dimanche 25 février 2018

Petits poucets de l'espace (Ursula Le Guin, 5; L'anniversaire du Monde, 4)




Il faut une bonne quantité de cailloux pour faire un monde. Mais, de même qu'un premier pas est un bon début pour le proverbial voyage de dix mille lis, un caillou, quand on commence un monde, c'est aussi un bon début.
Si ce n'est pas la création d'un monde qu'on entreprend, mais un voyage, surtout s'il est de dix mille lis ou plus, une poche pleine de cailloux peut suffire: il est important, aussi, de regarder où l'on met les pieds.


En épigraphe de Paradis perdu, Le Guin a placé le quatrain final du poème de Théodore Roethke,  The Waking. Un poème fermement ancré dans le sol; 
"God bless the Ground!   I shall walk softly there"
dit un autre vers, qui, lui aussi, n'est pas sans écho dans la nouvelle. Mais ce n'est pas celui-ci que Le Guin a choisi de citer:

This shaking keeps me steady. I should know.  
What falls away is always. And is near.  
I wake to sleep, and take my waking slow.  
I learn by going where I have to go.

Ce tremblement me maintient ferme. Je le sais bien.
Ce qui s’éloigne est  toujours. Et proche.
Je m’éveille pour dormir, et m’éveille lentement.
J’apprends, en allant, où il me faut aller.

La traduction ci-dessus est celle qu'offre l'édition française.
Je ne la trouve pas très satisfaisante: son principal mérite est de tenter de trouver une équivalence française approximative au mètre de l'original: ce choix est louable, le rythme étant essentiel dans une pièce qui joue, comme la villanelle de Roethke, sur une répétition obsédante. Mais essayer de rendre à la fois le rythme ET le sens d'un vers anglais, n'est-ce pas une entreprise chimérique? Ici c'est le sens qui est sacrifié à la forme. Ce tremblement me maintient ferme, ça ne veut rien dire. Et  Je m’éveille pour dormir, ça pourrait fâcheusement suggérer un contresens. Or je soupçonne Le Guin d'avoir isolé ces vers du poème pour la leçon (un coup de sonde vers une région où l'explorateur n'est pas bienvenu) qu'ils contiennent, plus encore que pour leur sonorité (quelque amour qu'elle ait témoigné, à mainte reprise, pour la musique des vers).
Jetant le mètre par-dessus les moulins, je suis tenté de proposer cette interprétation-ci:

C'est ce vacillement qui me permet de garder mon équilibre.
[J'ai de bonnes raisons de le savoir.
Ce qui tombe ne disparaît pas, ne s'en va pas loin.
Je m'éveille au sommeil: pour cet éveil, je prends mon temps.
C'est en allant que j'apprends où je dois aller.


Rassurez-vous, je ne disparais pas, je ne m'en vais pas loin; je vais bientôt revenir!
Je dois faire court aujourd'hui, parce qu'un travail m'attend (le genre de travail qu'on n'apprend à faire qu'en le faisant).

À suivre...

Et, toujours, le site officiel d'Ursula Le Guin
dont les liens sont mis à jour régulièrement envers et contre tout
par des gens (euh, des personnes) qui l'aimaient bien.

samedi 17 février 2018

Bon anniversaire, le monde (Ursula Le Guin, 4; L'anniversaire du monde, 3)


… et le monde tel que je l'ai connu 
a déjà pris fin à plusieurs reprises.
Ursula Le Guin

Retrouvons donc Ursula Le Guin, après ce billet-ci, celui-ci, et celui-là.

Cailloux précieux comme des diamants

Les cailloux s'invitent souvent dans les fictions d'Ursula Le Guin… ou pour mieux dire, quand ils apparaissent, ils sont traités en invités de marque. Situés dans le futur, et racontés au passé.

Il y a quarante ans, dans une des premières nouvelles du cycle de l'Ekumen, Le Collier de Semlé, il était déjà question de cailloux. Perdus. Retrouvés. Rendus.
Et il sera question ailleurs de planches déjetées. Matériaux de rebut. Grains de sable qui furent un jour façades de gratte-ciels en verre-miroir.
On retrouvera ainsi une de ces sociétés bâties sur des ruines dans un recueil plus récent, Always Coming Home (traduit en français La vallée de l'éternel retour).

Les cailloux, il existe un autre espace dans lequel ils occupent une place d'honneur: ces boites à biscuits, ou à pilules, ou à cigares, qu'on anoblit du titre de boite à trésors, et où l'on conserve des objets singuliers, aussi longtemps qu'on a l'âge de s'émerveiller des trouvailles faites sur le bord du chemin. Les personnages de ces nouvelles de Le Guin font tous l'expérience de pertes matérielles mais surtout immatérielles, de la perte de certitudes, de souvenirs, de refuges, ils ont tous besoin d'un sac d'âme, d'une petite chose qu'on peut serrer dans son poing.

Les deux fragments ci-dessous illustrent un des procédés dont use Le Guin pour tisser des liens - tracer d'étroits passages  - des pistes d'envol pour petits poucets - entre ses récits et entre ses mondes. Avec l'aide de ses amis les cailloux.

