mardi 24 décembre 2013

Ooooooooh ...


... it's this time of year again!



Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais moi ça me prend toujours par surprise (mais où est passé l'automne? Et où, l'été? Et le printemps? Et toute cette fameuse année 2013, en gros et en détail, elle est où? On n'est pas déjà en décembre, tout de même? Vraiment? Alors essayons de tirer le meilleur de ce qu'il en reste: je vous le souhaite de tout cœur!) 


Photo: MGM / United Artists

mardi 17 décembre 2013

La montée


La route me paraît familière, et, de fait, cette route rêvée a de nombreux points communs avec une route qu'éveillé j'ai parcourue des milliers de fois: les panneaux indicateurs rouillés, la voûte verte des branches sur la plus grande partie du chemin, la grande courbe contournant le contrefort de la colline après laquelle on aperçoit, au loin, pour la première fois, le village; puis nous bifurquons, nous quittons l'asphalte de la départementale pour un chemin de terre qui monte en pente de plus en plus raide. C'est là, aussi, que pour la première fois divergent le rêve et le souvenir: ce chemin, je suis sûr que c'est la première fois que nous le prenons. Un raccourci?
Sans surprise, je vois, au terme de la montée, 
les arbres s'espacer et le chemin raboteux déboucher sur une large allée cavalière bordée de cèdres. 

Au bout de l'allée, la maison.


Cette maison au bout de l'allée n'a pas plus d'existence diurne que le chemin de terre qui y mène; pourtant, dans les derniers instants du rêve le sentiment d'étrangeté qui a pu naître de ce mélange d’imaginations fantasques et de souvenirs précis  
s'efface devant cette certitude: 
nous sommes arrivés chez nous.


Photo: Martin Waldbauer,  tous droits réservés

samedi 14 décembre 2013

Bonsoir doux amour, comme disait Shakespeare


Murdered sleep
I just woke up from a dream in which I was a ghoul snacking on a severed head. Unfortunately, unbeknownst to me, the zombie apocalypse had happened and the head started screaming at me. 
It was actually kind of comical, but it hath murdered sleep, at least for the moment. 


Sommeil cou coupé
Je viens juste de faire un rêve dans lequel j'étais une goule et, en guise de snack, je me grignotais tranquillement une tête coupée.
Pas de chance, sans que personne ne m'ait prévenu, voilà la zombie apocalypse qui commence et la tête se met à me crier après. 
En fait, c'était plus drôle qu'autre chose, mais ça a tué le sommeil (comme aurait dit Shakespeare) au moins dans l'immédiat.

Vous venez de lire:
publié sur son blog 
Dispatches from Tanganyika


Comment rendre,  dans une traduction de la langue A vers la langue B, une allusion littéraire immanquable pour les lecteurs éduqués dans la langue A, mais qui pourrait très bien échapper aux lecteurs de langue B? Compte tenu du fait que ce genre d'allusion bateau sert en général un propos plus ou moins humoristique, convient-il de la rendre plus évidente en la glossant un peu, ou de la transposer par un poncif d'une équivalente notoriété dans la langue-cible (là j'ai testé les deux solutions)? Ou de laisser courir? Votre avis est le bienvenu.

Le lieu d’herbes


Car voici que je ferme les yeux, et que je vois devant moi, quoi? quelque chose de nullement peu distinct, mais de très proche et clairement perceptible. À ma gauche et à me droite des murs de très vielle pierre, se portant devant moi vers l‘horizon, pas très loin, sous un beau ciel bleu de jour d’été. Et entre ces murs et comme naissante sous mes pieds une étendue d’herbes plutôt sauvages et hautes, avec parfois des orties et, comme se dégageant de cette confusion, trois ou quatre roches éparses.


Rien d’autre, sauf qu’émane de tout ce que je vois en cet instant une impression de réalité très forte: j’ai le droit de parler ainsi car cette vision n’est pas un exemple que je viendrais d’inventer pour me faire entendre mais un événement que j’ai effectivement vécu, et même qui m’est familier. Je vois souvent ces pierres, ces herbes, et ma réaction, immédiate, est toujours la même: ce lieu existe, ou plutôt il est, et j’y suis, c’est mon ici, et me^me un ici sans le moindre ailleurs. Car y étant je n’imagine rien d’autre, rien même qui serait tout près au-delà de ces murs de gauche et de droite.
[…]
Le lieu d’herbes, je puis maintenant me dire que ce n’est rien d’autre en moi que le souvenir d’un de ces moments de l’enfance où une chose ou une situation se firent épiphanies, unité en passe de se retirer sous le revêtement conceptuel et se disant alors, se montrant. Peut-être que ces deux murs, ce bout de prairie entre eux, ces pierres au loin sous le ciel, m’avaient retenu, un jour d’autrefois, pour quelque raison en plus que leur pure et simple évidence, par exemple une parole alors dite, une personne présente là: émotions aujourd’hui oubliées mais qui peuvent leur faire place dans d’autres schèmes d’explication, par exemple ceux que la psychanalyse explore.
[…]
Il est donc une part de cette mémoire de la présence qui est la cause en nous de la sensibilité poétique, du projet de la poésie.
Le lieu d’herbes, le lac au loin
éditions Galilée, 2010
ISBN 978 2 7186 0822 8

mardi 10 décembre 2013

Valeur et sentiments


Comment procède-t-on pour charger un objet d’énergie magique et ainsi le transformer en mojo?
L’auteur de l’enchantement l’imprègne longuement de ses propres fluides corporels, sueur et, si possible, larmes.
Aspersions de diverses liqueurs fortes (les éclaboussures de café noir ne sont pas obligatoires, mais pas interdites non plus), fumigations de tabac et autres plantes sacrées complètent le processus.
Et puis, on lui donne un nom, comme à un filleul.

