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jeudi 31 décembre 2020

Le monde comme il va

 Krazy et Ignatz, depuis le mystérieux au-delà dans lequel ils résident, nous envoient en cette fin d'année un petit signe amical.


Vous noterez qu'Ignatz n'est toujours pas en peine de donner des réponses péremptoires à des questions que personne ne lui a posées, tandis que Krazy maîtrise toujours comme personne l'art de formuler des questions qui sont en même temps des réponses.
À eux deux, surtout s'ils marchent longtemps comme ça bras dessus-bras dessous, ils finiront bien par arriver quelque part.

 

 Dessin de Georges Herriman, "Krazy Kat".

 


samedi 14 janvier 2017

Krazy Kat sort des archives


Chers lecteurs, si le Père Noël a bien fait son travail, il vous a sans doute apporté le volume qui vous manquait encore de la collection, parue aux éditions Les Rêveurs, des planches du dimanche de Krazy Kat? Si vous appartenez à la même génération que Tororo, vous avez découvert Krazy Kat dans les pages de Charlie Mensuel, et dans la traduction de Michel Pérez; aussi, dépaysés (mais pas désagréablement!) par les innovations de la traduction de Marc Voline, vous vous êtes précipités sur l'interview que celui-ci a donné à DU9, et vous l'avez lue  en français ou en anglais, selon vos préférences.

Vous brûlez donc à présent d'en savoir plus sur George Herriman, l'homme derrière le Kat.

Or, juste avant Noël, sur le blog Dreamers Rise, un billet de Chris Kearin a salué la biographie récemment parue (Krazy: George Herriman, A Life in Black and White) que Michael Tisserand a consacrée au cartoonist.
Chris Kearin a bien voulu me permettre de reproduire ici ce billet, et en relire la traduction d'un œil bienveillant. Je fais miens les mots de Chris: "des erreurs qui auraient pu subsister, je suis seul responsable".
Laissons-lui maintenant la parole:


Pour célébrer la publication de l'excellente biographie: Krazy: George Herriman, Une vie en noir et blanc, par Michael Tisserand, il m'a semblé qu'il était temps de secouer la poussière d'un manuscrit que j'avais écrit il y a plus de quinze ans. J'ai procédé à quelques révisions pour prendre en compte les recherches de Tisserand: des erreurs qui auraient pu subsister, je suis seul responsable. Vous pouvez lire, ici et ici, les deux parties d'une excellente interview de Tisserand recueillie par The Comics Journal.
George Herriman naquit à la Nouvelle Orléans le 22 aout 1880. Comme son contemporain (de quelques années plus jeune) Ferdinand Joseph La Menthe* - plus connu sous le nom de Jelly Roll Morton - Herriman était un créole de la Nouvelle Orléans, un produit du mélange, particulier à cette cité, d'ascendances françaises, espagnoles et africaines.
À la différence de Morton, George Herriman quitta très jeune sa ville natale: ses parents s'installèrent à Los Angeles, peut-être pour y chercher un environnement dans lequel leur origine passerait plus facilement inaperçue. Dès lors les Herriman "passèrent pour blancs". George Herriman avait l'habitude de rester couvert, dedans comme dehors, pour éviter, pense-t-on, d'attirer l'attention sur ses cheveux frisés.

Par la suite Herriman se fixa à New York, où l'art du cartoon connaissait, dans la presse, un premier âge d'or. Dans les pages des quotidiens new-yorkais, entre lesquels une concurrence acharnée faisait rage, paraissaient les travaux de Winsor McCay, F. W. Outcault, et d'autres brillants artistes dont Herriman vint bientôt grossir les rangs. Même dans ses premiers strips, qui portaient des titres comme "Professor Otto And His Auto" ou "Acrobatic Archie", l'originalité et la vigueur de son trait ne pouvaient passer inaperçues et même si la carrière d'Herriman avait pris fin, par exemple, en 1918, il figurerait encore parmi les cartoonists les plus intéressants de cette période. Mais tandis que la production de certains de ses pairs - tel le prodigieusement doué McCay - finit par perdre, avec le temps, en originalité et en maîtrise technique, Herriman n'allait pas tarder à faire un grand pas en avant avec la création de Krazy Kat, sublime et inestimable achèvement de l'art des comics, qui parvint miraculeusement à préserver sa fraîcheur, son astuce, et son caractère unique, de ses origines en 1910-1913 jusqu'à ce qu'Herriman, en 1944, meure en laissant des dessins inachevés sur sa table.

