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samedi 18 janvier 2025

Marche avec moi

 Qu'un rideau rouge se referme sur la Californie, nous empêchant de retourner sur nos pas vers Mulholland Drive, on ne le savait pas mais c'était un avertissement.
Et puis c'est arrivé: le prince Écran Noir, qui, une heure après avoir appris la nouvelle, s'avouait "encore sonné", puis Edwin Turner et un peu plus tard John Coulthart disaient la même chose, it is happening again ; un peu sonné moi aussi, j'ai vérifié un peu partout - sa page Wikipedia, sous l'avertissement habituel de "ne pas parler de lui au passé", m'a appris que son style "est parfois qualifié de lynchien" (merci Wikipedia) - et partout on le confirmait: David Lynch a pris le même chemin qu'Angelo Badalamenti, Julee Cruise, Catherine Coulson... sans doute ont-ils rendez-vous quelque part, mais personne n'a su me dire où.

David Lynch 1946 – 2025 

 

jeudi 29 février 2024

Février s'en va sans insister

 Bon anniversaire, jeunes gens! (vous savez qui vous êtes*).


 Il y avait, potentiellement, beaucoup de sujets à traiter en ce mois de février (si vous vous demandez pourquoi je ne l'ai pas fait, voyez le billet précédent):une disparition, celle de Christopher Priest, une non-disparition: celle d'une guerre qui, pourtant, comme tout le monde, prend de l'âge à chaque anniversaire,  une autre disparition, celle de Brian M. Stableford... 
 Christopher Priest, c'est un monument dont la taille se mesure en kilomètres: il faudra sans doute (qu'en pensez-vous?) que je lui consacre un jour un gros billet. 
  Brian M. Stableford est mort samedi dernier. Il aurait eu 76 ans cet été, mais sa bibliographie comptait d'ores et déjà beaucoup plus de 76 titres.  J'ai le souvenir (vague à présent) d'avoir lu Les Royaumes de Tartare à sa parution chez OPTA en1981, tout récemment j'ai acquis Le Testament d'Erich Zann chez Les Moutons Électriques, et entre les deux... rien: vous voyez que je serais mal placé pour adopter la posture du spécialiste de son œuvre. Mais en jetant un coup d''œil sur sa bibliographie je n'ai pas seulement mesuré la profondeur de mon ignorance, j'ai aussi appris quelque chose qui m'a réjoui et m'a rempli de reconnaissance pour ce vieux monsieur que j'ai si mal connu: non seulement il a été encore plus prolifique comme traducteur que comme auteur, mais ce sont des auteurs français s'étant illustrés dans des genres auxquels je porte un intérêt tout particulier qu'il s'est attaché à faire découvrir à ses compatriotes! Et quels auteurs: des décadents: Jean Lorrain, Félicien Champsaur,  Catulle Mendès, Lucie Delarue-Mardrus, des symbolistes: Henri de Régnier, Judith Gautier, Marcel Schwob; des feuilletonistes: Paul Féval, Ponson du Terrail, Arnould Galopin, Gustave Le Rouge, Gaston Leroux; des précurseurs de la Weird Fiction: Restif de la Bretonne, Collin de Plancy, Jules Janin, Charles Nodier, Villiers de l'Isle-Adam, Gaston de Pawlowski, José Moselli;  et de la science fantasy, ce qu'on appelait à l'époque le merveilleux scientifique (vous vous souvenez de l'exposition à la Bibliothèque nationale en 2019?): Camille Flammarion, Robida,  Jules Lermina, Maurice Renard, Théo Varlet; des folichons et des saugrenus: Pétrus Borel, Alphonse Allais! Et encore: les contes de Madame d'Aulnoy et les poèmes de Renée Vivien! J'incite mes lecteurs anglophones à se pencher sur cette liste, je ne doute pas qu'ils y trouvent des choses qui leur plaisent.

Demain est un autre jour.

*Ayons une pensée émue pour ceux qui sont nés un 30 février et qui fêtent donc encore moins souvent leur anniversaire que ceux qui sont nés le 29.

vendredi 29 septembre 2023

Cela ne nous empêchera pas d'être amis

 Vous voulez en savoir davantage sur les extra-terrestres? Pour cela  il est préférable de s'adresser à des scientifiques reconnus pour leurs travaux de vulgarisation, qui ont, comme on dit, "franchi les limites de la littérature scientifique spécialisée", par exemple Primo Levi, et, pourquoi pas?  son confrère et ami Piero Bianucci (on peut même dire complice, puisqu'ils ont contribué ensemble "à quatre mains" à un recueil, malheureusement pas traduit en français: L'uovo del futuro); car non seulement il existe, le Piero Bianucci mentionné dans le texte ci-dessous (quand vous le lirez, vous pourriez être tentés de vous demander où finit la fiction et où commence la réalité), mais il est sur internet (quand on est sur internet c'est bien la preuve qu'on existe, ce ne sont pas les extra-terrestres qui diront le contraire); il occupe, à la télévision italienne, à peu près le même créneau que chez nous notre Hubert Reeves national. Un beau jour de 1986, Bianucci a reçu un message de la huitième planète du système Delta Cephei; n'y comprenant rien, il l'a confié à son ami Primo, qu'il savait capable (je vous l'avais signalé il y a quelques années) de déchiffrer des textes cryptés par les méthodes les moins conventionnelles.

Cher Piero Bianucci,
Vous serez sans doute étonné de recevoir une lettre d'une de vos admiratrices dans un délai aussi bref et de si loin. Nous connaissons vos drôles de lubies sur la vitesse de la lumière; chez nous, il suffit de payer un modeste supplément exceptionnel à la redevance de la télévision pour recevoir et transmettre des messages intergalactiques en temps réel, ou presque. En ce qui me concerne, je suis fanatique de vos émissions télévisées, en particulier de la publicité pour les conserves de tomates.
Je voulais vous dire que j'ai été enthousiasmée par votre reportage de mardi dernier, dans lequel vous parliez des Céphéides. Ou plutôt, j'ai été heureuse d'apprendre que vous nous appeliez ainsi, car notre soleil est justement une céphéide; j'entends dire par là que c'est une étoile beaucoup plus grande que la vôtre, et qu'elle pulse régulièrement selon une période de cinq jours et neuf heures terrestres. C'est justement la céphéide de Céphée, quelle coïncidence! Mais avant de poursuivre en décrivant notre way of life, je tenais à vous dire que votre barbe a beaucoup plu à mes amies et à moi-même; chez nous les hommes n'ont pas de barbe, ils n'ont même pas de tête; ils mesurent dix ou douze centimètres, ressemblent à vos asperges, et quand nous désirons être fécondées nous nous les mettons sous une aisselle pendant deux ou trois minutes, comme vous le faites avec vos thermomètres pour prendre votre température. Nous possédons dix aisselles; nous avons toutes une symétrie décimaire, raison pour laquelle notre côté est le nombre d'or de notre rayon, chose unique tout au moins dans notre galaxie, et dont nous sommes fières.

  On imagine le sourire en coin de Primo, quand il a eu à transcrire (en pensant in petto à la silhouette d'asperge de son grand copain) les compliments d'une autochtone du système de Delta de Céphée sur son physique.

À propos [de température], ne vous leurrez pas, nous avons une température variable, de -20°C l'hiver à 110°C l'été, mais cela ne nous empêchera pas d'être amis.

Le message donne à l'astronome d'autres précisions d'un grand intérêt sur la vie des habitantes carapacées d'oxyde de fer et de manganèse de cette huitième planète d'une céphéide, la mer acide, l'été accablant mais heureusement bref (il dure deux jours), les plaisirs innocents de l'automne et de l'hiver.

L'automne dernier, une de mes amies m'a dit qu'elle avait vu une supernova; cela ne s'était pas produit depuis longtemps, et elle m'a demandé avec insistance de vous le rapporter. De votre point de vue, elle devrait se trouver du côté du Scorpion; si vous payiez le supplément tachyonnique exceptionnel, vous pourriez la voir dans dix jours, sinon il vous faudra attendre 3 485 ans.

Si c'est vrai tout ça? Vous pourrez vérifier dans les rapports de nos sondes spatiales.