L’objet qui est à présent mis aux enchères ici, sur eBay, est passé par toutes les étapes de ce processus: saturée de fluide mesmérique, de pouvoir voodoo, de souvenirs, ou de quoi que ce soit qui imprègne les objets au passé chargé (on peut donner à ce quoi que ce soit le nom qu'on veut: la patine, par exemple), voici la machine à écrire sur laquelle, en 1988-1989, dans la chaleur moite de la Nouvelle-Orléans, a été écrit Lost Souls, premier grand succès de librairie de Poppy Z. Brite, et non le moins radical de ses livres.
Il s’agit d’une Smith-Corona électrique, bleue, achetée (neuve!) à Chapel Hill, Caroline du Nord, en 1979. Poppy avait douze ans, alors en fait c’est sa maman qui la lui a achetée. C’est bien l’écrivain, en revanche, qui lui a trouvé le petit nom qu’elle a gardé depuis:
La Bête Bleue
et qui a tapé dessus sans faiblir pendant dix fécondes années. Détrônée dans les années 90 par un ordinateur,  conservée pour sa valeur sentimentale, la Bête est proposée aujourd'hui comme objet de collection: elle est encore en état de marche, plus ou moins, il ne faut pas trop lui en demander. Parce que vous aimez bien les romans de Poppy Z. Brite, comme témoignage de cette ère révolue où les romans s’écrivaient sur des monstres de métal assez lourds pour lester un cadavre, comme conversation starter ou tout simplement comme serre-livres, pour espacer un peu les romans de vampires dont vos rayonnages sont déjà bien remplis? Les raisons de vouloir la posséder ne manquent pas.

The Blue Beast.

"This typewriter is being sold as a collectible. The power supply works, but I have not tried typing on it in many years. It has a lot of wear and tear, all inflicted by me, since I bought it new in 1979 and it has never been used by anyone else. It is somewhat sullied with the grime of the years, and I will be happy to clean it before shipping at your request; otherwise I will ship it as is, since many collectors prefer not to have such items cleaned or altered in any way."

Avantage collatéral: en enchérissant dessus, vous contribuerez dans la mesure de vos moyens à atténuer un peu les difficultés financières que connaît l’écrivain autrefois nommé Poppy Z. Brite, qui préfère à présent qu’on l’appelle Billy Martin, ou Doc Brite - ou Doc tout court, pour les amis - difficultés auxquelles l’écrivain a fait allusion plusieurs fois sur son blog (vous pouvez aussi rendre visite à sa boutique Etsy - original artwork & New Orleans voodoo supplies for sale! - pour vos achats de fin d’année).

Si vous voulez devenir légitimement propriétaire de ce puissant talisman, il vous reste quatre jours pour enchérir… non, déjà plus que trois, le temps passe vite.


Épilogue: à la clôture des enchères, la Bête Bleue est partie pour 355 dollars.


La photo de la Bête Bleue est © Poppy Z. Brite / Billy Martin.

jeudi 5 décembre 2013

Le réconfortant secret du Docteur Hitchcock


Edward Hitchcock (1793 – 1864),
géologue, botaniste et troisième President
de l'Amherst College (1845–1854),
auteur du Catalogue of the Plants
within Twenty Miles of Amherst
(1829)

On m'a offert il y a peu un cadeau qui m'a fait grand plaisir: le joli petit livre que Christian Bobin a consacré à Emily Dickinson: La Dame Blanche.
J'y lis ces lignes réconfortantes:

L’auteur d’un manuel sur les fleurs d’Amérique du Nord parle avec la même ardeur de l’innocence des ronces et de la sauvagerie du ciel où personne n’entre de son vivant. L’enthousiasme de ce jardinier visionnaire la séduit. « Quand j’étais petite et que des fleurs mouraient, j’ouvrais le livre du docteur Hitchcock. Cela me consolait de leur absence et m’assurait qu’elles vivaient encore. »

Comme vous pouvez le voir, Ernesto Gastaldi, qui écrivit pour Riccardo Freda le scénario du film fameux qui a répandu dans le public l’idée que le secret du docteur Hitchcock était effroyable a quelque peu  affabulé.

Vivent les livres qui réconfortent.