On ne peut vraiment parler de naissance pour Krazy Kat (sans doute de tels archétypes existent-ils de toute éternité, attendant, en quelques limbes, la formule magique qui les profèrera à la vie): le Kat émergea graduellement des marges des autres séries d'Herriman. 
Selon Krazy Kat: The Comic Art of George Herriman, de Patrick McDonnell, Karen O'Connell et Georgia Riley de Havenon, la première "imbrication" du Kat par la Mouse se produisit au premier plan d'une case du strip de Herriman The Dingbat family, le 26 juillet 1910, volant silencieusement la vedette à la comédie domestique qui suivait son cours à l'arrière-plan. En l'espace de quelques mois, ces esquisses encore rudimentaires se séparèrent du cartoon titulaire, et s'approprièrent l'espace parallèle d'un strip étroit, mais bien à elles, fournissant un contrepoint et parfois un commentaire à l'intrigue principale qui se poursuivait au-dessus d'elles.

Ce n'est qu'en octobre 1913  que Krazy Kat devint une série à part entière; bien qu'Herriman ait continué à dessiner d'autres séries pendant des années, c'était désormais Krazy Kat qui serait durablement associé à son nom.

Qu'est-ce qui a donc fait de Krazy Kat une série si spéciale?
L'argument ne saurait être plus mince, ni, (en apparence) moins prometteur. Krazy Kat aime Ignatz Mouse, qui, de son côté, déteste le félidé, et le lui fait savoir par brique interposée. Ces briquages ("beanings", dans le texte original) n'entament en rien l'affection de Krazy - en fait, Krazy voit en chaque brique un nouveau gage d'amour. L'officier Pupp (Offissa Pupp), le troisième côté du triangle, se donne entièrement à la mission de protéger la boîte crânienne de Krazy, et ne cesse d'ouvrir et de refermer la porte de sa prison, tantôt pour prévenir, tantôt pour sanctionner les débordements d'Ignatz.
Il n'y a rien d'inhabituel à ce type d'intrigue répétitive: invariablement, dans chaque page de Little Nemo, le chef-d'œuvre de McCay, si ambitieux visuellement, la dernière case voit le héros tomber de son lit en poussant un cri qui alarme ses parents (Maurice Sendak fait, dans Cuisine de Nuit, un clin d'œil affectueux à cette chute récurrente). Et bien qu'il introduisît à l'occasion de subtiles variantes dans les péripéties et que parfois même il se passât complètement de briques, Herriman, pour sa part, utilisa le même canevas pendant trente ans.

Ce qui distingue Krazy Kat est une combinaison de particularités uniques.
Tout d'abord, le talent d'Herriman pour les permutations, les décalages, les dérapages à partir de la situation qu'il a prise pour prétexte, et sa capacité à imbriquer dans cette construction toutes sortes de matériaux tirés du quotidien de l'Amérique de ce début de XX° siècle.
Les personnages (en particulier Krazy) emploient un inimitable patois fait d'argot, de Brooklynese (“dissiving” pour “deserving”), de Yinglish (“dahlink”), d'espagnol, de français, peut-être de ce dialecte de la Nouvelle-Orléans qu'on appelle "Yat", d'emprunts (souvent mal prononcés ou utilisés à contre-emploi) au jargon des précieuses - et des Trissotins (“cerulean”, “purveyor”, “somniferous”, “obstikil dillusion”), mots inventés (“windage”, “adenoiding”), plus tout ce qui pouvait passer par la tête d'Herriman sous l'inspiration du moment (il semblerait, et ce n'est pas sans intérêt, que la langue maternelle d'Herriman ait été le français). Bien sûr, l'emploi d'expressions dialectales a été commun dans la littérature de divertissement américaine au moins depuis Mark Twain, et un de ses usages habituels est de marquer, entre différents locuteurs, une distance sociale. Ce n'est pas le cas dans Krazy Kat où c'est sans condescendance qu'Herriman place dans les bulles de son Kat ces inventions fantaisistes qui témoignent de sa fascination pour le caractère hybride de la langue vernaculaire américaine, ses possibilités de variations harmoniques inédites. Herriman, comme Joyce, est un fresquiste qui sur sa large palette mélange voix, accents, et néologismes.

   
Les habitants du comté de Coconino se penchent sur leur passé
"And the most wundafil part of it fellas,
is that it's all wolcennic ection - that's
what makes it the sensation what it is."