Veuillez recevoir les cordiales salutations de votre (signature illisible) et de ses amies.
Delta  Cep./8, d.3° a.3,576.10

Traduction de Primo Levi

Ce texte est paru dans un recueil dont le titre, par les temps qui courent, semble de bon augure (on peut toujours  espérer):  Dernier Noël de guerre.  La nouvelle qui donne son titre au recueil est autobiographique (elle se situe quelques mois avant les événements rapportés dans La Trève); d'autres nous rappellent que, quand Levi donnait libre cours à sa fantaisie, il ne faisait pas les choses à moitié. Précision de l'éditeur: "Tous les textes de ce volume ont été réunis dans les Pagine Sparse des œuvres complètes de Primo Levi, procurées par Marco Belpoliti chez Einaudi en octobre 1997,  collection Nuova Universale Einaudi) puis dans le volume L'Ultimo Natale di Guerra". La nouvelle citée ci-dessus, Les fans de spots de Delta Cep (Le fans di spot di Delta Cep), quatrième du recueil, est parue initialement dans L'Astronomia n° 54, avril 1986.

Primo Levi: Dernier Noël de guerre
(L'Ultimo Natale di Guerra, Einaudi, 1997, 2000)
traduit par Nathalie Bauer, 2002
10/18 N° 3389

ISBN: 2-264-03419-X
EAN: 9782264034199

lundi 19 juin 2023

On fait ce qu'on peut avec ce qu'on a

 

Oh que je voudrais qu'il pleuve des bonnes nouvelles, pour que nous puissions nous en réjouir ensemble, chers visiteurs! Mais en ce moment il ne pleut que de l'eau, avec la semaine dernière quelques grêlons en prime. En cherchant bien, j'ai pourtant trouvé quelque chose qui ressemble un peu à une bonne nouvelle. Vous vous en souvenez peut-être: en faisant il ya trois ans l'éloge d'Alasdair Gray,  j'avais mentionné (trop brièvement) un de ses romans, court mais foisonnant: Pauvres Créatures (Poor Things) dans lequel il revisitait, avec l'irrévérence qui était sa marque de fabrique, le mythe du Prométhée moderne. Un livre que je ne pensais pas voir un jour adapté à l'écran, en raison de sa structure: deux rapports, l'un long et sinueux, l'autre bref et incisif (et, de plus, ils sont contradictoires), sur les mêmes événements; tirer des deux une continuité cinématographique? ça semblait un pari hasardeux. Je n'en dis pas plus pour ne pas spoiler*; car contre toute attente le roman vient d'être adapté, et pas par n'importe qui: par Yorgos Lanthimos, qui n'est guère plus respectueux des règles du cinéma mainstream que Gray ne l'est de celles de la littérature blanche.  Alors, le résultat pourrait bien être intéressant. Je suis curieux de voir (le film n'est pas encore sorti du côté de chez moi) comment Lanthimos s'y est pris pour insuffler vie à ce drôle de bébé! Ce n'est sans doute pas le genre de film qui reste longtemps à l'affiche: je vous conseille donc de guetter son passage.

 *À vrai dire, je me demande si le titre que j'ai choisi pour ce billet, "On fait ce qu'on peut avec ce qu'on a", ne me rend pas, déjà, coupable de spoiler? C'est quasiment le résumé du livre!

jeudi 18 mai 2023

Quia impossibile est

De tant de choses écrites, bien peu sont vérifiables.
Pomponius Flatus, philosophe


Hé bien oui: en lisant ce livre j'ai ri comme rit la baleine qui vient d'être miraculeusement débarrassée du Jonas qu'elle avait en travers de la gorge.
D'Eduardo Mendoza, vous connaissez sûrement Le Mystère de la crypte ensorcelée, ou La Ville des prodiges: de gros romans presque sérieux (encore que résolument bizarres).
Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus n'est ni gros ni sérieux, mais c'est aussi un roman agrémenté de mystères et de prodiges (et dont la bizarrerie n'est pas totalement absente).
Si j'étais prié de rédiger pour ce livre une "quatrième de couverture" dans le style bien codifié de ce genre littéraire, je ne manquerais pas d'évoquer La caverne des Idées de José Carlos Somoza, les nouvelles de Borges L'Immortel ou La quête d'Averroës, peut-être irai-je même jusqu'à des comparaisons extrêmes avec les Mémoires d'Hadrien (à une extrémité du spectre) ou La vie de Brian (à l'autre bout). Et sous la couverture, qu'y a-t-il?
De l'important corpus des recherches scientifiques du naturaliste Pomponius Flatus, ne nous sont parvenus que des fragments épars, dont le plus complet retrouvé à ce jour est une longue  missive adressée à son ami Fabius, relatant les incidents les plus saillants d'un voyage que Pomponius entama sous le consulat de Lucius Paulus et Caius Marcellus*. Ce document, s'il nous confirme que - comme il appert d'autres fragments de moindre étendue - Pomponius visita le Pont-Euxin, la Cilicie, la Syrie, la Palestine, le pays des Nabatéens, celui des Chérusques Vandales, et poussa peut-être jusqu'aux confins des Frisons, des Trévires et des Médiomatrices, nous apprend peu de choses sur les découvertes que l'infatigable voyageur put faire dans le domaine des sciences naturelles (tester différentes plantes et eaux curatives, c'était pourtant la raison de son voyage): tout juste y est-il fait mention des vertus soporifiques, que l'auteur dit avoir eu l'occasion d'expérimenter sur lui-même, d'une plante connue au Levant sous le nom d'halicacabon**: une déception, donc, pour les curieux de pharmacopée antique.
En revanche, ce texte jette une lumière inédite sur un domaine que ni Pline, ni Lucrèce, ni Dioscoride n'ont exploré: rien autre que les débuts de la police scientifique. Certains passages suggèrent même que Pomponius pourrait avoir été sinon le premier, du moins un des premiers (l'antériorité pouvant être revendiquée par un contemporain de l'école péripatéticienne: Héraclès Pontor)  de ceux qu'on appellera plus tard - à l'initiative du plus fameux d'entre eux, Sherlock Holmes - les "détectives conseils".
Bon, OK, je ne vais pas vous promener plus longtemps: Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus est un roman policier bien troussé, genre polar historico-humoristique, sous-genre gros délire farcesque, carnavalesque même, truffé de références, de citations érudites (certaines sont rigoureusement authentiques, d'autres le sont beaucoup moins) et de toutes les sortes imaginables de facéties méta-textuelles, et assaisonné d'un humour pas exactement timide. Le genre d'humour qui fait pleurer le petit Jésus (de rire, hein, entendons-nous bien: pleurer de rire). À sa lecture, j'ai mêlé mes larmes de rire à celles dudit petit Jésus (car, je ne vous l'ai pas encore dit? le petit Jésus est un des personnages du livre, et, à plusieurs reprises, Pomponius réussit à le dérider - alors que cétait un garçon plutôt sérieux, en ce temps-là tout le monde à Nazareth aurait pu vous le dire si vous l'aviez demandé). Ce petit Jésus occupe d'ailleurs dans le roman une position capitale: c'est celle du client qui vient trouver le détective pour lui proposer une affaire. Comme nous sommes au premier siècle de notre ère, aucun des deux ne porte d'imperméable ni de chapeau mou, mais à part ça la situation de départ est on ne peut plus classique. Classiques aussi, la réticence initiale du détective, l'insistance du client, les tentatives des autorités pour dissuader l'amateur de marcher sur les brisées des professionnels... moins classiques, les méthodes d'investigation du détective: il puise dans les souvenirs de ses lectures, qu'il prend grand plaisir à citer (je vous ai prévenus: de ces citations, certaines sont facilement authentifiables, d'autres le sont beaucoup moins).
Il est urgent de découvrir qui a tué le riche Épulon, comment et pourquoi: le sort d'un charpentier en dépend!

Ainsi, il ne fait pas de doute que la mort est due à l'intervention d'un tiers, et point n'est besoin non plus de faire preuve d'une grande intelligence pour reconstituer ce qui s'est passé. Quelqu'un a surpris Épulon dans sa bibliothèque et lui a donné la mort, après quoi il est parti en prenant soin de fermer la fenêtre et la porte. Je suppose qu'on n'a pas trouvé la clef à l'intérieur de la bibliothèque, car, s'il en était ainsi, nous serions devant un cas étrange, mais pas tout à fait inconnu. Cicéron en mentionne un similaire, qu'il intitule Occisus in bibliotheca cum porta conclusa. Une énigme en apparence insoluble.