Apocynum androsaemifolium
(dog's bane )


Christian Bobin, La Dame blanche
Gallimard, 2007


Faute d'avoir trouvé sur le net une illustration 
du livre du docteur Hitchcock à vous montrer, 
j’ai mis, juste pour faire joli, une planche de l’American Medical Botany de James Bigelow, son contemporain et expert, lui aussi, de la flore du Massachussets, que j’ai empruntée à Bibliodissey 
(merci encore, Bibliodissey!); 
le portrait du bon docteur, quant à lui, provient de Wikimedia.

dimanche 1 décembre 2013

Monstration


Je suis en avance, sans doute: les gradins du cirque sont encore vides. Assis sur une banquette d’une rangée élevée, je baisse les yeux vers la piste. 
Le montreur de phénomènes aide l’homme-corail à enfiler son costume. 
Comme John Merrick, l’homme-éléphant, la merveille exotique est un pauvre homme dont l’ossature présente des déformations extrêmes, sans doute congénitales: un bras trop long et tordu, une jambe trop courte, une bosse d’une ampleur fantastique. Mais son imprésario estime que son apparence n’est pas encore assez étrange pour émerveiller le public, et lui impose le port d’une tenue de scène: un collant ajusté couleur chair, sur lequel on a fixé je ne sais comment (leur réalisme est surprenant: les y a-t-on cousus ou les y a-t-on fait pousser?) des appendices en forme de branchages, si touffus que de loin on dirait une masse de lichen, elle aussi de couleur chair. 
En fait, ce à quoi ce déguisement me fait penser, ce n’est pas vraiment à un buisson de corail, mais à un de ces succulents champignons qu’on appelle pied-de-mouton. À ma grande confusion, je réalise que cette mascarade de mauvais goût, au lieu de ma compassion pour sa victime, c’est mon appétit qu’elle éveille. 
Mais comment commander une bonne fricassée de pieds-de-mouton sous ce pauvre chapiteau? Comme la vie, le rêve est parfois injuste.

vendredi 29 novembre 2013

Rencontres manquées avec des princes


Les livres canoniques des chinois nous déçoivent souvent, car ils manquent du pathétique auquel la Bible nous a habitués. Tout à coup, dans leur cours raisonnable, une touche personnelle nous émeut. Celle-ci, par exemple, qu’enregistre le septième livre des Analectes de Confucius:
  Le Maître dit à ses élèves:
- Que je suis tombé bas! Il y a déjà longtemps que je ne vois plus dans mes rêves le prince de Tchou.

Ou celle-ci, du neuvième:
- Le phénix ne vient pas, aucun signe ne sort du fleuve. Je suis fini.
Le phénix chinois, dans 
Manuel de Zoologie fantastique



98 - Je n’ai pas rencontré l’Empereur Jaune, ni le fils aîné du prince de Golconde, mais un tout petit homme des forêts perdues dans le dernier continent sauvage de l’Ouest. Il vivait dans une cabane de branchages et élevait des coccinelles. Après la rivière qui bordait son terrain, il n’y avait plus que le vent.  Le vent et toujours le vent qu’il imitait en soufflant dans ses poings.


Frédérick Tristan: Brèves de rêves




Jorge-Luis Borges (avec Margarita Guerrero), 
Le phénix chinois, dans Manuel de Zoologie fantastique;
traduction de Gonzalo Estrada et Yves Péneau, Julliard, 1970

Frédérick Tristan: Brèves de rêves, Pierre Guillaume de Roux éditeur, 2012

dimanche 24 novembre 2013

Des racines et des ombres


C’est l’hiver et, comme il fallait 
s’y attendre, je suis seul.
Alberto Cedron
lettre à Julio Cortazar, 
janvier 2004


Le billet du 11 septembre dernier vous a intrigués (enfin, je suppose), et vous vous demandez où en est le projet de traduction française de La raiz del ombù, l’album de BD dont la couverture allait porter les signatures inattendues d’Alberto Cedron et Julio Cortazar, n’est-ce pas?
Hé bien ça y est, vous pouvez vous la procurer: au jour dit, l’album est sorti des presses, et on le trouve maintenant dans toutes les bonnes librairies.

Voilà à quoi il ressemble:

