vendredi 30 août 2013

Un spectacle magnifique


Je ne sais pas ce qu’il en est chez vous, mais là où j’habite l’automne insiste lourdement pour commencer en avance, prétextant qu’il faudrait "rattraper le temps perdu par l’été qui a commencé en retard", qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre. On est pourtant dans l'année du Serpent, un animal censé apprécier la chaleur?  J ‘essaie donc d'attirer l'attention du Serpent Céleste en exhumant un fragment d'un de ces textes que Hanns Heinz Ewers appela des Sommermärchen, "contes d'été".


Il s'arrêta une fois. 
Il venait d'apercevoir tout près de lui deux 
couleuvres immenses. 
Ces animaux d'ordinaire si farouches ne semblaient pas avoir remarqué sa présence, tout occupés à leurs ébats. La femelle s'enfuit à travers les buissons et les rocailles, poursuivie par le mâle. 
Soudain elle fit volte-face, se dressa, droite comme un I, pencha la tête en arrière et darda sa langue en direction du mâle. Ce dernier s'enroula autour d'elle; 
il ondoyait, étreignait tout le corps de la femelle 
qui tremblait et se serrait de plus en plus étroitement contre lui. 


Ces corps luisants bleu acier qui brillaient au soleil offraient un spectacle magnifique! Pierrot n'avait pas perdu une miette de cette scène. Avait-il bien vu des couronnes sur les têtes des serpents? De petites couronnes dorées…


Tannhäuser crucifié (un rêve sous le soleil) 
Der gekreuzigte Tannhäuser, 1901 
traduction d'Elizabeth Willenz dans 
La suprême trahison, Encrage Editions, 1993

Photo: X...

jeudi 29 août 2013

Durcissement progressif des consignes de sécurité?


La science des rêves peut bien être pleine de lacunes, de zones d’incertitude, s’il est un domaine dans lequel le rêve se montre bon pédagogue, c’est celui de l’art narratif.

Ainsi, il n’est pas de rêve qui omette d’illustrer par l’exemple ce pont-aux-ânes de l’art des conteurs:
« quand tu ne sais pas, ne t’arrête pas, improvise ».

Voilà un rêve de cabine de poids-lourd.
Le soleil est bas, ses rayons obliques, presque horizontaux: ils éclaboussent de reflets les surfaces verticales des dossiers des trois sièges couverts de plastique gris, usé, crevassé, celui du siège le  plus éloigné du volant est rapetassé de bandes d’adhésif noir, celui du conducteur laisse échapper de la bourre blanchâtre aux angles: manifestement, le rêveur a une idée précise de ce à quoi il faut que ressemble une cabine de camion.
Dans le rêve voici qu’apparaît - il n’était pas là tout à l’heure - un professionnel, apparemment, du camionnage, occupé à donner des consignes de sécurité à un groupe de néophytes, lui aussi surgi de nulle part: il ne craint pas de pimenter sa leçon de parenthèses dramatiques:

« Si ça explose: 228 kilos! Vous êtes mal. »

Mais de quoi parle-t-il?
Que veut-il dire avec ses 228 kilos  (il a énoncé le chiffre avec assurance)?
C’est le poids d’un moteur de camion?
La pression recommandée pour les pneus?
Ça, je ne saurais le dire, neanche per sogno.
Pas de doute pourtant, il parle bien comme un routier, il doit connaître son affaire; aussi son auditoire l’écoute religieusement, serré autour de lui sur le parking, sans prêter attention à ma présence dans l’habitacle.

Probablement ces visites guidées sont-elles jugées indispensables par la commission de sécurité.

Tout de même, je souffre un peu de sentir mon espace personnel envahi.