Remercions au passage Pomponius de nous éclairer sur l'origine de l'expression "meurtre en chambre close": quelle chance que Pomponius connaisse à fond l'œuvre de l'Orateur Romain! Mais revenons à l'enquête: à qui profite le crime? Au premier abord, lorsque disparaît un homme riche, libidineux, modérément scrupuleux quant aux moyens d'accroître sa fortune, pourvu d'une épouse qui ne s'en laisse pas conter et d'une descendance turbulente, on croit pouvoir passer en revue la liste des mobiles possibles sans avoir à sortir des sentiers battus...  mais si les autorités choisissent de sauter cette étape, se satisfaisant de désigner comme suspect numéro un un quidam dont la culpabilité arrangerait tout le monde, et si le présumé innocent se dérobe devant toutes les questions qu'on lui pose, que va faire notre détective? Reprendre toute l'affaire à zéro, alors qu'il préfèrerait nettement s'occuper de ses problèmes de santé? Un des obstacles qu'il rencontre (autre artifice inséparable du roman à énigme): les réticences des témoins qu'il interroge à lui dire tout ce qu'ils savent; ils ont même tendance, tous: Grecs comme Romains, Galiléens comme Samaritains, au lieu de lui répondre sans détour, à le noyer sous un flot de références littéraires (il aurait mauvaise grâce à s'en plaindre, car lui-même s'en prive pas):

- Alors tu dois avoir connaissance du triste événement qui a conduit Épulon à traverser le fleuve des Pleurs, pour gagner le séjour d'où nul n'est revenu.
- Sauf Orphée, rectifia Philippe.
- Naturellement.
- Et aussi Ulysse, l'artificieux héros qui, dans sa longue errance, a visité le lieu où demeurent les morts. Et Alceste, qu'Héraclès alla chercher au royaume d'Hadès.
- C'est vrai, dus-je admettre, toute règle a ses exceptions.

Des exceptions aux règles, Pomponius sera bien forcé d'en recenser plus d'une, dans cette enquête où il devra bien souvent suspendre son incrédulité, devant des circonstances qui lui sembleront parfois s'affranchir des lois de la nature! Mais, si Pomponius se présente avant tout comme philosophe, il ne se réclame d'aucune école, même celle du sceptique Pyrrhon, et rappelle à l'occasion qu'Héraclite blâme notre acharnement à vouloir que la réalité se conforme à nos attentes. Les attentes du lecteur, elles, seront satisfaites: Mendoza, à la fin du roman, rattache tous les bouts de ficelle qu'il a ramassés ici et là (et il en fait l'inventaire dans une postface). Quant à son détective, toujours philosophe (ou, dans ce cas précis, physiologiste), au lieu de de se vanter d'avoir résolu une énigme sans pareille, il conclura  modestement:

Je me souviens parfois des événements dont je fus le témoin en Galilée, et je me demande s'ils ont vraiment eu lieu, ou s'ils ont été le fruit d'une imagination morbide due à ma maladie.

Durant ce survol du roman d'Eduardo Mendoza, je vous ai épargné le détail des affections physiques dont est affligé Pomponius Flatus; le narrateur, lui, ne les omet pas, non sans quelque raison d'ailleurs, car certaines d'entre elles ont un rôle à jouer (en particulier par leurs manifestations sonores) dans l'histoire, faisant pencher la balance du destin, tantôt en défaveur, tantôt en faveur du héros. Voilà, je vous ai prévenus: si vous en ressentez le besoin, vous pourrez vous boucher le nez.

Il n'est point de secret enfoui si profond qu'il ne doive apparaître en pleine lumière quand viendra le temps des Révélations.

*Ah, vous vous demandez, lecteur contemporain, à quelle période de l'Ère Moderne correspond précisément ce consulat? Vous pensez que cela pourrait faire avancer un peu la résolution d'une autre énigme, historique celle-là (celle, justement, de l'année du début de cette même Ère Moderne)? Pas de chance, c'est en vain qu'on cherche les noms de Lucius Paulus et Caius Marcellus dans la liste des fastes consulaires du siècle huitième après la fondation de Rome. Peut-être, dans sa hâte à rassurer son ami Fabius sur l'état de sa santé, Pomponius s'est-t-il laissé aller à un lapsus calami?

**Dans les langues aux sonorités barbares des peuplades d'extrême-occident, l'halicacabon est appelé alkékenge. Quelques décennies après l'aventure de Pomponius Flatus, Pline l'Ancien mettra en garde les lecteurs de son Histoire Naturelle contre l'usage irréfléchi des vertus narcotiques de ce gracieux végétal, qui peut, dit-il, "provoquer le délire".  Et alors? Apprenons des aventures de Pomponius à ne pas sauter aux conclusions.

Les Aventures miraculeuses de Pomponius Flatus
(El asombroso viaje de Pomponio Flato, Seix Barral, 2008),
traduit par François Maspero, Paris, Éditions du Seuil, 2009 ;
réédition, Paris, Seuil, Points no 2405, 2010

 

lundi 6 février 2023

Objet volant difficile à identifier, dans le ciel de Chine

 Le Cinéphile Stakhanoviste vient de chroniquer un film (titre international: The Journey to the West) qui, malheureusement, ne connaît pour le moment chez nous qu'une diffusion confidentielle (dans des festivals, comme le Festival du film d'auteur chinois Allers Retour, au Studio des Ursulines à Paris: dernière projection le 11 février!); ça m'attriste, car ce que le Cinéphile en dit m'intrigue beaucoup: un Chinois persévérant (ou peut-être un peu obsessionnel) cherche à recueillir des témoignages sur d'éventuels contacts de certains de ses compatriotes avec des extraterrestres - et, comme le réalisateur, Kong Dashan, qui raconte son histoire, il ne dispose que de petits moyens. Ça me fait penser aux premiers films des frères Coen ou de David Lynch (mais avec une chinese touch); j'espère que bientôt il se trouvera un diffuseur français pour s'y intéresser, et qu'on pourra le trouver sur une de nos chaines, ou en DVD ou en Blu-ray.
En attendant, je garde le nez en l'air. Au fait, sauriez-vous reconnaître un alien d'un Chinois, si vous les voyez flotter,  l'un ou l'autre -  ou l'un et l'autre - au-dessus de vous?

 

samedi 17 septembre 2022

Un roi est mort, un phénix ne reviendra pas

 Deuxième semaine de septembre. Toujours peu d'occasions de se réjouir.

Vous n'avez pas oublié, lecteurs attentifs, l'académicien don Gregorio Salvador faisant la leçon à Arturo Pérez-Reverte: Julián Marías, qui a été notre collègue à l'Académie, le père de Javier Marías, le romancier... Et voilà qu'il est mort, Javier Marías, le romancier...

Je dois confesser mon ignorance totale de l'oeuvre de Marías père et, presque totale, de celle de Marías fils; et, ne connaissant pas davantage l'opinion du professeur Salvador sur les institutions monarchiques, je ne saurais vous dire pour quelle raison il omettait de mentionner la dignité singulière dont avait été revêtu Javier Marías: il avait reçu la récompense traditionnellement promise par les chevaliers errants à leurs écuyers: une île pour royaume. Ça, au moins (vous connaissez mon intérêt pour la préservation des moeurs chevaleresques) j'en avais entendu parler. Le 6 juillet 1997, Javier Marías devint roi d’un îlot des Caraïbes, quand le monarque du royaume de Redonda, Juan II (l’écrivain John Wynne-Tyson, ardent défenseur des droits des animaux) abdiqua en sa faveur. Le titre de roi de Redonda (nous dit Wikipedia) se transmet dans la sphère des lettres pour perpétuer l’héritage littéraire des rois précédents (n'est-ce pas joliment tourné?): Felipe Premier (Matthew Phipps Shiel, l'auteur azimuté du Nuage pourpre) et Juan Premier (John Gawsworth, un des biographes d'Arthur Machen). Javier Marías accepta de perpétuer la légende et prit le nom de Xavier Premier. C'est une tradition, chez les souverains redondiens, d'afficher des préférences qui ne sont pas celles de tout le monde. Interprétant cette tradition à sa manière, Marías créa sa propre maison d’édition, Reino de Redonda (Royaume de Redonda) spécialisée dans la littérature fantastique.

La popularité de l'idée de monarchie connaît des hauts et des bas, en l'île Redonda comme ailleurs (cette île ronde n'a-t-elle pas été facétieusement surnommée "l'île de trop de rois", alors même que ses seuls habitants permanents sont des oiseaux de mer?); il reste cependant communément admis qu'au moment de la mort d'un roi il convient de crier "Vive le roi!".

 Mais que convient-il de crier quand meurt Axel Jodorowsky, éphémère phénix dans le Santa Sangre de son père Alejandro?


mardi 8 février 2022

Un explorateur s'est perdu: Jacques Abeille

 Je ne sais pas si j’en aurai la force, 

car je décline sévèrement et j’en souffre, 

mais j’ai encore quelques pages à écrire. 