La racine de l'ombù, 2013, CMDE

Je ne vais pas vous raconter que c’est une révélation comparable à celles de Maus*, de Palestine** ou de Persépolis***: non, c’est un album malade, un convalescent couturé de cicatrices - les marques que lui a laissées son histoire mouvementée.
Son caractère composite saute aux yeux: Cedron a d’abord réalisé, dans l’isolement de son exil, des dessins eux aussi isolés, avant de demander à Cortazar de les « faire parler »: significativement, les dessins les plus forts ne sont pas ceux qui s’intègrent le mieux au projet narratif, et ce n’est pas dans les planches les plus efficaces (si l'on se place d’un "point de vue BD"), qu’on les trouve. Dans ces planches fidèles aux codes de la bande dessinée, qui correspondent à une parenthèse intimiste entre un prologue et un épilogue expressionnistes, des collages, intégrant (sur une suggestion de Cortazar? les différents textes donnés en annexe dans l’album ne nous en disent rien, c’est dommage) des photos de famille, voisinent avec des cases nostalgiques dont la technique évoque, de façon presque mimétique, le style des historietas de la fameuse revue Billiken**** qui occupait une place de choix dans les souvenirs d’enfance des deux co-auteurs.
Malgré tout quelque chose s’est perdu… pas dans la traduction de l’espagnol en français, de très bonne tenue, mais dans la transmission d’un exilé à l’autre, de l’aveu même de Cortazar:  « Face au chaos apparent, j’ai commencé à établir différentes combinaisons; soudain, je me suis vu comme expulsé des images, comme un intrus sur un territoire qui, quelques heures auparavant, m’avait accueilli simplement » raconte-t-il en avant-propos; plus loin il précise: «J’ai senti que je prenais un mauvais chemin si j’effectuais ce qu’Alberto m’avait demandé dans son propre égarement: un simple montage, une mise en ordre de toutes ces choses flanquées dans les dessins. Je l’ai appelé à Rome, je lui ai demandé de revenir et que cette fois, il me raconte, face à chaque planche, ce qui les avait fait naître. En l’espace d’une longue matinée et de quelques verres, on a enregistré ce qui était désormais le chemin à suivre, et j’ai su enfin que ma tâche ne consisterait qu’à matérialiser topographiquement ces allées et venues des souvenirs ».
Expulsé comme un intrus. C’est justement, dans l’album, le fil narratif ténu qui relie les images: l’histoire de l’expulsion d’un hôte indélicat, qui a voulu s’emparer de l’histoire d’un autre pour s’en servir à ses propres fins. Pour que tout le monde s’amuse, il faut bien en passer par la répartition des rôles, tout le monde ne peut pas faire Robin des bois, dans le jeu il faut aussi un shérif de Nottingham. Brave Julio, qui pour faire plaisir à Alberto a accepté de jouer le shérif, et de s’effacer derrière l’histoire de son ami, à la fin.

*Maus, de Art Spiegelman
**Palestine, de Joe Sacco
***Persépolis, de Marjane Satrapi
****Fondé dans les années 30 et paraissant sans interruption depuis (c’est un peu l’équivalent sud-américain de notre bon vieux Spirou), l’hebdomadaire pour enfants Billiken occupe une place toute particulière dans la mémoire des Argentins de la génération de Cedron et de Cortazar, qui y découvrirent des adaptations de romans d’Emilio Salgari, d’Alfred Assolant… et d'aventures de Superman; plus tard, dans les années 60-70, d’autres de leurs contemporains, eux aussi anciens lecteurs, Pratt, Zoppi, Breccia et Oesterheld y furent publiés.

(La raíz del ombú, 1977 - 1980) 
traduit par Mathias de Breyne,
CMDE, collection  La racine du maguey.


Illustration © Collectif des Métiers de l’Édition.

jeudi 7 novembre 2013

Choses pas vues, 5


Sur une grande route,
il n’est pas rare de voir une vague,
une vague toute seule,
une vague à part de l’océan.
Elle n’a aucune utilité, ne constitue pas un jeu.



C’est un cas de spontanéité magique.


Henri Michaux
Au pays de la magie 
dans Ailleurs (1948)

Photo: !!!!!


samedi 2 novembre 2013

Madame, rêve.



C’est le milieu de l’après-midi, je fais  du rangement dans mon disque dur, je crée un dossier, j’y range des textes disparates vaguement reliés par un vague projet, à présent trouver un nom pour le dossier:
documents divers?
Doc. div.?
Div. oct. 2013?
Roussel, Eiffel, etc.?
Alors que mes doigts sont suspendus au-dessus du clavier, voilà que survient un de ces minuscules épisodes de narcolepsie qui me surprennent parfois dans la journée.
Quand je rouvre les yeux, la fenêtre de saisie du dossier est remplie.

J’ai écrit: « Madame Dessard ».

C’est vraiment moi qui ai écrit ça?
Forcément, il n'y a personne d'autre.
Ai-je besoin de préciser que dans le fatras que j’ai rangé, il n’est question d’aucune dame, et que le nom de Dessard ne signifie rien pour moi? Le lecteur sensible l’a compris: je ne vois de rapport entre aucune de mes préoccupations actuelles et les quelques caractères que je viens de taper.
Alors je fais l’expérience d’une variété miniaturisée de panique: c’est nouveau, ça vient de sortir, à micro-rêve nano-panique.
Ai-je exécuté une série de mouvements réflexe, ou bien ai-je rêvé?
Je veux dire, fait un vrai rêve?
Je n’ai gardé aucun souvenir de ma brève perte de conscience, si j’ai rêvé, pendant ces quelques secondes Madame Dessard a peut-être vécu une vie d’aventures passionnantes ou une terne existence de chaisière avant de sombrer à jamais dans le néant, je ne le saurai jamais.

Bon, après tout, si le dossier a envie de s’appeler comme ça, grand bien lui fasse.

C’est même assez pratique: ce dossier-ci, je ne le confondrai avec aucun autre, désormais je le reconnaîtrai du premier coup d’œil, vous ne serez pas tout à fait oubliée, Madame Dessard.



Comme nous sommes au vingt-et-unième siècle et qu’il y a Internet, je lance une recherche sur le nom de DESSARD: j’apprends ainsi que chez les Dessard, le nombre de naissances est relativement stable depuis un siècle: la période 1891 - 1915 a vu naître 36 petits Dessard; de 1916 à 1940, ils furent 49; de 1941 à 1965, encore 49; de 1966 à 1990, 47.
Et ces bébés se portent assez bien:  181 personnes portant le patronyme Dessard, nées en France depuis 1890, vivent aujourd’hui dans 34 départements; parmi les noms les plus portés en France, Dessard figure au 53 471ème rang. 
Bien que ce soit dans le Maine-et-Loire  qu’on trouve les plus fortes concentrations de Dessard, ce serait la commune de Saligny-sur-Roudon, dans l’Allier, qui compterait le plus fort pourcentage de Dessard dans sa population.
Ou peut-être pas. 