Dire que tout à l’heure, quand le rêve a commencé, c’était moi le seul maître à bord de ce puissant engin: je m’y sentais chez moi malgré son apparence délabrée. Je venais de mener à bien une des opérations de maintenance poids-lourd pour lesquelles je me sens sûr de ma compétence, de jour comme de nuit: accrocher,
juste à côté de la poupée suspendue au plafond de la cabine,
à l'angle du pare-soleil, un bouquet de lavande fraîche.



dimanche 25 août 2013

Celui qui regarde le plan de la ville de son enfance, et ne comprend pas


« Rue Traversière », me dit-on, 
dans une galerie de peinture - c’est une après-midi, près de la vitre, je vois les murs gris dehors, les passants de la rue Jacob - 
« Rue Traversière, ah, je l’ai bien reconnue dans la page que vous lui avez consacrée, car moi aussi, savez-vous, j’ai habité là, dans votre ville, autrefois. 
Et que j’aimais ce silence, et que ces maisons bourgeoises…
 - Bourgeoises, non. C’est une rue des plus pauvres.
- Mais pas du tout! Je m’en souviens si bien. Et des jardins clos, des arbres… l’ancien parc de l’Archevêché, à deux pas.
- Le parc de l’Archevêché, mais non, c’est le jardin botanique. »

Et nous continuons à parler ainsi, et c’est évoquer un quartier que je connais bien, lui aussi, car j’y ai vécu à l’adolescence - allant au lycée alors, traversant parfois ce parc de l’Archevêché presque toujours tout à fait désert au débouché de rues vides. Moments miroitants, dangereux, où j’avais tentation de pousser un cri, de toute ma voix, pour me prouver qu’à ma façon j’existais, pour vérifier que ces longues suites de «particuliers» et de jardinets d’où ne perçait aucun mouvement, d’où ne venait d’autre bruit que de l’éternel piano lointain où tâtonnait une gamme, ce n’était pas dirais-je même un décor, non, pire, la cristallisation d’une matière inconnue, aux fenêtres comme des taches privées de sens, aux portes sourdes comme leur pierre. 
Pousser un cri, faire que ces rideaux bougent, ce piano cesse, puis dévaler en courant, le cartable avec tous les livres battant le dos, vers la petite maison d’alors, près du canal, où mon père vient de mourir. Je connais bien ce quartier, ce n’est pas la rue Traversière.


Ce n'est pas celle-ci.

À moins que… 
Je sais, d’une certitude si absolue, et depuis si longtemps, que la rue Traversière s’en va vers l’Ouest, dans les faubourgs, parmi les premières cultures,  dans l’humidité des lilas et du bruit des pompes! 
Et j’y suis passé il y a même si peu d’années, quand la ville de mon enfance a reparu puis s’est dissipée à nouveau! Pourtant l’idée que je me trompe, à son propos, vient d’entrer en moi, et prend place.
Je rentre, à la maison d’aujourd’hui, et je cherche le plan que j’ai gardé de la «sombre ville», un plan qui fut beaucoup consulté, jadis, je le vois bien, mais soigneusement, et qui s’usa mais fut réparé, au verso, avec d’épaisses bandes collantes, couleur papier d’emballage. Il s’ouvre encore, les mots et les tracés se reforment, à nouveau est parlée cette langue morte, aux carrefours. 
C’est vrai, la rue Traversière est à l’est, dans les quartiers riches. 


Celle-là non plus.

Et là, en direction des banlieues informes, comment s’appelle donc la rue que j’ai suivie il y a six ou sept ans encore, méditant l’importance qu’elle avait eue dans ma vie?
Je regarde, de tous mes yeux, embués, et ne trouve rien. Car voici bien plusieurs rues qui vont au couchant, longues, un peu zigzagantes, comme d’anciens chemins qu’aurait mal redressés la ville, mais il me semble que je les connais à la perfection chacune, et aucune n’est celle que je revois si distinctement dès que je clos les paupières. Et quant à d’autres, ailleurs, une ou deux dont le nom étrange eût pu retenir la qualité «traversière», et se dissiper en elle, plus tard: eh bien, la rue de la Fuye, qui me revient brusquement, est tout de même trop loin du jardin des bêtes et des essences - en somme, ce Botanique, c’était un peu le jardin d’Eden -, elle se perd au sud dans las voies ferrées…. Où donc est cette rue, que je sais de tout mon être, qui est, et comment se nomme-t-elle? Quelle est sa place réelle dans le réseau des lieux tout aussi réels, qui semblent pourtant l’exclure?
En me posant ces questions, ici, sur la page blanche fameuse, me répétant mon étonnement mais non sans choisir mes mots, je sais que c’est encore de l’écriture, cela, je sais que ces notations nouvelles ne font que continuer Rue Traversière, l‘autre récit, et sauvent un souvenir de n’être rien qu’une erreur en compliquant, en aggravant un poème. Pourtant, et je demande qu’on me croie, l’énigme que je formule est dans ma vie aussi bien, l’étonnement va durer plus que les mots qui le disent. J’ai beau écrire, je suis aussi celui qui regarde le plan de la ville de son enfance, et ne comprend pas.


