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mardi 17 octobre 2023

Par une nuit étouffante

 Par une nuit étouffante, ou
comment Jeffrey Cartwright a écrit
certains de ses livres
(enfin, au moins un livre)

"La biographie, c'est enfantin", disait Edwin par une nuit étouffante, il n'y a pas longtemps. "Il n'y a qu'à tout mettre dedans." Inutile de rappeler au lecteur l'injustice traditionnelle du tempérament créateur, injustice développée ici jusqu'à la fatuité. Car Edwin ne se contenta pas de cette déclaration, il poursuivit en prétendant (si j'interprète correctement ses remarques embrouillées) que le concept même de biographie est désespérément romanesque, car à la différence de la vie réelle, pleine de points d'interrogation, de passages censurés, d'espaces blancs, de rangées d'astérisques, de paragraphes sautés, et de séries innombrables de points de suspension se perdant dans le silence, la biographie procure une illusion de totalité, un vaste échafaudage de détails organisé par un biographe omniscient dont les aveux occasionnels d'ignorance ou d'incertitude ne nous trompent pas plus que les protestations polies d'une maîtresse de maison nous assurant, au sixième plat d'un luxueux banquet, que non, vraiment, elle ne s'est donné aucun mal.
[...]
Mais je profite de cette occasion pour demander à Edwin, où qu'il soit: n'est-il pas vrai que le biographe accomplit une fonction presque aussi grande, ou même tout aussi grande, si ce n'est en vérité  de loin plus grande que celle  accomplie par l'artiste lui-même? Car l'artiste crée l'œuvre d'art, mais c'est pour ainsi dire le  biographe qui crée l'artiste. Ce qui revient à dire: sans moi existerais-tu le moins du monde, Edwin?


Steven Millhauser:
La Vie trop brève d'Edwin Mullhouse
écrivain américain, 1943-1954,
racontée par Jeffrey Cartwright
,
(Edwin Mullhouse: The Life and Death
of an American Writer 1943–1954,
by Jeffrey Cartwright
- Knopf, 1972),  
traduit par  Didier Coste,
Albin Michel, 1975
ISBN 2-226-00222-7