Cette nuit-là, dormant dans la chambre qui donnait sur la terrasse de Yaramera, Esdan rêva qu'il avait perdu une petite pierre ronde et plate qu'il avait toujours sur lui dans un petit sac. La pierre venait du pueblo. Quand il la serrait dans sa paume pour la réchauffer, elle était capable de parler, de parler avec lui. Mais cela faisait longtemps qu'il ne lui avait pas parlé. Il s'apercevait maintenant qu'il ne l'avait plus. Il l'avait perdue, laissée quelque part. Il pensait que c'était dans le sous-sol de l'ambassade, mais la porte était fermée à clef, et il ne trouvait pas l'autre porte.
Il se réveilla. C'était le petit matin. […] Il pensait à son rêve, à la pierre qui parlait. Il aurait aimé entendre ce qu'elle disait.
Ursula Le Guin, 
Musique Ancienne et les femmes esclaves
dans L'Anniversaire du Monde 
(The Birthday of the World, 2002)

Un des cailloux dans mon sac d'âme, un vilain petit caillou gris que j'avais ramassé un certain jour à un certain endroit dans les collines au-dessus de la rivière pendant le Temps Argenté, un petit morceau de mon monde: voilà ce qui est devenu mon monde. Chaque nuit, je le sortais de mon sac et je le tenais dans ma main, en pensant à la lumière du soleil dans les collines au-dessus de la rivière, en écoutant le doux bruissement des systèmes du vaisseau, comme un océan mécanique.
Ursula Le Guin, 
Solitude
dans L'Anniversaire du Monde 
(The Birthday of the World, 2002)

Vous l'avez remarqué, je me répète: serais-je distrait? Non, je voudrais simplement mettre en évidence ce fil ténu qui traverse romans, novellas et nouvelles d'Ursula Le Guin, un lien bien plus discret que le "ruban adhésif fait de mots" dont elle se moque gentiment dans la préface déjà citée: le fil de cette sonde jetée vers des strates d'idées situées trop loin du langage pour être verbalisées comme elle le dit dans The Child and the Shadow.  

Romans et nouvelles de Le Guin, que leur thème les rattache ou non à la science-fiction (c'est aussi vrai de romans "mainstream", comme on dit, comme Lavinia ou Loin, très loin de tout)  traitent de l'une ou l'autre de ces méthodes que nous - individus aussi bien que collectivités - avons trouvé pour ne pas perdre toute trace de notre passé.
De ce besoin que nous ressentons à un moment de notre vie, de ramasser quelque chose sur le bord du chemin, et de l'investir, arbitrairement, d'une signification. De préférence une petite chose brillante, tant qu'à faire.
Dans l'avant-dernière nouvelle du recueil, celle qui lui donne son nom, L'Anniversaire du Monde, une petite communauté traditionaliste subit une acculturation brutale, perd en quelques épisodes violents tout cet ensemble de petites choses ramassées au bord du chemin: ses croyances, sa vision du monde, ses rites; c'est un de ses membres qui nous le raconte - au passé.
On pourrait être tenté de résumer ce témoignage aux allures de conte en disant qu'une dystopie y est remplacée par une autre dystopie: ce serait oublier que chez Le Guin, les dystopies ne sont pas moins ambiguës que les utopies. C'était mieux avant, vous êtes sûrs? Ce sera mieux après, vous pensez? Vous vous dites peut-être que ça ne pourrait pas être pire: pas possible!
Qu'est-ce qui, dans l'héritage de la petite épouse de Dieu, valait la peine d'être conservé?
Qu'est-ce qu'il était opportun de rendre, comme Sérénité (dans Solitude) avait rendu un de ses sacrés?
Qu'est-ce qu'il valait mieux perdre?


Petits poucets de l'espace

Quant à la dernière nouvelle, nous l'avons vu dans l'introduction de Le Guin, elle appartient à un genre de science-fiction un peu différent, et comme l'autrice l'a noté, codifié de longue date par les nombreux écrivains qui s'y sont essayé.
 La dernière et [la plus] longue nouvelle, Paradis perdus, ne suit pas ce schéma, et n'est absolument pas une histoire de l'Ekumen. Elle se déroule dans un autre univers, encore un univers fréquemment utilisé, un univers de science-fiction générique et partagé: le "futur".
[…] En d'autres termes, c'est une histoire de vaisseau où vivent des générations successives. (Deux ouvrages remarquables, Aniara de Harry Martinson et The Dazzle of Day de Molly Gloss … ont utilisé ce thème)...
C'est sans doute à dessein que Le Guin choisit de ne citer que deux ouvrages récents, mais on pourrait ajouter à ces deux titres une très longue liste, en commençant par Pour une autre Terre  de Van Vogt et Croisière sans escale de Brian Aldiss... En fait, c'est à une des figures classiques du récit de science-fiction que s'est attaqué Le Guin dans cette nouvelle (ou peut-être novella): d'Asimov à Delany,  presque tous les auteurs canoniques y sont allés de leur histoire de micro-société enfermée dans un vaisseau géant. Ce que Le Guin y apporte de neuf, c'est l'empathie pour les personnages, qu'on trouve dans toutes ses nouvelles; les protagonistes perçoivent les dysfonctionnements de la société en vase clos dans laquelle ils vivent (sur leur arche de l'espace), pressentent les impasses vers lesquelles elle risque de se diriger; ils aspirent à y apporter des changements, et sont confrontés à la découverte déstabilisante que, parmi leurs contemporains, d'autres groupes se forment, qui, avec la même ardeur juvénile qu'eux-mêmes, souhaitent eux aussi des changements, mais des changements radicalement différents.