Mercure de France, 1977 

Les photos de ce billet sont, l'une de Berenice Abbottl'autre d'Izis.

samedi 24 août 2013

Ah, que ce qui importe a peu de visage!


Quand j’étais enfant, je m’inquiétais beaucoup d’une certaine rue Traversière. Car, à l’une de ses entrées, pas trop loin de notre maison et de l’école, c’était le monde ordinaire, tandis qu’à l’autre, là-bas…
Cependant que ce nom troué de feux m’assurait qu’elle était bien le passage.
Et je regardais donc de tous mes yeux à droite et à gauche quand nous la prenions, car cela nous arrivait, à des jours, et même pour aller jusqu’au bout, comme si c’eût été une rue quelconque, mais je parvenais là fatigué, un peu endormi, et c’était soudain l’espace bizarre du grand jardin botanique. 
 - Est-ce ici, m’étais-je dit à plusieurs moments, que là-bas commence? 
Ici, dans cette maison dont les volets sont fermés? 
Ici, sous ce lilas? 
Et dans ce groupe d’enfants qui jouent, au cerceau, aux billes, sur le trottoir déjointé par l’herbe, l’un n’est-il pas déjà de l’autre bord, ne touche-t-il pas les mains des petites filles d’ici avec des doigts de ténèbre? 

Notions certes contradictoires, fuyantes. 

D’autant que ces pavillons, ces voûtes d’arrière-cour, ne se distinguaient nullement de beaucoup d’autres de notre ville, on n’y sentait, on n’y respirait jusqu’aux dernières portes de tôle peinte, que le surcroît de torpeur des banlieues un peu potagères. 
Ah, que ce qui importe a peu de visage! 
Arrivé au jardin, qui a des noms inscrits sous chaque arbre, dans l’odeur autre,  je partais en courant, soudain réveillé, je voulais aller loin, entrer ailleurs, mais les allées bordées de petits arceaux devaient tourner, 
dans l’ombre des buis, et se renouer à leur origine, 
car je me retrouvais au point de départ, 
cette fois encore.


Mercure de France, 1977

mercredi 21 août 2013

Jack Vance, la mer et la nuit


Du large lui parvint le murmure de voix tranquilles.
 Jantiff prêta intensément l’oreille et des frissons 
de peur coururent sur sa peau.
Nul ne pouvait expliquer les voix de la mer. 
Si l’on cherchait à s’en rapprocher furtivement, 
dans un bateau à la dérive par exemple, elles se taisaient. 
Quant à la signification de ce qu’elles disaient, 
même en écoutant avec la plus extrême attention, 
cela restait inintelligible.

Les voix de la mer avaient toujours fasciné Jantiff.
Il lui était même arrivé d’enregistrer les sons mais, 
en les réécoutant, leur sens lui avait paru encore plus insaisissable.

Les sens secrets, songeait-il…


Il se redressa et écouta. Si seulement il parvenait à saisir un mot et à comprendre le fond, il pourrait connaître alors le sens de toute chose!
Mais, comme si elles avaient deviné sa présence, 
les voix se turent 
et la nuit assombrit l’Océan.

Jack Vance,
Wyst: Alastor 1716, 
1978



Photo: Matthias Heiderich

Choses pas vues (4)


Depuis un mois que j'habitais Honfleur, je n'avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre.
Mais hier soir, lassé d'un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu'à la mer.
Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément.

Un murmure vint de  droite. 
C'était un homme assis comme moi les jambes ballantes, et qui regardait la mer. "À présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j'y ai mis depuis des années."
Il se mit à tirer en se servant de poulies.
Et il sortit des richesses en abondance. 
Il en tirait des capitaines d'un autre âge en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s'habillent plus. Et chaque être ou chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s'éteignait, il poussait ça derrière lui.

Nous remplîmes ainsi toute l'estacade.

