mardi 29 juin 2021

Jusqu’à devenir le plus beau du monde

 

Y a-t-il quelque chose de plus affreux que de perdre quelque chose? Posséder quelque chose? Retrouver ce qu’on a perdu? Posséder à nouveau ce qu’on a perdu?
Tout, par moments, semble terrible mais, pour l’instant, il s’agit de la perte de quelque chose qui n’a aucune valeur: j’ai perdu un conte et c’est devenu si important que j’en oublie l’infinité de contes que j’ai déjà perdus. Perdre quelque chose c’est un peu comme prendre des vacances, à condition d’oublier l’inquiétude que cela provoque. Le plus terrible c’est  de sentir au cours de notre existence, où tout semble se répéter, qu’on est incapable de récrire un conte qu’on a perdu. Ce qui est perdu est inexorablement perdu, parce que la lumière qui entre par la fenêtre est autre, parce que la peine ou la joie de vivre est autre, parce que les gens que nous aimons et qui nous entourent sont autres, et, même si ce n’est pas le cas, parce que notre petite chienne est morte et que nous aurions pu trouver un autre mot pour la consoler,  parce que le désordre de la pièce où nous la regardons est autre, parce que le pain et le fruit qu’on nous apporte sont autres. Mais notre conte se modifie lui aussi dans notre mémoire jusqu’à devenir le plus beau du monde. Quelle nostalgie éveille en nous son souvenir! Comme paraissent fades, par comparaison, les contes des Mille et une nuits, les romans policiers de Chesterton, les nouvelles si subtiles de Stevenson, celles de Dino Buzzati, qui ne me plaisent pas toutes, et celles de Kafka. Non! Celles de Kafka ne cessent jamais d’être les plus belles du monde, elles pourraient rivaliser avec n’importe lequel de mes contes que j’aurais perdu dans un coffre magique qui accentue son mérite, comme certaines photographies où nous paraissons mieux que nous ne sommes, non parce que nous étions plus jeunes alors mais parce que nous n’avions pas encore pris la mauvaise habitude de nous ressembler à nous-même, par paresse, par une incroyable paresse, bien qu’on puisse croire que c’est volontairement et par convenance, car avoir de la personnalité est à la mode et nous suivons celle-ci involontairement, en galvaudant tant soit peu notre innocence. 

Silvina Ocampo, Du verre de toutes les couleurs,
dans Mémoires secrètes d’une poupée
(Y asì sucesivamente, 1987; Cornelia frente al espejo, 1988)
traduction de Françoise Rosset, Gallimard 1993

 

Tous les contes ne sont pas perdus!
Justement, Terri Windling nous en donne des nouvelles, ici.


 

3 commentaires:

Jourdan a dit…

Vous me rappelez que je dois poursuivre la découverte de cette autrice argentine,qui a écrit beaucoup de contes,souvent le fantastique s’y mêle (c’était la femme de Bioy Casares).Je n’ai lu que ”Cuentos difíciles ”.J’aime beaucoup la littérature argentine qui m’émeut toujours .Merci de l’avoir portée à la connaissance d’autres lecteurs.
Et je note Mémoires secrètes d’une poupée .

Tororo a dit…

Merci de votre visite, Jourdan!
Je reparlerai donc de Silvina Ocampo, que j'aime beaucoup... peut-être même de l'étrange roman qu'elle a co-écrit avec Bioy Casares?

Jourdan a dit…

Mais de rien.
Volontiers pour le roman qu’elle a écrit avec son mari,”Los que aman,odian”. Ceux qui aiment, haïssent.
Je ne l’ai pas encore lu mais je l’ai déjà repéré.C’est dans le genre policier.