Ensuite il y a l'abondance, dans le strip, de choses indéterminées. Les drames minuscules que vivent les personnages d'Herriman  ont pour toile de fond le grandiose, l'irréel décor lunaire du comté de Coconino, né de l'amour d'Herriman pour les paysages du Sud-Ouest des États-Unis, qu'il parcourut souvent. Un paysage toujours changeant: d'une case à l'autre, champignons, buttes, pyramides, citadelles et arbres s'en vont à la dérive derrière les acteurs, sans souci de permanence ou de continuité. Même le genre du héros (de l'héroïne?) reste curieusement indéfini. Krazy est habituellement (mais pas de façon constante) désigné par des pronoms masculins, pourtant il semble se comporter en partenaire féminin dans sa relation avec le mâle Ignatz. 
Chaque fois qu'on lui demande ce qu'il en est, Herriman répond de façon caractéristique: "Je ne sais pas". Une question qui - ailleurs - semblerait aussi fondamentale que l'identité sexuelle d'un personnage de premier plan est laissée bienheureusement fluide, flottant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre.
Il serait tentant (et cela n'aurait rien de neuf) de chercher à décoder, dans la désinvolture avec laquelle Herriman traite paysage, langage et genre, un message lié aux ambiguïtés de son héritage ethnique. Pour autant qu'on puisse le savoir, il semble qu'Herriman ait su qu'il avait des ancêtres africains et qu'il l'ait gardé pour lui - un choix qui n'aurait rien de surprenant au vu des exclusions sociales et professionnelles appliquées aux noirs américains à cette époque. Il est plus que probable que la carrière d'Herriman dans la presse aurait souffert si son ascendance avait été rendue publique.
Par certains sans doute, le choix d'Herriman de "passer pour blanc" pourra être jugé malhonnête; mais face à l'absurdité de lois qui instituaient de rigoureuses catégories raciales selon lesquelles "une seule goutte" de sang africain suffisait à séparer ceux définis comme "blancs" de ceux définis comme "noirs", le refus d'Herriman de se laisser définir par d'autres que lui, qui peut se permettre de dire qu'il n'était pas justifié? 
Cette fluidité si caractéristique des strips d'Herriman n'invitait-elle pas à envisager une conception plus fluide de l'identité américaine?

En somme, Krazy Kat ne se sent tout simplement pas d'humeur à rendre des comptes. Une œuvre si généreuse, si intègre, si simple dans ses infinies variations, n'aurait dû, en toute logique, jamais voir le jour, encore moins survivre dans la presse quotidienne pendant plus de trente ans. Qu'elle l'ait pu, elle le doit en partie à William Randolph Hearst qui (quoi qu'on ait pu lui reprocher par ailleurs) était sincère dans son amour pour les cartoons; en partie à l'accueil du public américain, qui pourrait bien n'avoir pas été aussi stupide qu'on aurait pu le penser; mais surtout, elle le doit à Herriman, à qui il convient de laisser le dernier mot.

En 1917 il dessina un strip dans lequel Krazy trouve un ouijà oublié sur le sable. On lui dit que la planchette peut deviner qui sont les amis et les ennemis de qui la consulte; Krazy demande: “Weeja, weeja, who is it I got for a 'enemies'?” (Uizza, uizza, c'est qui que j'ai comme des ennemis?) et l'oracle, naturellement, épelle: 
I—G—N—A—T—Z. 
Indigné par cette calomnie, Krazy piétine la planchette et tourne les talons. Entre Ignatz qui découvre le ouijà ainsi maltraité - nous apprenons que c'est à lui qu'il appartient - et il n'a pas de mal à deviner que c'est Krazy qui l'a mis dans cet état. Conclusion inévitable: une brique vole vers Krazy, qui s'exclame: “See!! Didn't I tell you he was my friend? That 'Weeja' is a fibba!!!” (Voyez? Je vous l'avais pas dit que c'était mon ami? Ce uizza, il est gaga!!!).  

Herriman conclut le strip par une adresse aux esprits de l'autre monde:

"Vous avez répondu en toute sincérité, amis du monde des ombres: mais ne jugez pas sévèrement notre Krazy. Ce n'est, lui aussi, qu'une ombre, prisonnier de la trame embrouillée de l'existence. Nous l'appelons "Cat", nous l'appelons "Crazy", mais il n'est ni l'un ni l'autre. Quand son tour viendra de vous rejoindre, peuple du crépuscule, il aura pour passeport l'écho de l'angélus, pour guide, la brise du couchant. 
Soyez indulgents pour lui, car vous ne serez pas plus à même de le comprendre que nous, mortels qui nous attardons sur cette rive."