Ce qu'il y avait, je ne m'en souviens pas au juste, car je n'ai pas de mémoire, mais visiblement ce n'était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu'il espérait retrouver et qui était fané.

Alors il se mit à rejeter tout à la mer.


Un long ruban ce qui tomba et qui,
vous mouillant,
vous glaçait.

Un dernier débris qu'il poussait 
l'entraîna 
lui-même.


Quant à moi, grelottant de fièvre, 
comment je pus regagner mon lit,
je me le demande.


Henri Michaux, La jetée
(édition revue, 1967), Gallimard.

Photo: Matthias Heiderich. 

vendredi 16 août 2013

In Perky Pat's salad days



Algésiras, notre amie à tous, nous fait part, dans un récent billet, de son inquiétude: jusqu'à quel point sont-elles addictives, ces fameuses vidéos, que je la laisse décrire dans les termes de son choix:
"y'a des japonais sur youtube qui se filment en train de jouer avec leurs re-ments (en fait ils présentent leur collection, tout simplement). Re-ment est une marque de miniatures en plastique assez réalistes et concentrée principalement sur la bouffe. Les vidéos donnent l'impression de voir des géants (enfin, juste leurs mains), qui jouent à la dînette."

Et de citer des exemples, à voir sur youtube: ici, , et ...
À juste tire, elle s'interroge:
"Ce que je n'arrive absolument pas à m'expliquer, c'est pourquoi c'est aussi addictif. Ca a un effet hypnotique et calmant. Au bout de la 5eme video tu te dis "mais qu'est-ce que je fous"? Au bout de la 20eme, tu te dis "il m'en faut d'autres". -_-;; Est-ce que c'est parce que ça ramène à l'enfance? Je sais pas, mais je ne suis pas la seule, si j'en crois les millions de vues."

Que lui dire, amis lecteurs?
Ne lui devons-nous pas la vérité?
La révélation ne sera-t-elle pas trop terrible?

Des géants (enfin, juste leurs mains),
qui jouent à la dînette

Les travaux du psychologue Alton J. DeLong montrent que la manipulation d'objets d'usage quotidien, mais reproduits en miniature, a des effets surprenants sur le psychisme.
Merci à Chris Kearin, qui, en citant, sur son blog Dreamers Rise, un essai de Douglass W. Bailey (consacré à la pérennité millénaire de la pulsion, chez les humains, à produire des miniatures, et qui mentionnait cette étude), m'a aiguillé vers cette piste!
Pour rester simple: quand notre attention se focalise sur des objets  de taille réduite,  nous entrons dans un autre monde, dans lequel notre perception du temps est altérée et nos capacités de concentration sont affectées.
Dans une série d'expériences, menées tout au long des décennies 1980 et 1990, à l'université du Tennesse puis à celle du Texas, DeLong a établi que lors qu'on demande à des sujets de s'imaginer dans un monde où tout est à une échelle plus petite que dans leur environnement habituel, ou quand on les place dans un environnement construit à une échelle plus petite que la normale, ils avaient la sensation que le temps avait passé plus vite qu'il ne l'avait fait en réalité.
Ces expériences ont donné des résultats similaires avec des enfants d'âge scolaire et avec des étudiants de l'université. Significativement, les participants à ces expériences n'avaient pas conscience de l'altération de leur perceptions.

Edward T. Hall,  anthropologue,  résume ainsi ces expériences:

 DeLong created environments that were 1/24 th, 1/12 th, 1/6 th and full scale, then had his subjects "project" themselves into the test environment and imagine interacting with the human figures he had placed in there. The subjects indicated when they thought thirty minutes had passed, while De Long kept track of the actual time. The result was that subjects who were "in" the 1/6 th scale room had sixty minutes of subjective experience in ten minutes. Similarly, five minutes elapsed for a sixty minute experience in the 1/12 th scale room, and two and a half minutes in the 1/24 th scale room. Apparently our sense of time is predicated on relative movement through space. If our subjective sense of time is to remain constant, then, being in a smaller space requires speeding up to get in a "normal amount" of movement and interaction in the limited space available. 
(Edward T. Hall, The Dance of Life, pp. 136-138; cité par David Gordon et Graham Dawes dans Expanding your World)

