vendredi 29 mai 2020

Pas de mauvais souvenirs



La maladie d'Alzheimer, ça  a au moins trois bons côtés.

Un, t'as pas de mauvais souvenirs.


Deux, tu vois que des nouvelles têtes.


Et trois, t'as pas de mauvais souvenirs.


 
Guy Bedos, 1934-2020

dimanche 24 mai 2020

Cela fait du bien de jeter ce genre de pierre dans le monde


Prague, vers le 27-05-1910

Voilà, cher Max, tu as deux livres et un petit caillou.
Je me suis toujours efforcé, pour ton anniversaire, de trouver quelque chose qui, vu son insignifiance, ne peut jamais se modifier, se perdre, se détériorer ou s'oublier. Et après avoir réfléchi pendant des mois, je n'ai rien trouvé de mieux que de t'envoyer un livre. Mais les livres, c'est une vraie plaie, s'ils laissent indifférent d'un côté ils deviennent d'un autre côté plus intéressants par ce fait même, et ce qui m'a attiré vers les livres indifférents c'est uniquement ma conviction qui, dans mon cas, est  toujours loin de faire pencher la balance; et à la fin, je me suis retrouvé avec un livre entre les mains, toujours convaincu d'autre chose, qui brûlait de son intérêt. Une fois, j'ai fait exprès d'oublier ton anniversaire, c'était mieux que d'envoyer un livre, mais ce n'était pas bien pour autant. Voilà pourquoi je t'envoie maintenant ce petit caillou et je t'en enverrai aussi longtemps que nous vivrons. Si tu le gardes dans ta poche, il te protègera; si tu le laisses dans un tiroir il ne sera pas non plus sans effet; mais si tu le jettes, ce sera encore mieux. Car tu sais, Max, que mon amour pour toi est plus grand que moi et plus habité par moi qu'il n'habitait en moi, et il est mal assuré vu ma nature fragile, mais dans le  petit caillou il trouve une maison de pierre, même si c'est une fente entre les pavés de la Schalengasse. Cela fait longtemps qu'il m'a plus longtemps sauvé que tu ne le sais, et en ce moment justement où je m'y retrouve moins que jamais et où je me sens comme dans un demi-sommeil, même en état de pleine conscience, juste très légèrement, juste encore un peu - je déambule comme si j'avais des entrailles noires - cela fait du bien de jeter ce genre de pierre dans le monde, séparant ainsi ce qui est certain de ce qui ne l'est pas. Que sont les livres, comparés à ça? Un livre commence à t'ennuyer et ne s'arrête plus; ou bien ton enfant déchire le livre, ou bien, comme le livre de Walser, il est déjà en morceaux quand tu le reçois. En revanche rien ne peut t'ennuyer dans une pierre; et  ce genre de pierre ne peut s'abîmer, et si oui, uniquement dans très longtemps; tu ne peux pas l'oublier non plus - parce que tu n'es pas obligé de t'en souvenir; enfin tu ne peux jamais le perdre complètement - car tu le retrouveras sur le premier chemin venu, parce que c'est justement la première pierre venue. Et je n'ai même pas pu l'abîmer en chantant ses louanges car on ne peut abîmer par des louanges que lorsque l'objet des louanges est écrasé, endommagé ou déplacé par les louanges. Mais ce petit caillou! Bref, je t'ai cherché le plus beau des cadeaux d'anniversaire et je te le donne avec un baiser qui doit exprimer l'impossible remerciement que tu sois là.

Ton Franz

Franz Kafka, Lettres à Max Brod 1904-1924
traduit de l'allemand et présenté par Pierre Deshusses
Fischer Verlag, 1989
2008 Payot et Rivages pour la traduction
ISBN 978-2-7436-1798-1
2011 Payot et Rivages pour l'édition de poche
ISBN 978-2-7436-2204-6

vendredi 22 mai 2020

J'ai joué! J'ai gagné!


