lundi 28 octobre 2013

Last Night I Said Goodbye to My Friend




satellite of love
satellite of love
satellite of love
satellite of 




satellite's gone
way up to Mars




Lou Reed     

Dessin : R.B.

jeudi 24 octobre 2013

Wednesday Dickinson


Ce mercredi, on inaugurait le site Emily Dickinson Archive.
Dans le monde physique, les archives d’Emily Dickinson sont dispersées entre plusieurs institutions et quelques collections privées; on peut désormais consulter sur ce site une large sélection des manuscrits conservés à la bibliothèque Houghton de l’université d’Harvard, à la bibliothèque Frost de l’Amherst College, à la Boston Public Library, à la bibliothèque du Congrès, dans la collection de l’American Antiquarian Society, à la bibliothèque Mortimer de l’université Smith, dans le Fonds Spécial de la bibliothèque de l’université Vassar et la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’université Yale.
Vous pourrez tourner ces pages virtuelles, lentement, précautionneusement comme vous feriez si vous aviez entre vos mains les vénérables cahiers cousus à la main (ce qui est une façon de dire que la procédure de consultation est un peu lente et compliquée, mais que c’est pas grave, quand on aime on ne regarde pas sa montre) et même les télécharger (les conditions d'utilisation sont indiquées ici) pour les admirer à loisir, en faire vos fonds d’écran, en tapisser vos murs, que sais-je? Je suis sûr que votre imagination est sans limite.

Emily Dickinson:
We do not play on Graves

Vous savez à présent quelle bonne fortune a fait que cette reproduction du manuscrit du poème  We do not play on Graves  qu’il y a seulement quinze jours vous avez pu lire ici, accompagnée de sa traduction par Claire Malroux, a pu venir agrémenter ce billet.

L’université de Harvard, qui assure cette mise en ligne, a choisi de se limiter aux 1789 poèmes figurant dans l’édition « officielle » de l’œuvre poétique d’Emily, et de laisser - provisoirement, on l’espère - de côté ce que les dickinsoniens appellent les  scraps, les nombreux fragments laissés sur des lambeaux de papier, des enveloppes, des emballages de chocolat (déjà!) - ou ceux qu’elle avait inclus dans des lettres - soit une bonne partie de sa production postérieure à 1875.

Mais les lecteurs fascinés par l’écriture d’Emily, et par les petits gribouillis qui l'accompagnaient parfois, pourront voir, au Drawing Center à Manhattan, une exposition de cinquante de ces  scraps : cette exposition, qui ouvrira en novembre, les mettra en parallèle avec quelques-uns des micro-écrits de Robert Walser, dont nous évoquions la fin mélancolique il y a quelques mois. It’s a small world.

Emily Dickinson:
We Talked With Each Other About Each Other


Dickinson / Walser: Pencil Sketches, exposition au Drawing Center New York, NY, du 15 novembre 2013 au 12 janvier 2014.
Et, si vous n'avez pas prévu de vous rendre prochainement à New York, le Centre Robert Walser de Berne expose aussi des microgrammes de Walser jusqu'en octobre 2014!

Illustrations: courtesy The Emily Dickinson Collection, 
Amherst College Archives and Special Collections.

mardi 22 octobre 2013

Le tunnel



- Je viendrais volontiers avec toi, mais est-ce qu'on va pouvoir…

- Entrer? Pas de problème, en passant par le tunnel.