Non, je ne vois toujours aucune connexion.
Si révélation il doit y avoir, 
ce sera pour une autre fois.


Grand merci à Monsieur Imaginos
qui m’a fort à propos incité à revenir sur la formulation,
initialement ambiguë, de cette note: 
nous lui souhaitons de doux rêves!

lundi 28 octobre 2013

Last Night I Said Goodbye to My Friend




satellite of love
satellite of love
satellite of love
satellite of 




satellite's gone
way up to Mars




Lou Reed     

Dessin : R.B.

jeudi 24 octobre 2013

Wednesday Dickinson


Ce mercredi, on inaugurait le site Emily Dickinson Archive.
Dans le monde physique, les archives d’Emily Dickinson sont dispersées entre plusieurs institutions et quelques collections privées; on peut désormais consulter sur ce site une large sélection des manuscrits conservés à la bibliothèque Houghton de l’université d’Harvard, à la bibliothèque Frost de l’Amherst College, à la Boston Public Library, à la bibliothèque du Congrès, dans la collection de l’American Antiquarian Society, à la bibliothèque Mortimer de l’université Smith, dans le Fonds Spécial de la bibliothèque de l’université Vassar et la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’université Yale.
Vous pourrez tourner ces pages virtuelles, lentement, précautionneusement comme vous feriez si vous aviez entre vos mains les vénérables cahiers cousus à la main (ce qui est une façon de dire que la procédure de consultation est un peu lente et compliquée, mais que c’est pas grave, quand on aime on ne regarde pas sa montre) et même les télécharger (les conditions d'utilisation sont indiquées ici) pour les admirer à loisir, en faire vos fonds d’écran, en tapisser vos murs, que sais-je? Je suis sûr que votre imagination est sans limite.

Emily Dickinson:
We do not play on Graves

Vous savez à présent quelle bonne fortune a fait que cette reproduction du manuscrit du poème  We do not play on Graves  qu’il y a seulement quinze jours vous avez pu lire ici, accompagnée de sa traduction par Claire Malroux, a pu venir agrémenter ce billet.

L’université de Harvard, qui assure cette mise en ligne, a choisi de se limiter aux 1789 poèmes figurant dans l’édition « officielle » de l’œuvre poétique d’Emily, et de laisser - provisoirement, on l’espère - de côté ce que les dickinsoniens appellent les  scraps, les nombreux fragments laissés sur des lambeaux de papier, des enveloppes, des emballages de chocolat (déjà!) - ou ceux qu’elle avait inclus dans des lettres - soit une bonne partie de sa production postérieure à 1875.

Mais les lecteurs fascinés par l’écriture d’Emily, et par les petits gribouillis qui l'accompagnaient parfois, pourront voir, au Drawing Center à Manhattan, une exposition de cinquante de ces  scraps : cette exposition, qui ouvrira en novembre, les mettra en parallèle avec quelques-uns des micro-écrits de Robert Walser, dont nous évoquions la fin mélancolique il y a quelques mois. It’s a small world.

Emily Dickinson:
We Talked With Each Other About Each Other


Dickinson / Walser: Pencil Sketches, exposition au Drawing Center New York, NY, du 15 novembre 2013 au 12 janvier 2014.
Et, si vous n'avez pas prévu de vous rendre prochainement à New York, le Centre Robert Walser de Berne expose aussi des microgrammes de Walser jusqu'en octobre 2014!

Illustrations: courtesy The Emily Dickinson Collection, 
Amherst College Archives and Special Collections.

mardi 22 octobre 2013

Le tunnel



- Je viendrais volontiers avec toi, mais est-ce qu'on va pouvoir…

- Entrer? Pas de problème, en passant par le tunnel.

Je me laisse guider par le garçon, un peu surpris tout de même. De quel tunnel parle-t-il? 
Et un peu sceptique aussi: va-t-il réellement être aussi facile que l'enfant semble le penser, de m'introduire dans l'internat où il étudie? N'y a-t-il pas de contrôle à l'entrée? 
Nous quittons le lacis de rues qui serpentent à flanc de colline et nous empruntons, entre deux immeubles, un passage que rien ne signale. Je m'attendais à un tunnel destiné à la circulation automobile, avec d'étroits trottoirs de chaque côté, comme il y en a plusieurs dans cette ville en pente; mais le passage au sol bétonné, qui s'insinue entre deux murs du même béton blanc, trop étroit pour que des véhicules soient autorisés à l'emprunter, est visiblement destiné à la circulation des seuls piétons. Après quelques tournants - apparemment le passage épouse les sinuosités du flanc de la colline - le ciel, tout à coup, devient immense. 
Nous marchions, depuis le début de notre conversation, entre de hauts immeubles, dans des rues encaissées; nous avons laissé ces hauts immeubles derrière nous, et nous avons atteint un espace dégagé, une sorte de chemin de crête entre deux collines couvertes de constructions serrées, qui paraissent à présent très loin: sans doute le terrain à cet endroit est-il trop accidenté pour qu'on y ait construit. Que peut-il y avoir de chaque côté des murs bas qui encadrent le passage? (on devine des toits d'appentis couverts de lierre, des buissons, des arbres… des jardins, des terrains vagues?) 
La rumeur de la ville, toujours présente, est devenue très lointaine, et il n'y a plus rien, devant, à droite, à gauche, que des murs aveugles et blancs, sous un grand ciel, devant lequel plus rien ne s'interpose. 
Voilà l'entrée du fameux tunnel: il s'ouvre dans un nouveau mur blanc.
Sous le ciel bleu, la lumière oblique de l'après midi découpe des ombres nettes comme dans une toile de Chirico. 
C'est beau. 
Une beauté si inattendue, si saisissante que je regrette de n'avoir rien pour en fixer le souvenir, et je me promets de revenir un jour à la même heure pour prendre des photos. 



