore: Pier Paolo Pasolini! prêts à repousser les ombres errantes, couleur d’années de plomb (présidents du conseil, éditeurs, journalistes, commissaires), que le fumet n'aurait pas manqué d'attirer: jusqu'à ce que le spectre que nous aurions évoqué retrouve un peu de substance.


Puisqu'il aurait été là nous lui aurions demandé de dire quelque chose: le genre de chose que son simulacre ne dit pas dans le film, quelque chose qui ressemblerait sans doute à ce qu’il a écrit dans sa dernière chronique pour Il Tempo illustrato le 24 janvier 1975:

Au bout des cent cinquante semaines durant lesquelles j'ai écrit régulièrement chaque semaine, un papier sur un livre, je prends congé de mes lecteurs. Pendant quelques mois je serai occupé à faire un film. Il est vrai qu'alors que j'étais occupé à tourner, monter, post-synchroniser Les mille et une nuits, j'ai continué ponctuellement à rédiger mes critiques. Mais cela s'explique, avant tout, par le fait que j'avais, depuis peu de temps, commencé ce travail, et qu'il y avait donc en moi un élan qui ne pouvait pas être brutalement interrompu. De plus, le film que je faisais, quoi que terriblement fatigant  et aventureux, était très agréable et  me laissait donc, le soir, presque toujours, dans d'excellentes dispositions d'esprit. Enfin, j'étais loin d'Italie, dans des lieux où, précisément, le soir, ou les jours de fête, lire et écrire constituaient ma seule occupation possible. Maintenant, en revanche, je m'attelle à un tournage, alors que j'en suis déjà  à ma troisième année de critique militant: et je m'attelle à tourner un film extrêmement désagréable (Sade et la République de Salò mêlés) qui, certainement, me laissera le soir épuisé jusqu'à la nausée; et je le tournerai, surtout, au cœur de l'Italie, entre Salò et Marrabotto: ni soirs ni jours de fête ne seront libres pour moi et béatement vides.

Je précise tout cela pour me justifier, je crois, plus devant moi-même que devant mes lecteurs (qui ne doivent pas être si nombreux ni si tellement affectés).  En effet, après ce nombre incalculable de semaines où, chaque semaine, je devais écrire mon papier et lire donc au moins trois livres, je ne suis pas du tout fatigué de militer. La chose continue à m'apparaître encore agréablement excitante, bien que pénible, comme les premières fois. Voilà pourquoi je ressens le besoin de justifier devant moi-même ma désertion temporaire.

Le premier élément que je trouve, en regardant derrière moi et en repensant à mon travail, c'est le divertissement. Le deuxième élément est tout aussi agréable. En près de trois ans, jamais personne n'a essayé d'exercer sur moi une pression quelconque pour que je rendisse compte d'un livre plutôt que d'un autre. […]  Il y a encore un troisième élément: celui là n'est ni agréable, ni désagréable, ni positif ni négatif, mais simplement problématique, et il peut être résumé par une question: qu'est-ce que la critique et comment est-elle faite? Naturellement, c'est un très vieux problème, quoiqu'il n'ait jamais été résolu, fût-ce de loin. Je pensais, toutefois, que si je faisais personnellement de la critique, et pendant quelque temps, ce mystère serait à mes yeux du moins un peu et du moins de façon pragmatique éclairci. Eh bien, non. […] J'ai fait des descriptions. Voilà tout ce que je sais de ma critique en tant que critique. Et descriptions de quoi? D’autres descriptions auxquelles les livres se réduisent.


Et puis Pasolini insisterait pour nous parler de Leonardo Sciascia, indifférent aux pressions que nous essaierions d'exercer sur lui pour qu'il parle de telle ou telle autre chose (par exemple du film de Ferrara). 
Mais nous, quand Pasolini parlerait de Sciascia, nous serions tentés d’imaginer que c’est de Ferrara qu’il parle:
… mais le moralisme méridional - la grande ramification à laquelle se greffe la branche de Sciascia - n’est pas, ne peut pas être moraliste, parce qu’il n’est pas chrétien: et s’il est catholique, il l’est dans ses formes extérieures, sinistres, funèbres, à l’espagnole, assimilées dans des profondeurs où elles sont amalgamées à je ne sais quels substrats (pour aller vite).