Je me laisse guider par le garçon, un peu surpris tout de même. De quel tunnel parle-t-il? 
Et un peu sceptique aussi: va-t-il réellement être aussi facile que l'enfant semble le penser, de m'introduire dans l'internat où il étudie? N'y a-t-il pas de contrôle à l'entrée? 
Nous quittons le lacis de rues qui serpentent à flanc de colline et nous empruntons, entre deux immeubles, un passage que rien ne signale. Je m'attendais à un tunnel destiné à la circulation automobile, avec d'étroits trottoirs de chaque côté, comme il y en a plusieurs dans cette ville en pente; mais le passage au sol bétonné, qui s'insinue entre deux murs du même béton blanc, trop étroit pour que des véhicules soient autorisés à l'emprunter, est visiblement destiné à la circulation des seuls piétons. Après quelques tournants - apparemment le passage épouse les sinuosités du flanc de la colline - le ciel, tout à coup, devient immense. 
Nous marchions, depuis le début de notre conversation, entre de hauts immeubles, dans des rues encaissées; nous avons laissé ces hauts immeubles derrière nous, et nous avons atteint un espace dégagé, une sorte de chemin de crête entre deux collines couvertes de constructions serrées, qui paraissent à présent très loin: sans doute le terrain à cet endroit est-il trop accidenté pour qu'on y ait construit. Que peut-il y avoir de chaque côté des murs bas qui encadrent le passage? (on devine des toits d'appentis couverts de lierre, des buissons, des arbres… des jardins, des terrains vagues?) 
La rumeur de la ville, toujours présente, est devenue très lointaine, et il n'y a plus rien, devant, à droite, à gauche, que des murs aveugles et blancs, sous un grand ciel, devant lequel plus rien ne s'interpose. 
Voilà l'entrée du fameux tunnel: il s'ouvre dans un nouveau mur blanc.
Sous le ciel bleu, la lumière oblique de l'après midi découpe des ombres nettes comme dans une toile de Chirico. 
C'est beau. 
Une beauté si inattendue, si saisissante que je regrette de n'avoir rien pour en fixer le souvenir, et je me promets de revenir un jour à la même heure pour prendre des photos. 



Ça ressemblait un peu à ça.
Un peu seulement, mais un peu quand même.
En fait c'est ce que j'aurais dû voir, logiquement,
si, vers le milieu du tunnel,
je m'étais retourné,
sauf que dans le rêve, je
ne me retournais pas.


Le tunnel n'est pas très long, et débouche sur une volée de marches; la pente de la colline est de plus en plus forte, sur notre droite un bouquet de cèdres nous dérobe la vue de la suite du chemin, sur notre gauche la ville s'étend en contrebas, et devant nous, au pied d'un à-pic, un petit parc est planté d'autres cèdres. 
Un dernier tournant après les marches et le bosquet, et nous somme arrivés: nous sommes sur une terrasse assez étroite, l'à-pic derrière nous a des angles vifs qui suggèrent que nous sommes au bord d'une ancienne carrière, celle sans doute dont on a extrait les pierres de l'édifice blanc qui se dresse devant nous: la chapelle du collège, à la façade austère et presque aveugle (comme la façade de la chapelle de l'abbaye de saint-Victor qui domine le port de Marseille, elle évoque plus une forteresse qu'un sanctuaire). 
Un passage à gauche de la chapelle mène aux bâtiments du collège proprement dit, là où se trouve ce que mon jeune compagnon veut me montrer; mais auparavant, il a encore une autre surprise pour moi, à juger par le sourire malicieux qu'il m'adresse en appuyant sur un bouton à côté du portail fermé de la chapelle. 
Des projecteurs s'allument; sans aucun doute, ils doivent être destinés à mettre en valeur, à la nuit tombée, l'édifice, que certainement on doit voir de loin depuis la ville (étrange que je ne l'aie jamais remarqué).  
Bien qu'il fasse encore jour, le changement de lumière modifie profondément l'aspect de la façade, souligne ses creux, ses lézardes: la sobriété de l'architecture et la blancheur de la pierre pouvaient tromper sur l'âge du bâtiment, qui apparaît à présent dans toute son antiquité. Mais, en plus des projecteurs discrètement installés au bord de la terrasse, qui éclairent la façade de bas en haut, un projecteur plus petit, installé, lui, en hauteur, attire l'attention sur un détail peu visible: une dalle scellée bas dans la maçonnerie, tout près du sol,  porte une inscription en capitales latines. Une vieille inscription, peut-être plus vieille que l'édifice lui-même. Une dizaine de lignes, chacune précédée d'un symbole inscrit dans un cercle: des vers? Ou une liste de noms?
J'ai du mal à lire, tant la pierre est usée. Alors que mon jeune compagnon me sourit, certain de m'avoir fait plaisir, une association d'idées inattendue me passe par la tête: "C'est comme dans ce film de Terence Malick, où un garçon joue un rôle au début du film, et un autre rôle à la fin." 

Je dois l'admettre quand, l'instant d'après, je me réveille: je suis moins savant éveillé qu'endormi. Un film de Terence Malick, où un même jeune acteur joue un double rôle? Mais quel film?