Jacques Abeille (interview, 2018)

 


Je m'en souviens comme si c'était hier (bien que je sois incapable de préciser la date: ce devait être quelque part dans les années 80): dans un article d'une revue quelconque, j'avais lu ce nom, un nom qui m'avait instantanément fasciné: Terrèbre. Qu'est-ce que ce nom pouvait bien désigner?  L'article renvoyait à un obscur bouquin, qu'à l'époque j'ai été bien incapable de trouver (on a écrit des pages sur les "mésaventures éditoriales" de l'œuvre de Jacques Abeille: pour en savoir plus sur ces mésaventures,  je vous recommande deux articles parus dans En attendant Nadeau: un entretien donné par l'écrivain en 2018 que vous pouvez lire ici et un retour sur Le Cycle des Contréesici). J'ai continué à me demander ce que pouvait être Terrèbre.

Quelques années plus tard j'ai découvert par hasard dans une librairie poussiéreuse la première édition des Carnets de l'explorateur perdu: j'étais encore loin de Terrèbre, mais mon voyage d'exploration pouvait commencer. Ces Carnets ne m'ont pas quitté depuis: j'ai bon espoir d'y découvrir, un jour, un indice qui me conduira vers le second lieu de ma force.

Puis les éditions Attila... puis Le Tripode... ont commencé à publier le cycle en son entier.   Ai-je besoin de vous le dire? Je les ai acquis l'un après l'autre (je pense que c'est ce que vous devriez faire, si ce n'est déjà fait).

Car à présent on ne trouvera plus, ni dans des ruines dévastées, ni aux pieds de statues vivantes,  ni dans des campements de barbares, de carnets d'explorateurs, d'écrits de Lécriveur, de chroniques scandaleuses....

Les ténèbres envahissent la terre.

Terrèbre doit être là, quelque part.

Jacques Abeille, 1942-2022 


En couverture des romans d'Abeille chez Le Tripode: des dessins de François Schuiten!

jeudi 29 juillet 2021

La complainte des mal-tués (David B: Le Mort Détective)

Le Mort Détective et la Fille aux Mille Poignards:
a match made in Heaven! (or is it perhaps Hell???)
  


Quand j'aurai du vent dans mon crâne,
Quand j'aurai du vert sur mes osses,
P't'êt' qu'on croira que je ricane,
Mais ce sera qu'une impression fosse.
Boris Vian


Si vous estimez avoir besoin d'une peau de nain (je ne veux pas savoir dans quel dessein), ce n'est pas vers le Mort Détective que je vous conseille de vous tourner: au mieux, il ne pourra que vous confirmer que toutes les peaux de nain disponibles ont été monopolisées par le Grand Vieillard (et, à cette idée, en dépit de son flegme de détective, il ne pourra dissimuler un rictus de dégoût).
Vous vous souvenez de l'anecdote selon laquelle Jean Ray, pressé par son éditeur de lui livrer des traductions des Aventures de Harry Dickson (le Sherlock Holmes américain!), se lassa au bout de quelques tentatives de lire les textes originaux qu'il trouvait insipides, et se lança, pour chaque fascicule, dans une improvisation débridée, à partir des illustrations de couverture (en chromolithographie! elles dataient de plus de quarante ans) de l'édition originale allemande, dont l'éditeur avait acheté les droits en lot en même temps que ceux des textes. Et Jean Ray ne craignait pas d'ajouter du grotesque au grotesque! C'est ainsi qu'une image représentant de façon banalement théâtrale la découverte (littérale) d'un cadavre dans un placard donna naissance à la saga du Mort en Habit, passe-murailles qui s'écriait triomphalement "Cric-croc!" en commettant les pires méfaits.
C'est à ce petit jeu que vous invite l'album
de David B. (ce n'est pas une BD "classique": c'est une collection d'images reliées, par un fil narratif un peu lâche, et surtout par un univers dans lequel on entrera tout de suite si on est déjà fan du Nain Jaune ou des Incidents de la Nuit: on n'est pas très loin, non plus, des Mystères de Harris Burdick) : un titre de chapitre, une image, un court extrait du chapitre que l'image est supposée illustrer, et laissez votre imagination galoper! À vous d'improviser, dans votre tête, pour combler les vides entre les images, les tirades grandiloquentes du Grand Vieillard, les sarcasmes de la Fille aux Mille Poignards, les répugnants bruits de succion émis par le Poulpe Géant et les ricanements de hyènes des adversaires improbables qui guettent le tout aussi improbable tandem de héros au détour de chaque page (attention en tournant les pages! ce livre mord!).
Cet album, vous l'avez compris, s'est échappé de la camisole de force dans laquelle on a coutume d'enfermer (juste par précaution) les albums de BD et les comics: c'est l'album qu'il vous faut si vous êtes en manque de David B. - il se faisait rare ces derniers temps (hé, Monsieur Dargaud, vous déciderez-vous un jour à lui demander la suite de la série Les Chercheurs de Trésors?).


Note pour les connaisseurs: David B. et s
es Incidents de la Nuit, tonton Alias en parle bien aussi.

David B.,  Le Mort Détective
L'association, Hors Collection, 2020
ISBN : 9782844147486

Image © David B. / L'Association

jeudi 18 février 2021

Grands Webcomics Du XXIe Siècle (11): The Secret Knots

 

Le soir qui précéda cette journée importante entre toutes,
à Würzburg,  je fis une promenade.
Quand le soleil descendit sous l'horizon, il me sembla
que toute ma joie sombrait avec lui.
Je ressentis de l'horreur à la pensée
que je serai forcé de me séparer de tout,
de tout ce qui m'était précieux.
Perdu dans mes pensées, pour regagner la ville,
je passai sous la voûte d'une des portes.
Pourquoi, me demandai-je, cette arche ne s'écroule-t-elle pas,
ces pierres qui n'ont pas de support?
La réponse qui me vint: l'arche subsiste parce que les pierres
veulent toutes tomber en même temps
- et de cette idée naquit une certitude
indescriptiblement consolatrice,
qui était toujours en moi quand vint, le lendemain,
ce fameux moment décisif: 
moi non plus, je ne m'effondrerai pas,
même une fois retirés les étais
qui avaient permis de me construire.


Heinrich von Kleist,
Lettre à Wilhelmine von Zenge,
16-18 novembre 1800

 

Un des webcomics les plus barrés de la webcomicosphère,  c'est The Secret Knots, de Juan Santapau.


Juan Santapau n'est certes pas l'auteur de webcomic le plus prolifique du web. Mais son site, The Secret Knots, devrait vous plaire, amateurs de Buzzati, de Calvino, de Wilcock, de Moebius, de Cortazar, d'Ocampo, de Kafka, ou de Borges ou de Vandermeer… autant de références qui vous expliquent pourquoi j'ai une tendresse particulière pour ces drôles de petites histoires; parfois, aussi, on n'est pas loin de l'univers de Michaux: Santapau se plaît à décrire de misérables miracles.


Les brèves vignettes ont quelque chose de délicieusement tordu, qu'elles aient le ton du reportage ou celui du conte de fées. Les réminiscences de jeux vidéos, de séries télé, de films de série Z, de comics bon marché, de romans noirs - toutes ces voyageuses clandestines qui trouvent refuge dans des recoins déjà mal fréquentés de notre mémoire, où elles sont accueillies avec enthousiasme par les souvenirs d'enfance ambigus, les amis imaginaires à-demi oubliés, les terreurs informulables, les espoirs irréalistes et ces illégitimes sensations de triomphe qu'on n'a pas osé s'avouer: c'est tout cela que Santapau noue ensemble: l'apparent désordre de l'entreprise est trompeur.
Et si le graphisme peut sembler brouillon, ne vous y laissez pas non plus tromper: Santapau sait toujours exactement où il veut nous emmener.


Vous pouvez aussi trouver des fragments de cette concaténation éparpillés sur Tumblr; mais vous avez, à mon avis, tout intérêt à souscrire au Patreon de Santapau, pour profiter de tout ce qu'il gribouille: dans les cases de The Secret Knots, le plus intéressant se trouve souvent dans les coins.



mercredi 17 février 2021

Grands Webcomics du XXIe siècle (6 quater): encore Hans Rickheit!

 

L’ordre dans lequel sont évoqués sur ce blog les Grands Webcomics Du XXIe Siècle n’est en aucune façon hiérarchique, j’espère que vous l’avez compris: ce n’est pas un classement! 

C’est l’actualité liée aux auteurs de ces comics qui dicte leur date d’apparition.
Et l'actualité de Hans Rickheit, c'est la parution de l'édition française d'un nouveau Cochlea & Eustachia! 

