jeudi 18 mai 2023

Quia impossibile est

De tant de choses écrites, bien peu sont vérifiables.
Pomponius Flatus, philosophe


Hé bien oui: en lisant ce livre j'ai ri comme rit la baleine qui vient d'être miraculeusement débarrassée du Jonas qu'elle avait en travers de la gorge.
D'Eduardo Mendoza, vous connaissez sûrement Le Mystère de la crypte ensorcelée, ou La Ville des prodiges: de gros romans presque sérieux (encore que résolument bizarres).
Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus n'est ni gros ni sérieux, mais c'est aussi un roman agrémenté de mystères et de prodiges (et dont la bizarrerie n'est pas totalement absente).
Si j'étais prié de rédiger pour ce livre une "quatrième de couverture" dans le style bien codifié de ce genre littéraire, je ne manquerais pas d'évoquer La caverne des Idées de José Carlos Somoza, les nouvelles de Borges L'Immortel ou La quête d'Averroës, peut-être irai-je même jusqu'à des comparaisons extrêmes avec les Mémoires d'Hadrien (à une extrémité du spectre) ou La vie de Brian (à l'autre bout). Et sous la couverture, qu'y a-t-il?
De l'important corpus des recherches scientifiques du naturaliste Pomponius Flatus, ne nous sont parvenus que des fragments épars, dont le plus complet retrouvé à ce jour est une longue  missive adressée à son ami Fabius, relatant les incidents les plus saillants d'un voyage que Pomponius entama sous le consulat de Lucius Paulus et Caius Marcellus*. Ce document, s'il nous confirme que - comme il appert d'autres fragments de moindre étendue - Pomponius visita le Pont-Euxin, la Cilicie, la Syrie, la Palestine, le pays des Nabatéens, celui des Chérusques Vandales, et poussa peut-être jusqu'aux confins des Frisons, des Trévires et des Médiomatrices, nous apprend peu de choses sur les découvertes que l'infatigable voyageur put faire dans le domaine des sciences naturelles (tester différentes plantes et eaux curatives, c'était pourtant la raison de son voyage): tout juste y est-il fait mention des vertus soporifiques, que l'auteur dit avoir eu l'occasion d'expérimenter sur lui-même, d'une plante connue au Levant sous le nom d'halicacabon**: une déception, donc, pour les curieux de pharmacopée antique.
En revanche, ce texte jette une lumière inédite sur un domaine que ni Pline, ni Lucrèce, ni Dioscoride n'ont exploré: rien autre que les débuts de la police scientifique. Certains passages suggèrent même que Pomponius pourrait avoir été sinon le premier, du moins un des premiers (l'antériorité pouvant être revendiquée par un contemporain de l'école péripatéticienne: Héraclès Pontor)  de ceux qu'on appellera plus tard - à l'initiative du plus fameux d'entre eux, Sherlock Holmes - les "détectives conseils".
Bon, OK, je ne vais pas vous promener plus longtemps: Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus est un roman policier bien troussé, genre polar historico-humoristique, sous-genre gros délire farcesque, carnavalesque même, truffé de références, de citations érudites (certaines sont rigoureusement authentiques, d'autres le sont beaucoup moins) et de toutes les sortes imaginables de facéties méta-textuelles, et assaisonné d'un humour pas exactement timide. Le genre d'humour qui fait pleurer le petit Jésus (de rire, hein, entendons-nous bien: pleurer de rire). À sa lecture, j'ai mêlé mes larmes de rire à celles dudit petit Jésus (car, je ne vous l'ai pas encore dit? le petit Jésus est un des personnages du livre, et, à plusieurs reprises, Pomponius réussit à le dérider - alors que cétait un garçon plutôt sérieux, en ce temps-là tout le monde à Nazareth aurait pu vous le dire si vous l'aviez demandé). Ce petit Jésus occupe d'ailleurs dans le roman une position capitale: c'est celle du client qui vient trouver le détective pour lui proposer une affaire. Comme nous sommes au premier siècle de notre ère, aucun des deux ne porte d'imperméable ni de chapeau mou, mais à part ça la situation de départ est on ne peut plus classique. Classiques aussi, la réticence initiale du détective, l'insistance du client, les tentatives des autorités pour dissuader l'amateur de marcher sur les brisées des professionnels... moins classiques, les méthodes d'investigation du détective: il puise dans les souvenirs de ses lectures, qu'il prend grand plaisir à citer (je vous ai prévenus: de ces citations, certaines sont facilement authentifiables, d'autres le sont beaucoup moins).
Il est urgent de découvrir qui a tué le riche Épulon, comment et pourquoi: le sort d'un charpentier en dépend!

Ainsi, il ne fait pas de doute que la mort est due à l'intervention d'un tiers, et point n'est besoin non plus de faire preuve d'une grande intelligence pour reconstituer ce qui s'est passé. Quelqu'un a surpris Épulon dans sa bibliothèque et lui a donné la mort, après quoi il est parti en prenant soin de fermer la fenêtre et la porte. Je suppose qu'on n'a pas trouvé la clef à l'intérieur de la bibliothèque, car, s'il en était ainsi, nous serions devant un cas étrange, mais pas tout à fait inconnu. Cicéron en mentionne un similaire, qu'il intitule Occisus in bibliotheca cum porta conclusa. Une énigme en apparence insoluble.