Photographe: inconnu.

jeudi 17 octobre 2013

Il n’y a pas de chats


Si d’aventure vos pérégrinations vous amènent bientôt à New-York, vous aurez l’occasion de voir, au Metropolitan Museum où ils sont exposés jusqu’en Janvier, à quoi ressemblaient, pour de vrai, ces dessins  de Balthus - ou plutôt, de Baltusz, car c’est ainsi que Balthazar Klossowski les signa - qui impressionnèrent tant Rainer Maria Rilke, quand il les vit à Sierre, en 1920, peu après avoir fait la connaissance de Baladine Klossowska et de ses enfants Pierre et Balthazar, qu’il insista pour qu’ils soient publiés en un petit volume:  Mitsou (l’aventure ainsi racontée avait eu lieu deux ans plus tôt: Balthazar avait dix ans).

« Personne ne peut comprendre ce que représentent 
ces premiers dessins pour moi.
 Seul Rilke l’avait pressenti. » 
(Balthus, 1998)

La plaquette qui en constitue l’édition originale fut tirée à quelques centaines d’exemplaires par Rotapfel Verlag (les Éditions de la Pomme Rouge) à Zurich: par la suite le Balthazar qui s’autoportraiturait dans cette suite de dessins en petit garçon aux joues rondes devint un monsieur grand et maigre, il peignit beaucoup de chats et de petites filles aux joues comme des pommes, et il les signa Balthus. Aussi l’exposition actuelle s’appelle-t-elle: Balthus: Cats and Girls: on peut y voir, outre les encres de Chine de Mitsou, des dessins et des toiles datant de toutes les époques de sa longue carrière.


Balthus, Le Roi des Chats, 1935
"Le chat serait au peintre ce que le miroir serait à la peinture:
une sorte d'emblème, une signature
d'autant plus insistante qu'elle est plus secrète"
Jean Clair,
catalogue de l'exposition Balthus
 au musée national d'art moderne (1984)

Et c’est la commissaire de cette exposition, Sabine Rewald, une des curators du Met, qui a retrouvé les originaux de Mitsou, qu’on a longtemps supposés perdus, chez les héritiers de Rilke. Il n’est pas surprenant que Rilke ait si soigneusement rangé les dessins de son ami Balthazar qu’on ne les ait retrouvés qu’en cherchant bien: il avait pris très au sérieux le travail, qu’il avait décidé d’assumer pour ce mince volume, de directeur éditorial et surtout de préfacier. 
Qui ne souhaiterait pas qu’on écrive pour ses dessins une préface pareille? 


la vie + un chat

Qui connaît les chats? Se peut-il, par exemple, que vous prétendiez les connaître? J'avoue que, pour moi, leur existence ne fut jamais qu'une hypothèse passablement risquée.



Voilà l’histoire. L’artiste l’a mieux racontée que moi. Que me reste-t-il à dire encore? Peu. 
Trouver une chose, c'est toujours amusant; un moment avant elle n'y était pas encore. 



Mais trouver un chat: c'est inouï! Car ce chat, convenez-en, n'entre pas tout à fait dans votre vie, comme ferait, par exemple, un jouet quelconque; tout en vous appartenant maintenant, il reste un peu en dehors, et cela fait toujours:


la vie + un chat, 

ce qui donne, je vous assure, 
une somme énorme.


Perdre une chose, c’est bien triste. 
Il est à supposer qu’elle se trouve mal, qu’elle se casse quelque part, qu’elle finit dans la déchéance. 
Mais perdre un chat; non! ce n’est pas permis; jamais personne n’a perdu un chat.


Peut-on perdre un chat, une chose vivante, une vie? Mais perdre une vie: c’est la mort! Eh bien, c’est la mort. 
Trouver. 
Perdre. 
Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte? Ce n’est pas simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle - assez maladroitement, j’en conviens - la possession.



Or la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez; elle l’affirme; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
[...] Vous l’avez senti d’ailleurs, Baltusz; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage.



[...] Pour ceux cependant qui vous verront toujours éploré au bout de votre ouvrage, j’ai composé la première partie - un peu fantaisiste - de cette préface. Pour pouvoir leur dire à la fin: 
« Tranquillisez-vous: 
Je suis. Baltusz existe. 
Notre monde est bien solide. 

Il n’y a pas de chats. »


Au château de Berg-am-Irchel, 
en novembre 1920, 
Rainer Maria Rilke.