Les histoires contenues dans cet album, vous avez, il est vrai, déjà eu l'occasion de les lire (en anglais), soit en ligne, soit dans le recueil Folly (tant qu'il a été disponible chez Fantagraphics: il est actuellement épuisé). Mais vous pouvez à présent les retrouver en français et en couleurs!
 

Le blog de Hans Rickheit.


jeudi 5 novembre 2020

Unlikely stories (mostly)

 

Les choses étant ce qu'elles sont, j'essaie de mettre moi-même en pratique les conseils que je donne aux autres: j'ai à côté de moi une pile de bouquins, et de temps en temps, j'en tire un, en essayant de ne pas faire tomber les autres.
Je vous ai déjà parlé d'Alasdair Gray, n'est-ce pas?
C'est dans un livre d'Alasdair Gray que je suis plongé en ce moment: ça s'appelle Unlikely Stories, Mostly (pas encore traduit en français: les quelques ouvrages de Gray qui ont été traduits, vous pouvez les trouver au catalogue des éditions Métailié).
Le titre vous livre un indice sur le contenu: ce sont des textes courts, féroces, décalés, en un mot weird: du Alasdair Gray, quoi.
Comme il en avait l'habitude, non seulement il en a illustré la couverture, mais en plus il en a parsemé les pages de petits dessins de sa plume: il y en a de mignons, il y en a de mordants.
Je vous fais profiter de celui qu'il a mis à la fois au début et à la fin du livre: il l'a agrémenté d'une citation de Dennis Lee qui lui plaisait beaucoup (il y a une anecdote pittoresque à propos de cette citation).


 

Et les choses étant ce qu'elles sont, j'espère qu'elle vous aidera, amis lecteurs, à garder vos esprits tournés vers le haut (translation: keep your spirits up, friends!

 

Alasdair Gray: Unlikely Stories, Mostly
Harmondsworth: Penguin Press, 1984.
ISBN: 0-14-006925-9

repris dans Every Short Story by Alasdair Gray 1951-2012
Canongate Books Ltd 2012
ISBN-13 : 978-0857865601 

mercredi 5 août 2020

Gilbert Lascault, toujours vert


Vous n'êtes pas encore rassasiés d'exotisme, et les empires lointains vous fascinent toujours?
Gilbert Lascault, vous vous en souvenez, avant de nous emmener compter les minutes dans la Cité des Ombres, nous avait offert une collection de plaisants souvenirs d'enfance (apocryphes), de saisissantes vignettes (apocryphes) d'un îlot tempéré, une hardie tentative de cartographie (apocryphe) des galeries d'un monde miné… il a également décrit pour notre bénéfice, rangées alphabétiquement, les merveilles d'un Empire: l'Empire Vert!
Feuilletons ensemble, au hasard, cette Encyclopédie abrégée:

Décadence
Depuis quatre mille ans (murmure à son adjoint le troisième historiographe de l'Empereur, l'homme à la mémoire circulaire, celui qui possède quatre-vingt-trois stylographes en jadéite), oui, depuis quatre mille ans, l'Empire Vert ne cesse pas d'être en décadence. Depuis quatre mille ans il se désagrège comme la toile pourrie d'une tarentule. Dès qu'il est apparu, les politiciens et les historiographes ont remarqué que les haines entre les provinces, l'ambition des généraux et des maréchaux, l'étendue du territoire, la diversité des climats, la lourdeur de la bureaucratie, l'injustice des promotions et la misère des peuples rendaient difficile la survie de l'Empire. Elle n'a jamais cessé d'être difficile, mais elle ne l'est aujourd'hui ni plus ni moins que la nuit sanglante où le Premier Empereur, le prince albinos au regard torve, est monté sur le trône, après avoir égorgé lui-même ses sept sœurs, et ses neuf oncles.
Il y a quatre mille ans, déjà.

Convives
Après l'assassinat du Ministre des Cultes et Sortilèges, les policiers croient découvrir de nombreux complices des assassins à la Cour et parmi les hauts fonctionnaires. Ils considèrent également comme complices tous ceux qui, au cours des années précédentes, ont tenté de limiter les pouvoirs de la police ou de diminuer la part du budget qui lui est attribuée. Ils multiplient interrogatoires, arrestations, exécutions sommaires.

Deuil
D'un ministre, nul ne dit jamais qu'il est mort. On préfère affirmer qu'il a remis son âme au vent, ou aussi que sa voix a rejoint celle du tonnerre, ou encore qu'il est allé rependre ses pendus ou écorcher une deuxième fois ceux qu'il avait déjà condamnés… Chacun, à l'intérieur du ministère, s'efforce de n'avoir l'air ni de se réjouir de sa mort, ni de déplorer l'heureuse venue de son successeur. Certains feignent d'être malades pour éviter ces problèmes, mais ils apparaissent alors comme trop habiles et s'attirent la méfiance de leurs supérieurs hiérarchiques.

Écrivains
Dans la plupart des maisons d'édition de l'Empire Vert tout manuscrit reçu est d'abord envoyé à un hôpital pour être désinfecté. Il est ensuite porté à un exorciste, Prêtre des Éclairs Sanglants, qui doit éliminer les maléfices qui ont pu être introduits dans le papier. L'exorciste est particulièrement vigilant quand la manuscrit traite de questions sociologiques… Toutes ces précautions étant prises, l'ouvrage est confié aux lecteurs de la maison qui récitent sept prières avant de donner à  l'éditeur leur avis sur le texte.

Empoisonneurs
Dans les débits de boisson de l'Empire, les clients boivent des alcools purs et se racontent sans lassitude des histoires d'empoisonneurs de puits. Chaque année les journaux de la Capitale et des provinces lancent de grandes campagnes contre ceux qui jettent de l'arsenic dans les puits.  Des manifestations ont lieu devant les palais des Gouverneurs, exigeant le châtiment des coupables. Plus de cent personnes, dont une dizaine d'enfants, sont chaque année lynchées parce qu'on les soupçonne de ce crime. Pourtant un rapport du cinquième Juge de la Cour, chargé des chenils, des jardins et des fauveries, indique que ce délit a beaucoup diminué. Il y a cent cinquante ans, plus de mille puits étaient chaque année empoisonnés dans l'Empire Vert. Actuellement, il y en a environ deux douzaines par an. Mais, comme l'écrit le  cinquième Juge: "Plus un phénomène désagréable devient rare, plus ce qu'il en reste est perçu comme insupportable".

Miroirs
Dans les villes, la plupart des femmes portent dans une poche un miroir brisé. Elles s'y regardent parfois. Elles peuvent aussi l'utiliser pour défigurer celui ou celle dont l'œil, la bouche ou la façon de marcher leur déplaît.


Tanflûte. Je vous présente mes excuses. Je croyais, en vous offrant ces quelques morceaux choisis de l'Encyclopédie abrégée de l'Empire Vert, vous emmener dans un nouveau grand voyage, fertile en surprises et en émerveillements, et, déception! Il ne se passe rien dans l'Empire Vert dont nous ne pourrions prendre connaissance chez nous en tournant le bouton étiqueté "nouvelles locales" sur une petite boîte d'ébonite. L'Empire Vert, c'est au bout de la rue en tournant le coin.


Gilbert Lascault, Encyclopédie abrégée de l'Empire Vert
Collection "Papyrus", 
Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1983
ISBN: 2-86231-048-4

mercredi 29 juillet 2020

L'Imitation de la Voix Humaine (Un étranger en Olondre, de Sofia Samatar)




Il y a tellement de merveilles dans le Nord, 
tellement de miracles. 
Vous devez en avoir entendu parler
Sofia SamatarUn étranger en Olondre




Un peu comme le narrateur d'Un long voyage, des circonstances historiques dont l'ampleur le dépasse ont soumis celui d'Un étranger en Olondre à la loi d'un Empire trop grand pour attacher beaucoup d'importance à ceux qui vivent sur ses marges. Et comme lui, il est fasciné par cet Empire, sans bien le comprendre.

Fils d'un planteur de poivre, Jevick est né sur l'île de Tinimavet, dans l'archipel du Thé.
Le père de Jevick, un homme sévère, engage un précepteur venu de la lointaine Olondre, séparée de sa petite île par bien plus de choses qu'un simple bras de mer.
- Mon fils, dit-il, tu as de la chance. Un jour, quand cette ferme t'appartiendra, tu te sentira parfaitement à l'aise dans les rues de Bain et tu ne te feras jamais escroquer au marché aux épices. Oui, je veux que tu acquières l'éducation d'un gentilhomme de Bain. Le grand dégingandé t'apprendra à parler olondrien et à lire dans les livres.