"DeLong conçut des environnements aux échelles 1/24, 1/12, 1/6 et enfin 1/1; il demanda ensuite à ses sujets de se "projeter" dans ces environnements et d'imaginer des interactions avec les figurines qu'il y avait placées. Il était demandé aux sujets, chaque fois qu'ils estimaient que trente minutes s'étaient écoulées, de le signaler à l'expérimentateur, tandis que DeLong mesurait précisément la durée écoulée. Les sujets qui avaient eu à se projeter dans un environnement au 1/6 avaient vécu soixante minutes d'expérience subjective en dix minutes. Cinq minutes étaient perçues comme soixante dans la pièce à l'échelle 1/12, et deux minutes et demi dans celle au 1/24. Apparemment notre sens de la durée est relié à l'ampleur de nos déplacements dans l'espace. Notre perception subjective du temps restant constante, occuper subjectivement un espace plus petit nous fait accélérer le temps pour faire correspondre la durée perçue à la quantité de mouvement et d'interaction "normalement" permise dans l'espace limité qui nous est accessible."


Cette illustration permet de visualiser 
l'effet  de "rétrécissement subjectif"
produit sur le cerveau humain par le passage d'un environnement
à l'échelle 1/1 à un environnement à 'échelle 1/6.

Avisé lecteur, 
tu sais déjà que bien avant ces expériences menées de 1980 à 1994 
- en 1963 précisément - Philip K. Dick
dans la nouvelle The days of Perky Pat 
- récit encore assez classiquement dystopique mais aussi matrice du Dieu venu du Centaure (The Three Stigmata of Palmer Eldritch), roman dans lequel il devait plus tard développer l'idée dans des directions inattendues - 
l'avait annoncé:
dans moins d'un siècle, nos descendants, réduits à se terrer dans les cités-puits des futures colonies de Mars ou de Saturne, vivront par procuration, pendant les maigres loisirs que leur laissera l'exploitation des ressources minières exogènes dont dépendra alors le futur de l'humanité, des aventures d'un romanesque désespéré avec leurs minuscules compagnes, les poupées Perky Pat.

Illustration de Steve Young pour
The Three Stigmata of Palmer Eldritch

Quel terrible destin que celui d'un précog comme Philip Kindred Dick.
Bien qu'il fût dépourvu des brillants titres universitaires d'un DeLong ou d'un Hall,  on a toutes raisons de croire que ses étonnantes facultés psi (en particulier ses capacités de précognition) le signalèrent dès 1956 à l'attention d'un groupe d'investisseurs peut-être venus du futur - ou peut-être pas: la controverse à ce sujet est loin d'être éteinte. Les exégètes de l'œuvre de Dick s'accordent plus ou moins, cependant, pour désigner cette entité du nom de Combinat.
Sur les termes exacts de l'accord qu'ils lui proposèrent, on manque encore cruellement d'éléments: seules traces de leurs échanges dans les archives de l'écrivain, quelques fragments de carton d'emballage portant des phrases ambiguës, un vieux miroir rayé, des annotations d'une main non identifiée sur certains manuscrits, des ébauches de lettres faisant de vagues allusions à des engagements plus vagues encore…
Ce qui est établi (cela ressort d'un brouillon de 1962 qui pourrait aussi bien être celui d'une nouvelle encore à écrire que celui d'un mémo destiné à une société de conseil en développement), c'est que l'écrivain californien estimait que pour mieux contrôler le marché (encore purement hypothétique à cette date) de figurines au 1/6 et au 1/12, dont l'identité commerciale elle aussi restait à définir, ainsi que des accessoires associés, les ayant-droits de ces produits devraient employer des précogs qui évalueraient leur future popularité. Cette idée à elle seule était, à  l'époque, assez révolutionnaire.