*On rencontre plusieurs variantes du nom de naissance de Jelly Roll Morton, selon les documents qu'on consulte: LaMothe, Lemott, LaMotte, LaMenthe... LaMenthe, c'est incontestablement la plus rafraîchissante!

Merci à Chris Kearin pour l'aide qu'il m'a apportée 
pour mon petit "brique-olage" à partir de son texte! 




Michael Tisserand, 
HarperCollins, 2016.



Patrick McDonnell, Karen O'Connell, Georgia Riley de Havenon, 
Harry N. Abrams, première édition 1986,  nouvelle édition 2004



Krazy Kat (les planches du dimanche), 
traduit par Marc Voline, 
éditions Les Rêveurs
volume 1 - 1925 à 1929
volume 2 - 1930 à 1934
volume 3 - 1935 à 1939
volume 4 - 1940 à 1944
(cette édition reprend en 4 volumes les 12 volumes parus chez Fantagraphics)

samedi 2 février 2013

A little electronic metronome sets the time


Le hasard (le hasard?) a fait que c'est peu après avoir vu  le dernier film de Wes Anderson que j'ai lu le dernier recueil de nouvelles paru en français de Steven Millhauser: Le lanceur de couteaux (il faudra qu'on reparle de  Steven Millhauser, je pense, non?). Dans ce recueil, une brève nouvelle, très millhauserienne, dans la veine de La Galerie des Jeux ou d'Eisenheim l'illusionniste: Le Nouveau Théâtre d'Automates.
Soudain, voilà que je comprenais ce qui m'avait gêné jusqu'ici dans le cinéma de Wes Anderson, pourquoi je n'étais jamais vraiment "entré" dans ses films, même s'ils m'avaient, à l'occasion, arraché un sourire (c'est toujours amusant de voir une caméra martyriser Bill Murray,  quel que soit le réalisateur qui dirige la séance de torture). 
Faisons connaissance, grâce à Steven Millhauser, avec le Nouveau Théâtre d'Automates:
… le Neues Zaubertheater demeure au centre d'une controverse passionnée. Ceux qui ne partagent pas notre amour du théâtre d'automates trouveront peut-être nos passions difficiles à comprendre; mais pour nous, ce fut comme si toute chose avait été soudainement remise en question. Même nous, les convaincus, demeurons perturbés par les représentations [du Neues Zaubertheater]  qui nous troublent à la manière de plaisirs interdits, de crimes secrets. 
J'ai parlé de la longue et noble histoire de notre art, de sa tendance à toujours vouloir accroître son éclat mimétique. Le jeune Heinrich avait hérité de cette tradition et à en croire l'opinion de beaucoup, il en était devenu le maître exceptionnel. D'un coup d'un seul, son Neues Zaubertheater mit cette histoire sens dessus dessous. On ne peut décrire les nouveaux automates que comme gauches. J'entends par là que la fluidité de mouvement qui constitue la caractéristique dominante de nos figures classiques a été remplacée par les mouvements brusques et saccadés d'automates d'amateurs. Il en résulte que les nouveaux automates sont incapables d'imiter les mouvements des êtres humains, sauf de la plus élémentaire façon. Ils sont dépourvus de grâce; selon tous les critères de l'art classique, ils sont ridicules et laids. Ils ne nous frappent pas par leur humanité. Il faut à vrai dure avouer que les nouveaux automates nous frappent d'abord par leur caractère d'automates. Telle est l'essence de ce que l'on appelle désormais le Nouveau Théâtre d'Automates.
J'ai qualifié les nouveaux automates de gauches, et cela est assez vrai si on les juge du point de vue de l'ancienne école. Mais ce n'est pas entièrement vrai, même si l'on considère les choses de ce point de vue. Tout d'abord, leur gaucherie elle-même est au plus haut degré artistique, comme ont pu l'apprendre à leurs dépens les imitateurs. Ce n'est pas simplement que le nombre de leurs mouvements est réduit, mais qu'il est réduit de façon très particulière, de manière à conférer aux mouvements un rythme très particulier. Ensuite on ne peut pas dire du maître reconnu de l'expressivité qu'il s'est dressé contre l'expressif en tant que tel. Les nouveaux automates sont profondément expressifs, à leur propre et dérangeante façon. On a en fait pu remarquer que les nouveaux automates sont capables de mouvements jamais vus auparavant dans l'art du mécanicien, même si l'on continue de s'affronter sur le point de savoir s'ils sont à proprement parler humains.
Dans le théâtre d'automates classique, on nous demande de partager les émotions d'êtres humains dont nous savons qu'ils sont en réalité des automates miniatures. Dans le nouveau théâtre d'automates, on nous demande d partager les émotions des automates eux-mêmes. L'artifice mécanique, loin d'être déguisé, s'impose à notre attention. Si tout était là, la chose serait stupéfiante, mais il ne s'agirait tout de même pas de grand'chose. Pareil théâtre ne pourrait durer. Mais les nouveaux automates de Graum souffrent et se battent contre des difficultés; ils ne semblent pas moins avoir une âme que les anciens automates. Mais ils n'ont pas des âmes d'êtres humains; ils ont des âmes de créatures mécaniques, devenues conscientes d'elles-mêmes. Les créateurs d'automates classiques présentent des personnes miniaturisées; Heinrich Graum, lui, a inventé une race nouvelle. C'est la race des automates, le clan des rouages; ce sont des êtres nouveaux, insérés dans l'univers par l'esprit du créateur qu'est Graum. Ils vivent des vies parallèles aux nôtres, avec lesquelles il convient de ne pas les confondre. Leurs combats sont des combats mécaniques, leur souffrance est une souffrance d'automates. Il est du dernier chic de prétendre que Graum a abandonné le théâtre pour adultes et qu'il est revenu au Théâtre pour Enfants, là où serait sa véritable demeure spirituelle. C'est là, selon moi, une erreur d'interprétation absolue. Les créatures du Théâtre pour Enfants sont des imitations d'êtres imaginaires; les créatures de Graum ne sont pas des imitations de quoi que ce soit.  Elles ne sont qu'elles-mêmes. Les dragons n'existent pas; les automates si.
Diriger des marionnettes dans Fantastic Mr. Fox a-t-il, pour Anderson, eu l'effet d'un  exorcisme? est-il à présent libéré d'une malédiction? Peut-être les films de Wes Anderson ont-ils toujours été des films pour marionnettes. Dans ce cas, les faiblesses de ces premiers films pouvaient s'expliquer par la discordance entre le caractère guignolesque des ressorts dramatiques de leurs scénarios et l'aspect trop lissé, trop crédible, trop bien verni des guignols qu'ils mettaient en mouvement (on aurait dit des acteurs!): un malaise du même genre que celui que produisent les créatures numériques nées des technologies de dernière génération lorsqu'elles sont distribuées dans des rôles qu'auraient mieux rempli les petits bonshommes en mousse du Studio Aardman ou les grosses peluches de Jim Henson (là ce n'est pas aux films d'Anderson que je pense, c'est à quelques blockbusters récents)... bref, une excursion insuffisamment préparée dans l'Uncanny Valley.