Ça ressemblait un peu à ça.
Un peu seulement, mais un peu quand même.
En fait c'est ce que j'aurais dû voir, logiquement,
si, vers le milieu du tunnel,
je m'étais retourné,
sauf que dans le rêve, je
ne me retournais pas.


Le tunnel n'est pas très long, et débouche sur une volée de marches; la pente de la colline est de plus en plus forte, sur notre droite un bouquet de cèdres nous dérobe la vue de la suite du chemin, sur notre gauche la ville s'étend en contrebas, et devant nous, au pied d'un à-pic, un petit parc est planté d'autres cèdres. 
Un dernier tournant après les marches et le bosquet, et nous somme arrivés: nous sommes sur une terrasse assez étroite, l'à-pic derrière nous a des angles vifs qui suggèrent que nous sommes au bord d'une ancienne carrière, celle sans doute dont on a extrait les pierres de l'édifice blanc qui se dresse devant nous: la chapelle du collège, à la façade austère et presque aveugle (comme la façade de la chapelle de l'abbaye de saint-Victor qui domine le port de Marseille, elle évoque plus une forteresse qu'un sanctuaire). 
Un passage à gauche de la chapelle mène aux bâtiments du collège proprement dit, là où se trouve ce que mon jeune compagnon veut me montrer; mais auparavant, il a encore une autre surprise pour moi, à juger par le sourire malicieux qu'il m'adresse en appuyant sur un bouton à côté du portail fermé de la chapelle. 
Des projecteurs s'allument; sans aucun doute, ils doivent être destinés à mettre en valeur, à la nuit tombée, l'édifice, que certainement on doit voir de loin depuis la ville (étrange que je ne l'aie jamais remarqué).  
Bien qu'il fasse encore jour, le changement de lumière modifie profondément l'aspect de la façade, souligne ses creux, ses lézardes: la sobriété de l'architecture et la blancheur de la pierre pouvaient tromper sur l'âge du bâtiment, qui apparaît à présent dans toute son antiquité. Mais, en plus des projecteurs discrètement installés au bord de la terrasse, qui éclairent la façade de bas en haut, un projecteur plus petit, installé, lui, en hauteur, attire l'attention sur un détail peu visible: une dalle scellée bas dans la maçonnerie, tout près du sol,  porte une inscription en capitales latines. Une vieille inscription, peut-être plus vieille que l'édifice lui-même. Une dizaine de lignes, chacune précédée d'un symbole inscrit dans un cercle: des vers? Ou une liste de noms?
J'ai du mal à lire, tant la pierre est usée. Alors que mon jeune compagnon me sourit, certain de m'avoir fait plaisir, une association d'idées inattendue me passe par la tête: "C'est comme dans ce film de Terence Malick, où un garçon joue un rôle au début du film, et un autre rôle à la fin." 

Je dois l'admettre quand, l'instant d'après, je me réveille: je suis moins savant éveillé qu'endormi. Un film de Terence Malick, où un même jeune acteur joue un double rôle? Mais quel film?

Photographe: inconnu.

jeudi 17 octobre 2013

Il n’y a pas de chats


Si d’aventure vos pérégrinations vous amènent bientôt à New-York, vous aurez l’occasion de voir, au Metropolitan Museum où ils sont exposés jusqu’en Janvier, à quoi ressemblaient, pour de vrai, ces dessins  de Balthus - ou plutôt, de Baltusz, car c’est ainsi que Balthazar Klossowski les signa - qui impressionnèrent tant Rainer Maria Rilke, quand il les vit à Sierre, en 1920, peu après avoir fait la connaissance de Baladine Klossowska et de ses enfants Pierre et Balthazar, qu’il insista pour qu’ils soient publiés en un petit volume:  Mitsou (l’aventure ainsi racontée avait eu lieu deux ans plus tôt: Balthazar avait dix ans).