Je vous fais grâce des spéculations qu'aujourd'hui encore cette théorie suscite dans le pléthorique fandom de l'écrivain. Selon une hypothèse communément admise, pour complaire à ses commanditaires si soucieux d'anonymat, il dut déguiser ses visions prospectives en romans de science-fiction. Peu à peu, cette production de textes codés prit le pas sur ses autres activités littéraires. Les allusions contenues dans la nouvelle The days of Perky Pat (pourtant passée presque inaperçue lors de sa parution) ayant paru trop transparentes aux spécialistes de la sécurité du Combinat. des pressions de moins en moins discrètes furent exercées sur l'écrivain pour qu'il altère la trame de ses récits d'anticipation: pendant de longs mois, Dick reçut des messages par les canaux les plus divers, billets à l'intérieur d'emballages de pizzas, graffitis sur le miroir de sa salle de bain, phrases à double entente dans les bulletins météo. En 1965, pour donner des gages à ses employeurs, il choisira de brouiller les pistes en truffant  Le Dieu venu du Centaure de clichés empruntés au space-opera le plus conventionnel - métamorphes Proxiens, modes décadentes, gadgets cybernétiques omniprésents, arguties pseudo-théologiques - et obtiendra ainsi un peu de répit. Cette stratégie d'offuscation, qu'il perfectionna continuellement dans les deux dernières décennies de sa carrière, si elle semble avoir apaisé les craintes de ses mystérieux employeurs, eut aussi pour effet, ironiquement, de lui aliéner une partie de ses lecteurs férus de science-fiction plus classique. C'est ainsi que le plus grand visionnaire du siècle dernier laissa l'image d'un conspirationniste illuminé à sa postérité immédiate.

Philip K. Dick
par Robert Crumb


Déjà, pourtant, au moment même où vous lisez ceci, des prévisionnistes (des précogs?) au service de ce qui n'est pas encore le Combinat,  mais qui le deviendra et qui au siècle prochain commercialisera ces brimborions funestes, travaillent dans l'ombre à définir avec quels consommables leurs successeurs devront accessoiriser Pat pour que son interaction avec ses partenaires humains atteigne une une efficacité maximale: moule à manqué? théière de Wedgwood? porte-jarretelles à dentelles tuyautées? fauteuil Saarinen, ou banquette Chesterfield? Ces études de marché laissent des traces un peu partout sur le net, impossibles à relier entre elles mais si omniprésentes qu'elles définissent déjà une mode, ou du moins une ensemble de trends; je n'encombrerai pas cette section avec des liens, vous trouverez bien vous-mêmes.

Pendant ce temps, dans le laboratoire de neurosciences du  Karolinska Institute de Stockholm, les  professeurs Ehrsson et Van der Hoort poursuivent les travaux entamés par Alton DeLong, plus loin, toujours plus loin, dans la voie qui mènera au futur décrit dans Le Dieu venu du Centaure. Eux travaillent sur un aspect particulier de la proprioception: la perception intuitive de la taille du corps. Bientôt les barrières de taille qui séparent les humains des poupées seront abolies et la projection dans un espace-temps altéré où la durée subjective sera multipliée ad libitum sera une procédure routinière.
Dans un futur proche, et sans qu'il soit besoin que des extra-terrestres débarquent, nous serons tous si absorbés par nos petites poëles à frire et nos minuscules moules à gâteaux, nous passerons chaque nuit tant d'années subjectives entourés de nos tribus virtuelles, nos familles idéalisées, nos petits pois et leurs inséparables compléments, les princesses,  que nous perdrons complètement de vue que nous creusons douze heures par jour des galeries de mine.

Et dans cent ans, aux colons martiens fourbus et désabusés qui recueilleront les bribes de notre héritage, ces jours brumeux d'été où il nous arrivait d'abandonner quelques instants nos claviers pour jouer avec nos woks et nos turbotières en plastique, nos artichauts et nos broccolis de silicone, sembleront un lointain paradis perdu, un âge d'innocence.



Toutes les images illustrant ce billet 
(à l'exception du portrait de Philip K. Dick par Robert Crumb
sont © The Perky Pat and Connie Companion Products ltd.

samedi 10 août 2013

Écroulement



Je viens de relire L'écroulement de la Baliverna, de Dino Buzzati (lu une première fois il y a bien des années), et il m'a semblé découvrir un livre nouveau tant l'impression produite était différente du souvenir que j'en avais gardé.

Je ne me rappelais pas combien toutes les nouvelles de ce recueil étaient cruelles.

Je me souvenais de les avoir trouvées, toutes, très drôles, et si elles m'avaient de quelque façon mis mal à l'aise, je l'avais oublié.