Remercions au passage Pomponius de nous éclairer sur l'origine de l'expression "meurtre en chambre close": quelle chance que Pomponius connaisse à fond l'œuvre de l'Orateur Romain! Mais revenons à l'enquête: à qui profite le crime? Au premier abord, lorsque disparaît un homme riche, libidineux, modérément scrupuleux quant aux moyens d'accroître sa fortune, pourvu d'une épouse qui ne s'en laisse pas conter et d'une descendance turbulente, on croit pouvoir passer en revue la liste des mobiles possibles sans avoir à sortir des sentiers battus...  mais si les autorités choisissent de sauter cette étape, se satisfaisant de désigner comme suspect numéro un un quidam dont la culpabilité arrangerait tout le monde, et si le présumé innocent se dérobe devant toutes les questions qu'on lui pose, que va faire notre détective? Reprendre toute l'affaire à zéro, alors qu'il préfèrerait nettement s'occuper de ses problèmes de santé? Un des obstacles qu'il rencontre (autre artifice inséparable du roman à énigme): les réticences des témoins qu'il interroge à lui dire tout ce qu'ils savent; ils ont même tendance, tous: Grecs comme Romains, Galiléens comme Samaritains, au lieu de lui répondre sans détour, à le noyer sous un flot de références littéraires (il aurait mauvaise grâce à s'en plaindre, car lui-même s'en prive pas):

- Alors tu dois avoir connaissance du triste événement qui a conduit Épulon à traverser le fleuve des Pleurs, pour gagner le séjour d'où nul n'est revenu.
- Sauf Orphée, rectifia Philippe.
- Naturellement.
- Et aussi Ulysse, l'artificieux héros qui, dans sa longue errance, a visité le lieu où demeurent les morts. Et Alceste, qu'Héraclès alla chercher au royaume d'Hadès.
- C'est vrai, dus-je admettre, toute règle a ses exceptions.

Des exceptions aux règles, Pomponius sera bien forcé d'en recenser plus d'une, dans cette enquête où il devra bien souvent suspendre son incrédulité, devant des circonstances qui lui sembleront parfois s'affranchir des lois de la nature! Mais, si Pomponius se présente avant tout comme philosophe, il ne se réclame d'aucune école, même celle du sceptique Pyrrhon, et rappelle à l'occasion qu'Héraclite blâme notre acharnement à vouloir que la réalité se conforme à nos attentes. Les attentes du lecteur, elles, seront satisfaites: Mendoza, à la fin du roman, rattache tous les bouts de ficelle qu'il a ramassés ici et là (et il en fait l'inventaire dans une postface). Quant à son détective, toujours philosophe (ou, dans ce cas précis, physiologiste), au lieu de de se vanter d'avoir résolu une énigme sans pareille, il conclura  modestement:

Je me souviens parfois des événements dont je fus le témoin en Galilée, et je me demande s'ils ont vraiment eu lieu, ou s'ils ont été le fruit d'une imagination morbide due à ma maladie.

Durant ce survol du roman d'Eduardo Mendoza, je vous ai épargné le détail des affections physiques dont est affligé Pomponius Flatus; le narrateur, lui, ne les omet pas, non sans quelque raison d'ailleurs, car certaines d'entre elles ont un rôle à jouer (en particulier par leurs manifestations sonores) dans l'histoire, faisant pencher la balance du destin, tantôt en défaveur, tantôt en faveur du héros. Voilà, je vous ai prévenus: si vous en ressentez le besoin, vous pourrez vous boucher le nez.

Il n'est point de secret enfoui si profond qu'il ne doive apparaître en pleine lumière quand viendra le temps des Révélations.

*Ah, vous vous demandez, lecteur contemporain, à quelle période de l'Ère Moderne correspond précisément ce consulat? Vous pensez que cela pourrait faire avancer un peu la résolution d'une autre énigme, historique celle-là (celle, justement, de l'année du début de cette même Ère Moderne)? Pas de chance, c'est en vain qu'on cherche les noms de Lucius Paulus et Caius Marcellus dans la liste des fastes consulaires du siècle huitième après la fondation de Rome. Peut-être, dans sa hâte à rassurer son ami Fabius sur l'état de sa santé, Pomponius s'est-t-il laissé aller à un lapsus calami?

**Dans les langues aux sonorités barbares des peuplades d'extrême-occident, l'halicacabon est appelé alkékenge. Quelques décennies après l'aventure de Pomponius Flatus, Pline l'Ancien mettra en garde les lecteurs de son Histoire Naturelle contre l'usage irréfléchi des vertus narcotiques de ce gracieux végétal, qui peut, dit-il, "provoquer le délire".  Et alors? Apprenons des aventures de Pomponius à ne pas sauter aux conclusions.

Les Aventures miraculeuses de Pomponius Flatus
(El asombroso viaje de Pomponio Flato, Seix Barral, 2008),
traduit par François Maspero, Paris, Éditions du Seuil, 2009 ;
réédition, Paris, Seuil, Points no 2405, 2010

 

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