« Personne ne peut comprendre ce que représentent 
ces premiers dessins pour moi.
 Seul Rilke l’avait pressenti. » 
(Balthus, 1998)

La plaquette qui en constitue l’édition originale fut tirée à quelques centaines d’exemplaires par Rotapfel Verlag (les Éditions de la Pomme Rouge) à Zurich: par la suite le Balthazar qui s’autoportraiturait dans cette suite de dessins en petit garçon aux joues rondes devint un monsieur grand et maigre, il peignit beaucoup de chats et de petites filles aux joues comme des pommes, et il les signa Balthus. Aussi l’exposition actuelle s’appelle-t-elle: Balthus: Cats and Girls: on peut y voir, outre les encres de Chine de Mitsou, des dessins et des toiles datant de toutes les époques de sa longue carrière.


Balthus, Le Roi des Chats, 1935
"Le chat serait au peintre ce que le miroir serait à la peinture:
une sorte d'emblème, une signature
d'autant plus insistante qu'elle est plus secrète"
Jean Clair,
catalogue de l'exposition Balthus
 au musée national d'art moderne (1984)

Et c’est la commissaire de cette exposition, Sabine Rewald, une des curators du Met, qui a retrouvé les originaux de Mitsou, qu’on a longtemps supposés perdus, chez les héritiers de Rilke. Il n’est pas surprenant que Rilke ait si soigneusement rangé les dessins de son ami Balthazar qu’on ne les ait retrouvés qu’en cherchant bien: il avait pris très au sérieux le travail, qu’il avait décidé d’assumer pour ce mince volume, de directeur éditorial et surtout de préfacier. 
Qui ne souhaiterait pas qu’on écrive pour ses dessins une préface pareille? 


la vie + un chat

Qui connaît les chats? Se peut-il, par exemple, que vous prétendiez les connaître? J'avoue que, pour moi, leur existence ne fut jamais qu'une hypothèse passablement risquée.



Voilà l’histoire. L’artiste l’a mieux racontée que moi. Que me reste-t-il à dire encore? Peu. 
Trouver une chose, c'est toujours amusant; un moment avant elle n'y était pas encore. 



Mais trouver un chat: c'est inouï! Car ce chat, convenez-en, n'entre pas tout à fait dans votre vie, comme ferait, par exemple, un jouet quelconque; tout en vous appartenant maintenant, il reste un peu en dehors, et cela fait toujours:


la vie + un chat, 

ce qui donne, je vous assure, 
une somme énorme.


Perdre une chose, c’est bien triste. 
Il est à supposer qu’elle se trouve mal, qu’elle se casse quelque part, qu’elle finit dans la déchéance. 
Mais perdre un chat; non! ce n’est pas permis; jamais personne n’a perdu un chat.


Peut-on perdre un chat, une chose vivante, une vie? Mais perdre une vie: c’est la mort! Eh bien, c’est la mort. 
Trouver. 
Perdre. 
Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte? Ce n’est pas simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle - assez maladroitement, j’en conviens - la possession.



Or la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez; elle l’affirme; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
[...] Vous l’avez senti d’ailleurs, Baltusz; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage.



[...] Pour ceux cependant qui vous verront toujours éploré au bout de votre ouvrage, j’ai composé la première partie - un peu fantaisiste - de cette préface. Pour pouvoir leur dire à la fin: 
« Tranquillisez-vous: 
Je suis. Baltusz existe. 
Notre monde est bien solide. 

Il n’y a pas de chats. »


Au château de Berg-am-Irchel, 
en novembre 1920, 
Rainer Maria Rilke.

Il existe plusieurs éditions françaises de Mitsou:
Mitsou, quarante images par Baltusz, 
préface de Rainer Maria Rilke, 
librairie Séguier, 1988 ISBN 2-906284-90-4

Rainer Maria Rilke: Lettres à un jeune peintre, suivi de Mitsou
Somogy /Archimbaud, 1998 ISBN 2-85056-334-X
réédité  aux éditions Rivages,
2002 ISBN 2-7436-0877-3 
en collection de poche (Mitsou)
2002 ISBN  2-7436-1763-2

dimanche 13 octobre 2013

Débarquements silencieux


Notre aventureuse Algésiras embarque aujourd’hui pour un voyage vers un des bouts du monde - un de ces endroits qu’il est convenu de qualifier de « destination de rêve ». 
Je lui souhaite le plus agréable des séjours, mais je sens qu’il est de mon devoir de la mettre en garde: 
ILS sont partout! 


partout, du moins, où se rencontrent des points de passage, des zones de transit entre le rêve et la réalité,  comme en témoigne cette photographie prise dans le quartier de Kyobashi à Tokyo,
ville rêveuse 
si elle n'est pas ville de rêve.

Ce message peut sembler un peu cryptique, mais soyez sans inquiétude: elle saura le déchiffrer, elle sait de quoi je parle.

Photo: tous droits réservés pour toutes planètes 
(y compris celles de la Zone des Confins)

lundi 7 octobre 2013

Slant


Les poèmes d'Emily Dickinson n'ont pas de titres.


We do not play on Graves -
Because there isn't Room
Besides - it isn't even - it slants
And People come -

And put a Flower on it -
And hang their faces so -
We're fearing that their Hearts will drop -
And crush our pretty play

And so we move as far 
As Enemies - away -
Just looking round to see how far 
It is - occasionally - 

Emily Dickinson (467, cahier 26)

It slants.