De deux choses l'une: 
ou bien ma mémoire me joue des tours, 
ou l'aptitude à mesurer (à ressentir?) 
l'horreur d'une situation sans issue, 
l'angoisse dérivée d'une frustration, 
le malaise créé par une équivoque, 
augmente avec l'âge, 
dans des proportions 
assez considérables.




samedi 3 août 2013

Rêve du traître et du héros



Dans ce rêve-ci, vous êtes un enfant. Votre âge ne compte pas: vous vous êtes glissé dans l'intégrité sans faille de l'enfance, dans sa confiance en la permanence des choses aimées, dans sa foi dans le lendemain, comme dans des vêtements familiers que, sans surprise, vous avez trouvé exactement à vos mesures. Mais voici justement qu'apparaît un autre familier de l'enfance: ce croquemitaine, la peur de ne pas être à la hauteur de l'idée que vous aviez, l'instant d'avant, de vous-même, de faillir à la mission que le rêve vous a confiée.

Vous venez de faire la connaissance d'une fille de votre âge, jusqu'ici entre vous tout s'est passé comme dans les rêves (à la perfection): mais voilà, vous avez appris que cette fille parfaite est née dans une famille sur laquelle, aussitôt, vous avez conçu des soupçons.
A chaque instant vous découvrez de nouveaux indices suggérant que ses parents participent à une conspiration que vous vous êtes juré de démasquer.
Elle vous fait confiance, elle fait également confiance à ses parents et attend de vous que vous en fassiez autant: si vos soupçons sont confirmés, qu'allez-vous faire?
Et surtout, une fois que vous aurez pris votre parti, aurez-vous le sentiment d'avoir eu raison, ou d'avoir eu tort?
La suite du rêve va-t-elle vous révéler que vous êtes un traître,
ou bien que vous êtes un héros?
C'est la seule chose que vous ignorez encore, sur tout le reste, vous êtes bardé de certitudes: passez en revue tout ce que vous avez appris sur ces gens, la solution se trouve forcément dans la mise en relation de certaines de ces informations.

C'est dans cet état d'esprit que vous attendez patiemment, au rendez-vous qu'elle vous a fixé dans la forêt, en lisant le manga qu'elle vous a prêté (plus précisément le manhwa, car votre amie est coréenne: dans le rêve, c'est important, et vous avez failli négliger ce détail: mais concentrez-vous donc!).

Vous n'avez pas de difficultés pour lire le coréen, mais vous notez que le sens de la lecture est "à l'occidentale"; plus tard quand vous serez réveillé ce détail vous agacera: "les rêves, c'est vraiment n'importe quoi!" (en fait, vous ressentirez surtout cet agacement tant que durera cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil où les questions non résolues, dans les rêves, ont encore une importance qui s'estompera par la suite).

Votre attention fluctue, entre votre lecture et la masse énorme des indices que vous avez recueillis, dans votre enquête sur le fameux complot… Tout à la fois, vous êtes décidé à aller jusqu'au bout de cette lecture, que votre amie vous a recommandée avec enthousiasme, pour pouvoir en parler, plus tard, avec elle;
et vous vous en voulez un peu de ne pas être plus concentré sur votre analyse de la situation… Soudain, une intuition vous murmure qu'un élément déterminant se trouve peut-être là, sous vos yeux, là où vous n'aviez pas pensé à le chercher.
La page que vous êtes en train de lire parle de passagers clandestins en danger d'être découverts, sur un vaisseau qui pourrait bien être sur le point de tomber entre les mains de mutins. Les clandestins vont-ils miser sur les maigres chances qui leur restent de passer inaperçus encore quelques moments? Vont-ils révéler leur présence et dénoncer l'entreprise criminelle qu'ils ont surprise? Ou encore prendre part à la mutinerie?  Qui va démasquer qui?
Il vous semble que c'est votre propre histoire qui se trouve ainsi mise en abîme; votre amie, en vous suggérant cette lecture, aurait-elle voulu vous avertir? ou vous éprouver?
L'une comme l'autre, ces hypothèses impliquent qu'elle en sait plus sur vous que vous-même.
Votre volonté de démasquer, votre crainte d'être démasqué…
tout cela serait-il donc si transparent?

Le réveil à cet instant précis est presque un soulagement.