Cette nuit je visionne l'interview du pontife de quelque religion inconnue hors de l'oniropée. 
Le prélat est un homme fortement charpenté, aux traits un peu affaissés - il ressemble assez au Michel Piccoli vieillissant qui apparaît dans Habemus Papam; en voilà une curieuse coïncidence, n'est-ce pas? 
Il est drapé jusqu'au menton dans quelque chose qui ressemble à une toge (ou au vêtement de l'ihrâm, celui des pèlerins qui font le hajj; en tous cas ce n'est pas une soutane ou un camail, la confession à laquelle il appartient n'est, clairement, pas une de ces religions qui conviennent au premier venu), et, contrairement à celui de Piccoli dans le film de Moretti, son regard, vif et inquisiteur, ne laisse pas transparaître la moindre incertitude. 
Je l'avoue, je ne prête pas assez d'attention à ce reportage pour pouvoir en restituer le contenu (cadré en très gros plan, l'homme répond longuement à de brèves questions, d'une voix monocorde), jusqu'au moment où, à l'image numérique un peu terne et manquant de définition (filmée avec un portable?), se substitue ce qui semble être un document d'archives, tourné sans doute avec des moyens techniques bien supérieurs, car l'image en est nette, brillante et contrastée: en plan plus large, on y retrouve le pontife, rajeuni d'un grand nombre d'années, un demi-siècle peut-être (plus de doute: c'est bien un document d'archives, qu'est-ce que ça pourrait être d'autre?), vêtu du même costume sacerdotal, mais animé d'une conviction et même d'une excitation juvéniles, il exulte:
Je joue, je gagne! Je joue, je gagne!

Sur ces mots, le document aux vives couleurs rejoint les archives, et l'écran redevenu terne affiche à nouveau le plan très rapproché, la talking head du début: cette fois le vieil homme (son ton triomphal ne peut faire illusion: sa voix brisée n'est presque plus qu'un murmure) confirme:
J'ai  joué! J'ai gagné!

dimanche 10 mai 2020

Rappel de vaccin


En ces moments difficiles, souvenons-nous de Claire Bretécher. 
Elle était, et reste, un exemple pour nous tous.



mardi 5 mai 2020

14 x 29


Il se passe quelque chose dans un coin de la salle de jeu.

Un joueur a tiqué sur le tirage récent: "boule rouge marquée, boule jaune, boule blanche"; et il attire l'attention de son voisin, d'abord incrédule, sur cette anomalie. Du coin de l'œil, je note qu'un des écrans affiche le tirage  litigieux, et que sur un autre, on voit qu'une des caméras braquées sur la salle, panoramiquant aléatoirement, s'est arrêtée sur la discussion animée entre les deux joueurs. Coïncidence malencontreuse. Les écrans ne diffusent pas le son, heureusement. Pour le moment ces deux-là semblent les seuls à avoir réagi, mais quand d'autres joueurs s'aviseront que quelque chose n'est pas normal, que se passera-t-il?
Des protestations sûrement, des violences peut-être, un mouvement de panique n'est pas à exclure…
Il faut que je me prépare à intervenir, mais pour un maximum d'efficacité, je dois d'abord évaluer… hum… voyons… combien ça fait, quatorze fois vingt-neuf?

Mes rêves de confinement ne sont pas particulièrement terrifiants, mais, parfois, visités par une vague inquiétude. Tout le temps qu'il me faut, à mon réveil, pour noter ce rêve, je fredonne, obsessionnellement, cette chanson. Cette fois, c'est bien la fin des Stranglers.
Y a-t-il entre tout cela des liens, de cause à effet, ou de symbole à chose symbolisée? Comment savoir?

Mince, ça fait combien, quatorze fois vingt-neuf?

dimanche 3 mai 2020

Des journées entières avec Glenn Gould


Une magie puissamment romanesque s'attache au temps écoulé sans témoins. Et je vois une inégalité profonde, peu soulignée, entre ceux qui ont accès à ce luxe, de pouvoir, s'ils le veulent, ne croiser pendant une semaine ou six mois que des regards étrangers, autant dire le regard de personne, et ceux que les contraintes de leur vie ligotent en permanence sous les yeux de leurs familiers.


Glenn Gould disait qu'il existe pour chacun un ratio optimal, que souvent il ignore, entre le temps passé seul et dans la compagnie de ses semblables. À lui il fallait des journées entières pour se purifier d'une heure en société...

Emmanuel Carrère, 
(1993)