... non? Sans doute Pasolini ne se serait-il pas interdit de taquiner gentiment Abel Ferrara, comme dans ses chroniques il taquine les gens qu'il aime bien, Moravia ou Sciascia, justement.
Je ne crois pas que Ferrara ait voulu faire autre chose que ceci: une description de Pasolini (une description qui parfois tourne un peu à la légende dorée: oui, bien sûr, Ferrara aime à se présenter aujourd'hui comme bouddhiste, mais son film sur Pasolini doit encore beaucoup à l'héritage de ses ancêtres byzantins iconodules), et le Pasolini que décrit le film  (peint, en effet, par touches funèbres, à l’espagnole, dans la manière de Zurbaran ou de Ribera) c'est celui qui parle dans le billet du Tempo, un Pasolini du soir, à peine sorti du montage de Salò, encore embourbé dans la promotion du film, épuisé jusqu'à la nausée, qui essaie de revivre un de ces "moments béatement vides" qu'étaient, dans ses souvenirs, les soirs de fête, puis qui, au lieu de s'en tenir à cela, essaie de remplir le vide à peine retrouvé en parcourant en tous sens la Rome nocturne et hantée dans laquelle roulait à tombeau ouvert le Toby Dammit du sketch de Fellini dans  Histoires extraordinaires (vous savez, celui qui avait oublié qu'il ne faut pas parier sa tête avec le diable).

Un portrait de Pasolini en condottiere déserteur.







Il n'est pas illégitime de trouver une telle description frustrante: elle est un peu figée de profil, comme une médaille. 

Voilà donc une suggestion pour compléter le Pasolini de Ferrara, si vous l’avez vu ou si vous avez prévu de le voir: lisez donc Descriptions de descriptions.

C'est un choix des chroniques littéraires écrites par Pasolini pour le supplément hebdomadaire d'Il Tempo (l’édition italienne reprend la totalité de ces chroniques, l’édition française n’en offre qu’un choix relativement limité par les mêmes considérations qui avaient conduit l’éditeur à exclure deux nouvelles du recueil de Primo Levi, Lilith; je ne vais pas répéter ce que j'en pense, éditeur est maître chez soi, n'est-ce pas?).
Voici en quels termes René de Ceccaty, dans sa préface, présente ce travail:
Le travail de critique est le plus souvent l’aveu d’une frustration. Lorsque Pasolini rédigeait  ses chroniques, il tournait la fin de sa trilogie de la vie - qu’il devait désavouer peu avant sa mort - et surtout il travaillait à un ultime roman, encore inédit en italien*
Il projetait d’arrêter de faire du cinéma. 
Ces Descriptions de descriptions constituaient donc une importante transition dans son œuvre, puisqu’il ne cessait  de s’y demander comment l’écriture est faite et ce que celle des autres avait de singulier par rapport à la sienne. 
C’était une interrogation indirecte sur son œuvre littéraire, dans laquelle il n’avait probablement pas encore donné toute sa mesure. Beaucoup moins professoral qu’il ne l’avait été dans Passione e ideologia (consacré exclusivement à la littérature italienne et, pour moitié, à la poésie dialectale), Pasolini tentait de mettre au clair quelques thèses idéologiques et littéraires qui lui permettraient de poursuivre son œuvre. Un créateur, fût-il critique, ne vise que cela.



Au fait, dans Descriptions de descriptions, Pasolini parle aussi de Juan Rodofo Wilcock, et il ne fait pas mystère de la fascination qu’il éprouve pour ses livres. Vous voyez, on fait des rencontres de toutes sortes, dans les broussailles de Castel Fusano.



* cette préface date de 1984; depuis, les fragments du roman inachevé en question, Petrolio (dont on entend quelques pages citées au début du film de Ferrara) ont été publiés, d’abord par Einaudi en 1995, puis dans une édition révisée par Mondadori en 2005.


Pasolini, c'est un film d' Abel Ferrara, dans lequel Willem Dafoe parvient à ressembler, un peu, à Pasolini tout en parlant anglais avec ses interlocuteurs italiens. Voilà ce qu’il ne faut pas chercher dans ce film: ce n’est pas un discours théorique sur l’œuvre de Pasolini, ce n’est pas une analyse de son processus créatif.


Descriptions de descriptions (Descrizioni di descrizioni, Einaudi, 1979), c'est un livre de Pasolini, t‪raduit par‬ ‪René de Ceccatty‬, ‪Rivages,‬ 1984

1984 Collection : Littérature étrangère/Rivages
ISBN  2903059489

1995 Collection : Rivages Poche / Bibliothèque étrangère (168)
‪ISBN 2869309759