Le grand dégingandé s'attache vite à son élève, et un jour, il lui fait cadeau d'un livre. Mais, surprise! Les pages du livre sont toutes blanches.

… Finalement, il s'inclina dans ma direction, puis, se courbant sur mon livre, y inscrivit soigneusement cinq signes complexes.
Je comprenais à présent que mon maître désirait m'apprendre les chiffres qu'utilisaient les Olondriens et leur façon de tenir les comptes en alignant, comme il le faisait, des nombres dans de petites rangées bien nettes. Je m'inclinai prestement, imaginant la fierté de mon père lorsqu'il verrait son fils écrire des sommes sur le papier, tout comme le ferait un gentilhomme de Bain. Secrètement, j'avais cependant bien des doutes. Ainsi, bien que le livre fût bien plus facile à transporter que les blocs de bois sur lesquels nous écrivons en nous servant d'une pointe de fer chauffée à blanc, il me semblait qu'il pourrait être aisément détruit par l'eau de mer, que l'encre pouvait couler et que c'était une manière bien peu convaincante de tenir des comptes. Néanmoins, ces signes, cannelés comme des coquillages, me captivaient tellement que mon maître s'esclaffa en me tapotant l'épaule. Je déplaçai lentement mon doigt le long de la gracieuse rangée de chiffres, mémorisant les formes étrangères des nombres un à cinq.
- Shevick, dit mon maître.
Comme d'habitude, il avait mal prononcé mon nom. Je jetai un œil dans sa direction, attendant ses instructions.
- Shevick, répéta-t-il, désignant les signes sur la page.
Je répondis fièrement, dans sa propre langue:
- Un, deux, trois, quatre, cinq.
Il secoua la tête.
- Shevick, Shevick, insista-t-il en tapotant la page.
Je fronçai les sourcils et haussai les épaules.
- Pardonnez-moi, Tchavi, je ne comprends pas.
Mon maître leva les mains, paumes ouvertes, et les agita doucement dans l'air, me montrant qu'il n'était pas fâché.
Ensuite, il se pencha patiemment sur le livre.
- Sh, dit-il, pointant de on porte-plume le premier signe sur la page.
Ensuite, il avança son instrument jusqu'au second signe et dit distinctement:
- Eh.
Ce ne fut que lorsqu'il eut désigné plusieurs fois chaque signe, répétant consciencieusement mon nom, que je compris avec horreur que j'étais en présence d'une sorcellerie, que les signes n'étaient absolument pas des chiffres mais qu'en réalité ils parlaient, à la manière des harpes de Tyom à une corde, qui peuvent imiter la voix humaine et qui sont surnommées "les sœurs du vent".
Malgré la lourdeur et la chaleur de l'air provenant du jardin, mon dos et mes épaules se glacèrent. Je regardai fixement mon maître, qui me fixait en retour de ses yeux sages et cristallins.
- N'aie pas peur, dit-il.
Il souriait, mais son visage semblait triste et peiné. Dans le jardin, j'entendis le son du Tetchi se dérobant au milieu des feuilles.

Jevick savait déjà beaucoup de choses sur le monde surnaturel.
Que la sorcellerie et la magie existent, Jevick s'était imprégné de cette idée en tétant le lait de sa mère, aimante et religieuse; il savait qu'on se protège du mauvais sort en portant des amulettes de cuir et de fer, qu'on éloigne les fantômes en faisant brûler certaines herbes secrètes, tandis que faire brûler du fenouil rend les prières aux Dieux plus efficaces;  qu'il y a des mots qu'il ne faut pas prononcer et d'autres qu'on ne doit pas entendre.
Il apprendra au cours de son long voyage que le monde contient encore bien d'autres sortilèges et qu'il est des fantômes qu'on n'exorcise pas par des offrandes de parfums.
Il se prendra aussi d'un amour inconditionnel pour les livres.

"Un livre, nous dit Vandos d'Ur-Amakir, est une forteresse, un lieu empli de pleurs, la clé d'un désert, une rivière dépourvue de pont, un jardin de ronces."
Fanlewas le Sage, le grand théologien d'Avalei, écrit que Kuidva, le dieu des Mots, est "un maître exigeant, porteur d'un fouet plombé."
On raconte que Tala d'Yenith conservait ses livres dans un coffre en acier qui ne pouvait être ouvert en sa présence, sous peine de la voir  s'écrouler au sol en hurlant. Elle écrivit: "À l'intérieur des pages se trouvent des feux qui peuvent embraser, roussir les cheveux et cuire les paupières".

Le mot pour "livre" dans tous les langages connus à travers le monde est vallon, "la chambre des mots", le mot olondrien pour cet objet d'art et d'enchantement. Un jour le fantôme attaché aux pas de Jevick lui dira: "Écris-moi un vallon! Écris-le pour moi"
Jevick traversera bien des épreuves (la moindre n'étant pas de se découvrir étranger partout où il avait cru, un moment, être chez lui), mais il n'oubliera pas la promesse que lui a arrachée le cri de détresse du fantôme.

Ai-je vraiment besoin de vous en dire plus?
 
Sofia Samatar raconte que l'écriture de ce premier roman s'est étalée sur dix ans; dans des interviews, elle évoque l'importance qu'eurent pour elle, dans ses jeunes années, les œuvres d'Ursula Le Guin, Tolkien, Jack Vance et Mervyn Peake. Comme Claire Duvivier et Angélica Gorodischer, qui revendiquent les mêmes influences, l'élan initial qu'elles lui ont donné lui a permis de trouver sa propre voix, une voix puissamment originale, pour décrire avec des mots simples une société complexe, ses enchantements et ses malheurs, ses sagesses et ses folies, ses tragédies et ses ridicules; et la traduction de Patrick Duchesne rend bien la fluidité de son écriture.

Il semble que les Éditions de l'Instant, qui ont eu la bonne idée de publier cette version française d'un livre qui a été remarqué dans les pays de langue anglaise (World Fantasy Award, British Fantasy Award...), un peu moins dans notre pays, aient eu récemment de gros problèmes, et leur site de vente en ligne n'existe plus; mais on trouve encore leurs livres, en fouillant coins et recoins, cherchez bien.
Ne faites pas comme les fanatiques qui s'entre-déchirent au pays d'Olondre: ne vous refusez pas le plaisir de cette lecture.



Le bon vin de Lan-ling, parfumé au curcuma
Ma coupe de jade est remplie de sa lueur ambrée
L’invité, par son hôte enivré,
En oublie qu’il est en pays étranger
Li Bai, poème composé en voyage


Sofia Samatar, Un étranger à Olondre 
(A Stranger in Olondria, 2013)
 traduit par Patrick Duchesne, 
Les éditions de l'Instant, 2016
ISBN  978-2930853-00-0

lundi 27 juillet 2020

Un long voyage, de Claire Duvivier


"Le jour où Malvine Zélina de Félarasie débarqua sur le port de Tanitamo, ce n'est pas elle qui attira les regards, mais le recteur Balateste, qui descendit la rampe du bateau d'un pas conquérant, passa devant les administrateurs de la concession sagement alignés, donna à Pondaire une accolade précipitée qui arracha la canne des mains de l'ancien, puis se lança aussitôt dans un discours, assurant à son auditoire qu'ils étaient l'honneur et la fierté de l'Empire."

Quand on est sujet d'un Empire, il est fortement recommandé d'en être fier.
"Être l'honneur et la fierté de l'Empire", ça, en revanche, c'est un peu un luxe: la majorité des sujets d'empires comprennent vite qu'il n'y a pas que des avantages à s'y faire remarquer, à sortir du rang, rester sagement aligné est plus prudent.
Les événements racontés dans Un long voyage le sont (au soir de sa vie) par Liesse, qui, jeune imprudent, s'est un jour fait remarquer - sans même l'avoir cherché.

Comme dans Kalpa Impérial et dans Un étranger en Olondre, l'idéologie qui naît du concept d'empire est questionnée (mais discrètement, sans que cela prenne trop de place) dans Un long voyage.
Visiblement, ces trois ouvrages appartiennent au genre appelé "fantasy", c'est-à dire que les choses et les gens y ont des noms exotiques, les paysages sont insolites et grandioses, et les lois de la physique sont légèrement différentes de celles de notre monde (mais pas celles de la causalité, ni celles de l'économie ou de la sociologie).
Manquent les chevaliers obsédés par le point d'honneur, les rois soucieux de légitimité dynastique, les chanceliers préoccupés par l'intempérance des dragons, les créatures à forme vaguement humaine mais surabondamment pourvues de poils et de crocs, les magiciens de diverses nuances de gris et les fées bénéfiques ou maléfiques: mais on peut très bien - ces trois livres le prouvent - écrire de la fantasy sans rien de tout cela.