samedi 2 février 2013

A little electronic metronome sets the time


Le hasard (le hasard?) a fait que c'est peu après avoir vu  le dernier film de Wes Anderson que j'ai lu le dernier recueil de nouvelles paru en français de Steven Millhauser: Le lanceur de couteaux (il faudra qu'on reparle de  Steven Millhauser, je pense, non?). Dans ce recueil, une brève nouvelle, très millhauserienne, dans la veine de La Galerie des Jeux ou d'Eisenheim l'illusionniste: Le Nouveau Théâtre d'Automates.
Soudain, voilà que je comprenais ce qui m'avait gêné jusqu'ici dans le cinéma de Wes Anderson, pourquoi je n'étais jamais vraiment "entré" dans ses films, même s'ils m'avaient, à l'occasion, arraché un sourire (c'est toujours amusant de voir une caméra martyriser Bill Murray,  quel que soit le réalisateur qui dirige la séance de torture). 
Faisons connaissance, grâce à Steven Millhauser, avec le Nouveau Théâtre d'Automates:
… le Neues Zaubertheater demeure au centre d'une controverse passionnée. Ceux qui ne partagent pas notre amour du théâtre d'automates trouveront peut-être nos passions difficiles à comprendre; mais pour nous, ce fut comme si toute chose avait été soudainement remise en question. Même nous, les convaincus, demeurons perturbés par les représentations [du Neues Zaubertheater]  qui nous troublent à la manière de plaisirs interdits, de crimes secrets. 
J'ai parlé de la longue et noble histoire de notre art, de sa tendance à toujours vouloir accroître son éclat mimétique. Le jeune Heinrich avait hérité de cette tradition et à en croire l'opinion de beaucoup, il en était devenu le maître exceptionnel. D'un coup d'un seul, son Neues Zaubertheater mit cette histoire sens dessus dessous. On ne peut décrire les nouveaux automates que comme gauches. J'entends par là que la fluidité de mouvement qui constitue la caractéristique dominante de nos figures classiques a été remplacée par les mouvements brusques et saccadés d'automates d'amateurs. Il en résulte que les nouveaux automates sont incapables d'imiter les mouvements des êtres humains, sauf de la plus élémentaire façon. Ils sont dépourvus de grâce; selon tous les critères de l'art classique, ils sont ridicules et laids. Ils ne nous frappent pas par leur humanité. Il faut à vrai dure avouer que les nouveaux automates nous frappent d'abord par leur caractère d'automates. Telle est l'essence de ce que l'on appelle désormais le Nouveau Théâtre d'Automates.
J'ai qualifié les nouveaux automates de gauches, et cela est assez vrai si on les juge du point de vue de l'ancienne école. Mais ce n'est pas entièrement vrai, même si l'on considère les choses de ce point de vue. Tout d'abord, leur gaucherie elle-même est au plus haut degré artistique, comme ont pu l'apprendre à leurs dépens les imitateurs. Ce n'est pas simplement que le nombre de leurs mouvements est réduit, mais qu'il est réduit de façon très particulière, de manière à conférer aux mouvements un rythme très particulier. Ensuite on ne peut pas dire du maître reconnu de l'expressivité qu'il s'est dressé contre l'expressif en tant que tel. Les nouveaux automates sont profondément expressifs, à leur propre et dérangeante façon. On a en fait pu remarquer que les nouveaux automates sont capables de mouvements jamais vus auparavant dans l'art du mécanicien, même si l'on continue de s'affronter sur le point de savoir s'ils sont à proprement parler humains.
Dans le théâtre d'automates classique, on nous demande de partager les émotions d'êtres humains dont nous savons qu'ils sont en réalité des automates miniatures. Dans le nouveau théâtre d'automates, on nous demande d partager les émotions des automates eux-mêmes. L'artifice mécanique, loin d'être déguisé, s'impose à notre attention. Si tout était là, la chose serait stupéfiante, mais il ne s'agirait tout de même pas de grand'chose. Pareil théâtre ne pourrait durer. Mais les nouveaux automates de Graum souffrent et se battent contre des difficultés; ils ne semblent pas moins avoir une âme que les anciens automates. Mais ils n'ont pas des âmes d'êtres humains; ils ont des âmes de créatures mécaniques, devenues conscientes d'elles-mêmes. Les créateurs d'automates classiques présentent des personnes miniaturisées; Heinrich Graum, lui, a inventé une race nouvelle. C'est la race des automates, le clan des rouages; ce sont des êtres nouveaux, insérés dans l'univers par l'esprit du créateur qu'est Graum. Ils vivent des vies parallèles aux nôtres, avec lesquelles il convient de ne pas les confondre. Leurs combats sont des combats mécaniques, leur souffrance est une souffrance d'automates. Il est du dernier chic de prétendre que Graum a abandonné le théâtre pour adultes et qu'il est revenu au Théâtre pour Enfants, là où serait sa véritable demeure spirituelle. C'est là, selon moi, une erreur d'interprétation absolue. Les créatures du Théâtre pour Enfants sont des imitations d'êtres imaginaires; les créatures de Graum ne sont pas des imitations de quoi que ce soit.  Elles ne sont qu'elles-mêmes. Les dragons n'existent pas; les automates si.
Diriger des marionnettes dans Fantastic Mr. Fox a-t-il, pour Anderson, eu l'effet d'un  exorcisme? est-il à présent libéré d'une malédiction? Peut-être les films de Wes Anderson ont-ils toujours été des films pour marionnettes. Dans ce cas, les faiblesses de ces premiers films pouvaient s'expliquer par la discordance entre le caractère guignolesque des ressorts dramatiques de leurs scénarios et l'aspect trop lissé, trop crédible, trop bien verni des guignols qu'ils mettaient en mouvement (on aurait dit des acteurs!): un malaise du même genre que celui que produisent les créatures numériques nées des technologies de dernière génération lorsqu'elles sont distribuées dans des rôles qu'auraient mieux rempli les petits bonshommes en mousse du Studio Aardman ou les grosses peluches de Jim Henson (là ce n'est pas aux films d'Anderson que je pense, c'est à quelques blockbusters récents)... bref, une excursion insuffisamment préparée dans l'Uncanny Valley.


Si vous préparez une excursion, n'oubliez surtout pas:
un panier pour le chat, une provision de ses boîtes préférées,
et des piles pour le tourne-disques. 

Avec ça, vous pourrez vous passer de briques.

Dans Moonrise Kingdom on n'est plus dans la comédie mais dans le cartoon. Adieu, malaise: les plans s'enchaînent comme des cases de BD, les projectiles y volent à l'horizontale comme dans Krazy Kat, la foudre vous y maquille en noir et vous frise les cheveux comme chez Tex Avery, les façades, comme chez Chris Ware, s'ouvrent à la façon de celles des maisons de poupées: ce dispositif, esquissé dans Les Tenenbaums et La vie Aquatique où il n'était utilisé que pour mettre entre parenthèses des moments dans le récit, en est maintenant le moteur, un moteur dont on entend le tic-tac :  afin que "l'artifice mécanique, loin d'être déguisé, s'impose à notre attention", c'est comme le grincement plaintif d'une boite à musique qui accompagne, avec un décalage significatif, les pirouettes des petits automates. 
Et jamais petits automates n'ont été aussi sympathiques.




Le Nouveau Théâtre d'Automates, dans 
Le lanceur de couteaux (The knife thrower), traduit par Marc Chénetier. 
Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Les grandes traductions », 2012 
(ISBN 978-2-226-23849-8)
Moonrise Kingdom est un film de Wes Anderson (2012)
Merci à Krazy, Ignatz et Pupp pour leur participation exceptionnelle à ce billet.
(Krazy Kat de George Herriman, 1941)