Il existe plusieurs éditions françaises de Mitsou:
Mitsou, quarante images par Baltusz, 
préface de Rainer Maria Rilke, 
librairie Séguier, 1988 ISBN 2-906284-90-4

Rainer Maria Rilke: Lettres à un jeune peintre, suivi de Mitsou
Somogy /Archimbaud, 1998 ISBN 2-85056-334-X
réédité  aux éditions Rivages,
2002 ISBN 2-7436-0877-3 
en collection de poche (Mitsou)
2002 ISBN  2-7436-1763-2

dimanche 13 octobre 2013

Débarquements silencieux


Notre aventureuse Algésiras embarque aujourd’hui pour un voyage vers un des bouts du monde - un de ces endroits qu’il est convenu de qualifier de « destination de rêve ». 
Je lui souhaite le plus agréable des séjours, mais je sens qu’il est de mon devoir de la mettre en garde: 
ILS sont partout! 


partout, du moins, où se rencontrent des points de passage, des zones de transit entre le rêve et la réalité,  comme en témoigne cette photographie prise dans le quartier de Kyobashi à Tokyo,
ville rêveuse 
si elle n'est pas ville de rêve.

Ce message peut sembler un peu cryptique, mais soyez sans inquiétude: elle saura le déchiffrer, elle sait de quoi je parle.

Photo: tous droits réservés pour toutes planètes 
(y compris celles de la Zone des Confins)

lundi 7 octobre 2013

Slant


Les poèmes d'Emily Dickinson n'ont pas de titres.


We do not play on Graves -
Because there isn't Room
Besides - it isn't even - it slants
And People come -

And put a Flower on it -
And hang their faces so -
We're fearing that their Hearts will drop -
And crush our pretty play

And so we move as far 
As Enemies - away -
Just looking round to see how far 
It is - occasionally - 

Emily Dickinson (467, cahier 26)

It slants.


On ne joue pas sur les Tombes -
Parce que la Place manque -
En plus - ce n'est pas plat - mais en pente
Et des Gens viennent

Y déposer quelque Fleur -
Et leur mine est si allongée -
On a peur que leur Cœur ne tombe -
Et n'écrase nos jolis jeux -

On s'éloigne donc
Autant - qu'un Ennemi
En se retournant - De temps à autre -
Pour jauger la distance.

poèmes 1861 - 1864, José Corti
 Traduction de Claire Malroux



Dans les écrits d’Emily Dickinson, il n’y a pas d’interrogations rhétoriques. Toute question appelle une réponse pragmatique:
la littérature prodigue en métaphores et en allégories dont avait été nourrie Emily (Shakespeare, Spenser, Milton, Bunyan...) a-t-elle, au fil des siècles, fait de l’Espoir une créature de peu de substance, qui n'est plus ailée que de translucides majuscules ?  Emily veillera à ce qu’elle ait un perchoir pour y lisser ses plumes, et lui gardera en réserve - même si elle ne demande rien: juste en cas - une petite provision de miettes.

Dame en Blanc une fleur au bout des doigts, ou petite fille à la recherche d’un endroit tranquille - et bien plat - pour y déployer avec ses amies les fastes de fragiles dînettes de pétales et de coquilles de noix, l'une comme l'autre, partant des mêmes observations, parviennent, par des chemins différents mais avec la même rigueur logique, à la même conclusion: c'est joli, cette prairie fleurie de pierres blanches toutes biscornues, mais, à présent qu'on en a fait le tour, on ne va pas s 'y attarder, on va chercher plus loin.

Levant les yeux du gros recueil de poèmes, le lecteur ne saura pas à laquelle des deux appartient la petite silhouette en blanc qui s'éloigne au bout de l'allée.

Nous, nous serons loin et - tant pis, cette fois, pour la dînette - la main en visière sur notre front pour mieux jauger la distance - how far it is - , on aura l'air qu'on fait semblant qu'on serait des indiens.



« Tell all the Truth, but tell it slant. »  E. D.

Photo: R. B.

mardi 1 octobre 2013

Un bel morir tutta una vita onora



Garde ce caillou poli. A l’heure de ta mort tu pourras le caresser dans la paume de ta main et mettre ainsi en fuite les ombres de ces lamentables erreurs dont la somme ôte tout sens possible à ta vaine existence.
Álvaro Mutis,
25 août 1923 - 22 septembre 2013.

La neige de l’amiral,
(La Nieve del Almirante, 1986)
  Traduit de l'espagnol par Annie Morvan
Éditions Messinger (L'air d’autan), 1989
Éditions Grasset (Les Cahiers rouges), 1992

Photo: R. B.