Les premiers chapitres nous présentent une galerie de personnages pittoresques, que notre narrateur, alors qu'il était encore un adolescent naïf, a classés candidement selon qu'ils se sont montrés avec lui plus ou moins amicaux, selon le degré de familiarité qu'ils lui ont permis, selon la plus ou moins grande facilité qu'il a eu à les comprendre. Et à vrai dire, il ne les a pas très bien compris: le lecteur aura souvent un temps d'avance sur lui, car des recteurs Balateste, des Andriet Pondaire, des Dalione Flécheret, des Merle Pyrart, des Eguyon Vilherbe (des noms exotiques, qu'est-ce que je  vous disais?), si pour Liesse ils sont des énigmes au moment où il les rencontre, nous, dès leur première apparition nous les reconnaissons car nous les avons déjà rencontrés, tous, sous d'autres noms mais avec les mêmes ambitions minuscules, craintes disproportionnées, espérances vagues et regrets inexprimés, n'est-ce pas?

Il est grand temps qu'au second chapitre Malvine Zélina de Félarasie débarque: elle, au moins, elle restera longtemps une séduisante énigme pour nous lecteurs comme pour le narrateur nostalgique qui ne cache pas l'admiration qu'il a éprouvée pour elle.
Assez rapidement, le lecteur se fera une idée de ce que peut être Malvine Zélina de Félarasie: un personnage "en avance sur son temps" (de quelle façon et jusqu'à quel point "en avance sur son temps"? Allons, je ne vais pas vous révéler tous les secrets du livre).
En fait, le mystère se déplacera au cours du roman, de la personnalité complexe et fascinante de Malvine vers… autre chose. Nous y sommes: le sujet du roman, c'est un déplacement de mystère, un glissement (comme dans d'autres romans il y a des glissements de temps, par exemple sur Mars). Le drame de la dame de Félarasie, c'est d'avoir raison à contre-temps.

Les auteurs de fantasy sont souvent tiraillés entre deux impératifs contradictoires; d'une part, construire un monde cohérent, mais différent du nôtre; d'autre part, aider le lecteur à s'identifier aux principaux protagonistes. 
Tel récit se passe dans une société où il est de bon ton d'accrocher les têtes coupées de ses ennemis à la queue de son cheval, soit;  mais il vaudra mieux, cependant, pour faciliter l'identification, qu'un des personnages qu'on veut désigner comme positifs trouve des réserves à faire sur cette pratique.
Inversement, dans une société figée dans un système hiérarchique, aucun lecteur ne sera surpris qu'un ou une jeune ambitieux(se) cherche à bousculer les règles; il faudra pourtant que l'auteur, en décrivant cette société, nous convainque que tout n'y est pas dysfonctionnel, qu'elle parvient tout de même à avancer cahin-caha.

Au cours du long voyage auquel nous convie Claire Duvivier, elle nous fera visiter un monde franchement déroutant (la sensation de familiarité que nous avons ressentie dans les premiers chapitres était un leurre!),  et nous présentera les réactions, tant individuelles que collectives, aux mutations qu'il connaîtra, d'une façon parfaitement crédible.  De ce point de vue (et d'autres) ce livre est une réussite.

Je hasarde l'idée qu'une des clés du roman se trouve dans ce paragraphe:
[…] c'est que cette histoire est une histoire insulaire. À ce titre, elle obéit à une structure comparable à celle de nos chants, ou plutôt de nos pièces de théâtre; je ne sais quel terme d'armique utiliser au juste. Tu dois savoir, ma hiératique, que ces spectacles, dans les peuplements, se déroulent toujours en deux fois: d'abord, les acteurs déclament l'histoire, qu'il s'agisse d'une fable, d'un récit historique ou d'une romance. C'est la partie principale du spectacle. Suit alors une sorte d'entracte musical qui marque la fin de ce premier acte, ce qu'on appelle l'uraupa. Mais la soirée ne se termine pas là. La pièce est rejouée; dans les villages, ce sont des enfants qui s'en chargent et qui improvisent; à Tanitamo, ce sont des comédiens dont c'est la spécialité. Bien sûr, ce n'est pas exactement la même pièce; l'idée est plutôt de la revisiter, de façon naïve et volontairement simpliste. On rit souvent lors de cette deuxième partie, mais pas toujours; il ne s'agit pas de faire succéder la comédie au drame, comme l'écrivent les continentaux qui ont pu assister à ces spectacles. Mais plutôt de passer du grandiose au trivial pour nous rappeler que nous ne sommes que des humains, et non les dieux et les héros de la première partie.

Ce n'est pas dépouiller le roman de son mystère que de révéler qu'il raconte sous la forme d'une longue lettre-testament (ce qui explique l'apostrophe qui vous a peut-être intrigués: tu dois savoir, ma hiératique) l'histoire d'une personne disparue qui, en l'espace de deux générations, est devenue une figure légendaire; il n'en néglige ni les scènes grandioses ou dramatiques ni les aspect triviaux (et la voix du vieux narrateur a quelque chose de celle d'un enfant éternel, qui revisiterait un conte un peu comme, après l'uraupa, cela se fait dans les villages).

Je ne suis pas seul à avoir été séduit par ce livre: Gromovar, le Wolfenheir, se demande; "Qui est Gémétous et pourquoi se confier à elle ?" Bonne question.
Anne, sur Un dernier livre avant la fin du monde, en parlait dès l'annonce de sa sortie (il est paru pendant le confinement! si vous ne le voyez pas sur la table, à présent encombrée, des dernières nouveautés, réclamez-le à votre libraire)  avec un enthousiasme communicatif.
Ai-je réussi à vous communiquer le mien? Je l'espère.




Claire Duvivier, Un long voyage
2020, éditions Aux forges de Vulcain
ISBN : 9782373050806

vendredi 24 juillet 2020

Kalpa Impérial: regarder un sablier (Angélica Gorodischer, 2; Ursula Le Guin, 10)


Celui qui regarde un sablier 
voit la dissolution d’un empire.
Jorge Luis Borges,  
Le Chiffre (La Cifra)

Donc cette ville avait des rois […]
Étaient-ils méchants? Non. Ils étaient rois.
Victor Hugo,  
La Ville Disparue, dans La Légende des Siècles


"Traduit dans le monde entier, notamment en anglais par Ursula K. Le Guin, ce chef-d'oeuvre inclassable fait songer au cycle de Gormenghast de Mervyn Peake ou aux Villes invisibles d'Italo Calvino.L'éditeur de ce recueil multiplie les comparaisons ( "une Doris Lessing argentine", "on songe à Alfred Jarry, à Italo calvino…") et nombre des ses lecteurs enthousiastes le suivent sur ce terrain, invoquant Borges, Kafka, Buzzatti…
Même Nébal, souverain de Nébalia, un empire qu'il a fondé et qu'il peuple à lui tout seul jusque dans ses moindres recoins (on peut donc supposer qu'il entend quelque chose à la conduite des empires), qui déborde d'enthousiasme pour ce roman, tombe un peu dans ce travers ("à la manière des Villes invisibles d’Italo Calvino"…)
Un blogueur qui ne mâche pas ses mots, Apophis  écrivait récemment (décrivant le même phénomène mais à propos d'un autre livre):
Franchement, il faut que les éditeurs, aussi bien anglo-saxons que français, arrêtent avec ce genre de marketing à la noix, parce qu’à force de prendre le consommateur pour un pigeon à coups de références prestigieuses fantaisistes, ce qui va finir par arriver est que la majorité va différer son achat en attendant qu’un courageux achète le livre en question et dise si ça ressemble bel et bien à l’auteur(e) majeur(e) X ou Y. Et devinez ce qui va se passer lorsque cela ne se révélera être que de la poudre aux yeux ?

La romancière, quant à elle, nous avait prévenus en toute simplicité, sur la page de son livre consacrée aux traditionnels "remerciements":
"Je suis profondément reconnaissante pour l'élan que m'ont donné Hans Christian Andersen, J. R. R. Tolkien et Italo Calvino, car sans leurs mots galvanisants ce livre n'aurait pas vu le jour."
Il est significatif que l'éditeur n'ait pas sauté sur l'occasion d'ajouter Andersen ni Tolkien (pourtant réputés bons vendeurs) à sa liste: si les noms que nous livre Gorodischer ont eu pour elle une importance particulière, ce ne sont pas ceux qui viendraient en premier à l'esprit du lecteur en découvrant le livre, et il aurait été à craindre, s'ils avaient été utilisés comme arguments publicitaires, qu'il y voie des "références prestigieuses fantaisistes".