On ne joue pas sur les Tombes -
Parce que la Place manque -
En plus - ce n'est pas plat - mais en pente
Et des Gens viennent

Y déposer quelque Fleur -
Et leur mine est si allongée -
On a peur que leur Cœur ne tombe -
Et n'écrase nos jolis jeux -

On s'éloigne donc
Autant - qu'un Ennemi
En se retournant - De temps à autre -
Pour jauger la distance.

poèmes 1861 - 1864, José Corti
 Traduction de Claire Malroux



Dans les écrits d’Emily Dickinson, il n’y a pas d’interrogations rhétoriques. Toute question appelle une réponse pragmatique:
la littérature prodigue en métaphores et en allégories dont avait été nourrie Emily (Shakespeare, Spenser, Milton, Bunyan...) a-t-elle, au fil des siècles, fait de l’Espoir une créature de peu de substance, qui n'est plus ailée que de translucides majuscules ?  Emily veillera à ce qu’elle ait un perchoir pour y lisser ses plumes, et lui gardera en réserve - même si elle ne demande rien: juste en cas - une petite provision de miettes.

Dame en Blanc une fleur au bout des doigts, ou petite fille à la recherche d’un endroit tranquille - et bien plat - pour y déployer avec ses amies les fastes de fragiles dînettes de pétales et de coquilles de noix, l'une comme l'autre, partant des mêmes observations, parviennent, par des chemins différents mais avec la même rigueur logique, à la même conclusion: c'est joli, cette prairie fleurie de pierres blanches toutes biscornues, mais, à présent qu'on en a fait le tour, on ne va pas s 'y attarder, on va chercher plus loin.

Levant les yeux du gros recueil de poèmes, le lecteur ne saura pas à laquelle des deux appartient la petite silhouette en blanc qui s'éloigne au bout de l'allée.

Nous, nous serons loin et - tant pis, cette fois, pour la dînette - la main en visière sur notre front pour mieux jauger la distance - how far it is - , on aura l'air qu'on fait semblant qu'on serait des indiens.



« Tell all the Truth, but tell it slant. »  E. D.

Photo: R. B.

mardi 1 octobre 2013

Un bel morir tutta una vita onora



Garde ce caillou poli. A l’heure de ta mort tu pourras le caresser dans la paume de ta main et mettre ainsi en fuite les ombres de ces lamentables erreurs dont la somme ôte tout sens possible à ta vaine existence.
Álvaro Mutis,
25 août 1923 - 22 septembre 2013.

La neige de l’amiral,
(La Nieve del Almirante, 1986)
  Traduit de l'espagnol par Annie Morvan
Éditions Messinger (L'air d’autan), 1989
Éditions Grasset (Les Cahiers rouges), 1992

Photo: R. B.

samedi 28 septembre 2013

Plus lucide qu'aucun autre


Jerzy Ficowski, lycéen, ajusta une plume neuve à son porte-plume, rassembla tout son courage (l'apanage de la jeunesse) et écrivit la lettre que déjà depuis la veille il composait dans sa tête.
"J'avais pu me procurer par hasard l'adresse de Schulz, et c'est avec toute l'exaltation et la naïveté d'un garçon de dix-huit ans que je lui ai écrit. Je lui disais que, même si ce n'était pas important pour lui, il fallait qu'il sache qu'il existait quelqu'un, moi, pour qui  Les Boutiques de cannelle  constituaient une source permanente d'enchantement, une véritable révélation, que j'avais honte d'avoir ignoré à ce point "le plus grand écrivain de notre temps"*  -  et qu'il ne fallait surtout pas rejeter la dévotion que lui vouait un jeune homme inconnu. J'y ai ajouté quelques questions, des remerciements chaleureux, tout en espérant timidement recevoir un jour une réponse".
On était en 1942. Envoyée à une adresse déjà périmée, la lettre ne reçut pas de réponse. Son destinataire, lui, n'avait plus que quelques semaines à vivre. Jerzy Ficowski ne rencontra jamais Bruno Schulz.



Mon non-sauvé


Depuis tant d'années

au-dessus des poutres de ma mezzanine
entre le plafond et le vestibule
luit une lumière éternelle de 25 watts
obscurcie par les crottes de mouches
derrière une barricade de vieux imprimés


Il est là-haut il remonte sa montre

il ne chasse pas les araignées il dort



Il a déjà traduit tous les nœuds du bois

le crépi couvre peu à peu son ombre immobile
il s'absente parfois même
après l'heure du couvre-feu
il se promène à Haïderabad
il entr'ouvre une à une les veines du bois
il s'enfonce dans le bois de plus en plus bois de plus en plus ancien

 
Mon rêve aujourd'hui a frappé chez lui
Toc toc toc contre le bois brut

Cher Bruno ça y est on peut
descendez donc

Et lui cependant il attend l'inespérable
il ne peut entendre mon rêve
lui qui n'est personne
plus lucide qu'aucun autre
il le sait
il n'y a ni mezzanine
ni lumière
ni moi

traduit par Jacques Burko

Poème placé en exergue de la biographie de Schulz par Ficowski,  "Bruno Schulz - Les régions de la Grande Hérésie", édition définitive 2002. Traduit du polonais par Margot Carlier, éditions Noir sur Blanc, 2004

* référence à la présentation par Zofia Nalkowska du premier recueil de Schulz

Photo: R. B.