Si vous préparez une excursion, n'oubliez surtout pas:
un panier pour le chat, une provision de ses boîtes préférées,
et des piles pour le tourne-disques. 

Avec ça, vous pourrez vous passer de briques.

Dans Moonrise Kingdom on n'est plus dans la comédie mais dans le cartoon. Adieu, malaise: les plans s'enchaînent comme des cases de BD, les projectiles y volent à l'horizontale comme dans Krazy Kat, la foudre vous y maquille en noir et vous frise les cheveux comme chez Tex Avery, les façades, comme chez Chris Ware, s'ouvrent à la façon de celles des maisons de poupées: ce dispositif, esquissé dans Les Tenenbaums et La vie Aquatique où il n'était utilisé que pour mettre entre parenthèses des moments dans le récit, en est maintenant le moteur, un moteur dont on entend le tic-tac :  afin que "l'artifice mécanique, loin d'être déguisé, s'impose à notre attention", c'est comme le grincement plaintif d'une boite à musique qui accompagne, avec un décalage significatif, les pirouettes des petits automates. 
Et jamais petits automates n'ont été aussi sympathiques.




Le Nouveau Théâtre d'Automates, dans 
Le lanceur de couteaux (The knife thrower), traduit par Marc Chénetier. 
Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Les grandes traductions », 2012 
(ISBN 978-2-226-23849-8)
Moonrise Kingdom est un film de Wes Anderson (2012)
Merci à Krazy, Ignatz et Pupp pour leur participation exceptionnelle à ce billet.
(Krazy Kat de George Herriman, 1941)