Ceci dit, ils ne pensent sûrement pas à mal, tant les éditeurs que les lecteurs, en accumulant les comparaisons: chez Angélica Gorodischer, il y a bien un peu de tout ça, ici une situation à la Kafka, ici une formule à la Borges, là une péripétie burlesque à la Vance, là et là des surprises cruelles dignes d'Andersen, mais épars; et ce n'est pas une faiblesse parce que ce livre possède autre chose, en plus, en propre; une qualité particulière qui n'appartient qu'à lui (je n'ai pas lu d'autre livre de Gorodischer: je les attends avec curiosité - il vient d'en paraître un autre chez La Volte).

Vous voulez retrouver la fascination hallucinée pour le difforme et le dévoyé propre à Mervyn Peake? la délicatesse du souffleur de bulles Italo Calvino? la candide cruauté de la fée noire Tanith Lee? l'imbrication sans issue des cauchemars de Kafka? l'ironie sombre de Dino Buzzati? le vertige mémoriel de Gabriel Garcia Marquez? la bouffonne inventivité verbale de Jack Vance? la minutie érudite d'Umberto Eco? Hé bien, cherchez-les donc chez Peake, Calvino, Lee, Kafka, Buzzati, Marquez, Vance, Eco. Ne craignez rien, ils seront toujours là, immuables, où vous les aviez quittés. Chez Angélica Gorodischer, les sensations que vous avez appréciées chez tous ceux-ci, vous les retrouverez, mais dans un désordre savant: un peu comme si l'imagination de Calvino donnait soudain des ailes à une sèche description clinique de Kafka, ou comme si une accumulation pince-sans-rire de références érudites (ou pseudo-érudites) façon Borges ou Eco était travestie par Vance en refrain de chanson à boire.

On trouvera surement un oxymore bien senti pour la caractériser, cette chose, et dans le futur, vous pourrez lire au dos de romans pas encore écrits, œuvres de romanciers aujourd'hui au berceau: "on retrouve dans ces pages un peu de cette ampleur de vision révélée sur le ton du badinage qui fut la signature d'Angélica Gorodischer" (ou quelque chose d'approchant), et vous n'en serez pas surpris (les éditeurs n'abandonnent pas facilement les vieilles recettes qui marchent).

Puisqu'Angélica se plait à mettre en scène des personnages à la langue bien pendue, demandons à l'un d'eux (plus exactement l'une d'elles) ce qu'elle pense du processus créatif:
"Je savais aussi que les hommes ne pensent pas. Non, non, ne ris pas, ils ne pensent pas. De temps à autre il y en a un qui pense, c'est vrai et il le le dit et il l'écrit, et cela est si extraordinaire que personne ne l'oublie. Les gens assemblent ces fragments que d'autres ont pensé, comme ils peuvent, parfois sous une forme très opportune, parfois sous une forme très absurde, ils répètent une série de pensées d'autrui sans rapport avec une situation donnée et une autre série de pensées d'autrui dont le rapport n'est pas plus précis avec une autre situation donnée, et ils croient que ce sont eux qui pensent. Celui qui peut se rappeler et déformer le plus de pensées d'autrui afin de les adapter à autant de situations donne le sentiment d'être plus intelligent et les autres l'admirent."
Bien sûr, ne l'oublions pas, ce n'est pas là l'opinion d'Angélica Gorodischer mais celle d'une prêteuse sur gages à la morale élastique qu'une des nouvelles du recueil fait parler à la première personne; je n'ai cité cet extrait que pour vous prouver que dans Kalpa Impérial, ce que vous trouverez, outre les merveilles prévisibles: palais, dédales, parfums, joyaux, complots, batailles, ce sera un ton original, que nous qualifierons de très gorodischérien  (de préférence à "très angélique" qui pourrait causer une certaine confusion).

Plutôt qu'à un historien soucieux d'exactitude bibliographique, à un chroniqueur pointilleux sur les généalogies, Angélica Gorodischer laisse la parole à un (ou des) conteurs(s) professionnels. Le conteur de contes ne s'attarde pas sur le sort des empereurs, les nomme en passant (en général comme repères chronologiques ou pour fournir un élément de comparaison avec la longévité, la perversité ou les talents divers d'un autre personnage): Ylleädil le Grand (l'Empereur Guerrier) et Cheanoth Premier, Babbabred le Silencieux et Sebbredel le Malencontreux et n'oublions pas Idraüsse V qui fut un bon empereur, ce qui mérite une mention spéciale; et nous apprend en quelques mots, à l'occasion, qu'un tel devint fou, un autre fut empoisonné, un autre détrôné sans cérémonie; pour renforcer l'impression que l'Histoire de l'Empire se perd dans la nuit des temps, plutôt que des souverains elle énumère des dynasties: la dynastie (au nom impressionnant) des Trois Cents Rois et celle des Oròbeles, la dynastie des Hehvrontes et celle des Noöram, la dynastie des Kiautonor et celle des Jénningses… 
"Je vais maintenant vous parler de Blaggarde II le Tout-Ouïe, cet Empereur qui avait des rêves et des visions et entendait des voix qui sortaient des pierres et qui pour autant ne fut pas un mauvais gouvernant. Ou ce fut peut-être précisément parce qu'il avait des visions et entendait des voix qu'il ne  fut pas un mauvais gouvernant? Sacré problème, qu'un conteur de contes ne doit pas se sentir obligé de résoudre; alors poursuivons."

Et le conteur poursuit. Ce n'est pas d'une de ces Grandes Figures du bronze dont on fait les statues des places publiques qu'il avait envie de parler,  mais d'une de ces petites marionnettes jugées, par le marionnettiste, pas assez bonnes pour l'estrade,  et relevées, par un facétieux tour du destin, du caniveau où elles avaient été jetées pour être promues au rang d'épouvantail, d'icône ou d'étendard.

Conteur de contes. C'est le titre dont se parent les narrateurs (sont-ils plusieurs? N'y en a-t-il qu'un? Le doute est présent; il l'est aussi sur la fiabilité de leurs récits) de la plupart de ces chroniques.
 C'est un point de vue moderne, celui de notre époque obsédée par le storytelling, qu'a choisi Angélica Gorodischer: l'Empire est une idée, importe-t-il vraiment qu'il existe, ait existé ou doive exister? Ever ou never?
Dans notre futur, des aèdes, des trouvères, ou des mères-grands évoqueront au coin du feu les sept merveilles du passé (la Bastille qui fut Brise, les Grandes Sauces de Versailles, la Tour Effilée, l'arc du Triomphe des Étoiles, la statue de la Libertaire, la Station Spéciale Inerte-Atonale et la fameuse grande Muraille sur l'Échine du Dragon qu'on pouvait en ces temps prodigieux voir de la Lune).
À l'égal de la Victoire de Samothrace, on chantera celle que Gamera remporta sur Mothra ou encore Godzilla sur Mechagodzilla, et on rappellera que les héros des épopées d'alors furent Clargueibl, Kirkdaglass, Alandelon, Yeimsbon ou Yeimsdin.
Et nos descendants se demanderont, comme le fameux conteur de contes Philicadique, si l'Empire a jamais pris fin (à moins que, si le futur se met inopinément à cesser de ressembler au passé, ils ne demandent, perplexes: c'est quoi, grand-maman, un empire?).



Je ne suis pas tout seul à avoir aimé ce bouquin! 
Au cas où il vous faudrait plus d'arguments pour vous convaincre: outre Nébal, qui en parle non seulement très longuement mais très pertinemment,
tous gens de goût, n'en ont dit que du bien.

Si ça ne vous suffit pas, qu'est-ce qu'il vous faut?


Angélica GorodischerKalpa Impérial 
(Kalpa imperial
Ediciones Minotauro, Buenos Aires:
1983, La casa del poder,
1984, El imperio mas vasto), 
traduit en anglais par Ursula LeGuin 
(Kalpa Imperial: The Greatest Empire That Never Was, 
Northampton: Small Beer Press, 2003) 
IISBN-10: 1931520054
ISBN-13: 978-1931520058
traduit en français par Mathias de Breyne 
(Kalpa impérial
La Volte, collection : IMAGINAIRE, 2017)
ISBN-10: 2370490403
ISBN-13: 978-2370490407