lundi 29 avril 2019

Il ne se connaissait pas cette voix-là (Alexis Jenni)


Numéro fantôme

J'ai fait un rêve horrible où mon père m'appelait sur mon portable; cela n'aurait rien que de banal si mon père n'était mort depuis quinze ans; et cela, dans le rêve, je le savais. Il est mort avant que les portables ne se généralisent, il n'en eut jamais, il utilisa toujours un téléphone à fil, de ceux qui relient par un câble celui qui parle à celui qui l'écoute, de ceux qui permettraient en progressant le long du fil, du fil métallique de cuivre qui va sous la terre, d'aller embrasser celui à qui l'on parle sans avoir lâché la ligne.
Mais dans mon rêve, il me téléphonait sur mon portable, je voyais son nom apparaître sur l'écran au moment de l'appel, et ceci était une preuve de la réalité de ce que je rêvais. S'il avait utilisé la machine à fil, l'antique appareil qu'il avait connu et que maintenant on oublie, mon rêve aurait été un souvenir; qu'il utilise dans mon rêve un objet qu'il ne pouvait connaître démontrait la réalité de mon rêve. Les personnages des rêves peuvent-ils faire ce qu'ils n'auraient pas fait dans la réalité?
Sûrement pas me disais-je en  mon rêve, sinon les rêves ne signifieraient rien. Je me tenais avec clarté ce raisonnement. Et mon père, des années après sa mort, m'appelait sur mon portable.
Je ne sais plus comment je sus que c'était lui, puisqu'il ne me dit rien; son nom s'afficha sur l'écran, mais je ne me souviens plus s'il s'agissait de son nom, de sa fonction familiale, ou bien du mot fantôme.
Je pensais à tout cela en même temps, en tenant à la main mon portable qui sonnait, et sur l'écran s'affichait son nom, et je savais que c'était lui. J'ouvris la communication et je n'entendis rien, des crissements, des chuintements, tous les bruits étranges d'un téléphone laissé à l'abandon, qui transmet le bruit de l'air du temps, le bruit d'un vide quantique agité de bulles; j'écoutais, il m'avait appelé, je n'entendais rien.
Alors dans le vide poussé qui s'étend autour des téléphones portables, où seulement passent les ondes qui ne touchent rien, qui traversent les corps sans qu'ils le sachent, je parlai. Je m'entendis dire, d'une toute petite vois: "Tu es là, papa?" Et dans le téléphone ouvert je n'entendais que le grésillement du vide.
Je me réveillai et ce rêve me troubla pendant un jour entier, d'un trouble qui hésitait entre effroi et chagrin, j'y pensai tout le jour, minute après minute. Ce qui me troublait, ce n'était pas que l'appel provienne de la région des morts: les morts en font bien d'autres.
Ce qui me troubla un jour tout entier c'était le timbre de ma voix, ma voix presque effacée, infiniment fragile, au moment où je disais: "Tu es là, papa?"
Je ne me connaissais pas cette voix-là. Fait-on en rêve ce que l'on ne fait pas dans la réalité?



Gallimard, 2013
ISBN 978 207 01 4205 7

mardi 16 avril 2019

Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit.


Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre.
    "Mais quelle est la pierre qui soutient le pont ?" demande Kublai Khan.
    "Le pont n'est pas soutenu par telle ou telle pierre," répond Marco, "mais par la ligne de l'arc qu'elles forment."
    Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit. Puis il ajoute : "Pourquoi me parles-tu des pierres ? C'est l'arc seul qui m'importe."


Arc


    Polo répond : "Sans pierres, il n'y a pas d'arc."



Italo Calvino
Les villes invisibles 
(Le città invisibili, Einaudi, 1972), 
traduit par Jean Thibaudeau, 
éditions du Seuil,  1974
Points, 1996
Folio, 2013

Photo: Philippe Wojazer / AFP 

jeudi 4 avril 2019

Glanons, n'appuyons pas



Agnès de '28 à '19.

 Illustration R. B.