C'est une des plus anciennes figures de la science-fiction que ce départ vers l'inconnu, non pas, comme dans la mythologie, de figures héroïques et solitaires mais de tout un peuple, d'un échantillon d'humanité.
Les héros mythologiques, les Jason et les Gilgamesh, changeaient le monde (du moins, les aèdes le supposent, car après tout, le seul monde qu'ils connaissent, c'est celui  qui perdure, après que les héros l'aient changé). Les voyageurs de l'arche de l'espace (pas des géants, pas des héros: vous, moi, nos rejetons) le voyage les change, la signification du voyage change pour eux.
Et, comme ils sont nombreux et d'origines diverses, les changements ne sont pas les mêmes pour tous.
Le titre anglais de la nouvelle est bien Paradises lost, au pluriel, une nuance qui en français peut être perdue à l'oral;  en effet, dans cette nouvelle, il est question de plusieurs sortes de paradis, et surtout de plusieurs façons de perdre. Mais aussi de la façon dont, même quand on est perdu dans l'espace profond, on peut trouver des cailloux à ramasser.
On en parle dans un prochain billet, si vous voulez?


À suivre...




Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)

jeudi 15 février 2018

Etes-vous sûr de savoir ce que ce mot veut dire?



L'actualité commande, et je dois interrompre (aussi exceptionnellement que brièvement) cette série de billets dédiés à Ursula LeGuin pour relayer une alerte lancée par le vigilant Imaginos.
Toy Vault a lancé sur kickstarter une 
souscription pour son nouveau projet: 
The Princess Bride, on ne la présente plus. 
La chronique que lui a consacrée 
William Goldman veille depuis des années sur votre table de nuit, prête à dissiper migraines et angoisses nocturnes: c'est Bouton d'Or, qui fut la plus belle femme du monde en un siècle sombre qui avait grand besoin de sa blondeur pour l'illuminer. 
Tous les historiens sérieux l'affirment: 
elle ressemblait à Robin Wright
Vous pourrez à présent voler à son secours, célébrer sa beauté dans des ballades, peut-être même vous permettra-t-elle de baby-sitter son bébé; ou, qui sait, car les caprices du destin - surtout lorsqu'il les exprime par les dés - sont imprévisibles, répandre la terreur sur les sept mers avec the Dread Pirate Roberts.
L'ouvrage sera décliné en quatre versions: 
PDF, commune, de luxe et… celle-là, 
vous l'attendiez, j'en suis sûr… inconcevable!

The Unconceivable Edition sera présentée dans un coffret de bois de cerisier. Elle ne coûtera (à ses souscripteurs) pas un guilder, pas un florin, mais seulement deux cents thalers, ou dollars, comme prononcent les Américains avec leur drôle d'accent.

Un tel déploiement de luxe n'est cependant pas une première dans le monde des jeux de rôle financés par souscription: rappelons que, parmi les accessoires pour la nouvelle édition de Rêve de Dragon - souscription lancée en Mai de l'année dernière par Scriptarium - seront disponibles (quand vous pourrez vous les procurer en boutique, sans doute au prochain joli mois de Mai, puisque vous avez manqué la souscription, gros benêt!) des sets exclusifs de dés en os de dragon importé de Lituanie, gravés avec le sang acide du drakkule selon un procédé exclusif*.


* description non contractuelle.

mardi 13 février 2018

Petits morceaux de mondes (Ursula Le Guin, 3; L'anniversaire du monde, 2)



Je suis allée dans mon refuge secret au bord de la rivière 
et je me suis mise à pleurer. 
J'ai sorti les sacrés de mon sac d'âme et je les ai disposés par terre. 
Un des sacrés - ça n'a plus d'importance si je vous le dis - était 
un cristal que Ned m'avait donné, clair au sommet, 
d'un rouge laiteux à la base. Je l'ai tenu un long moment 
et puis je l'ai rendu. J'ai creusé un trou sous un rocher 
et j'ai enveloppé le sacré dans des feuilles de duhur, 
puis dans un carré de tissu que j'ai arraché de mon kilt, 
un magnifique tissu très fin que Hyuru 
avait fabriqué et cousu pour moi. 
J'ai déchiré le carré juste sur le devant de mon kilt, 
là où ça se verrait. J'ai rendu le cristal, 
 je suis restée assise là, longtemps, à côté de lui. 
Quand je suis rentrée à la maison, je n'ai pas parlé 
de ce que Didsu m'avait dit. 
Mais Ned était très silencieux, et ma mère avait l'air soucieuse. 
"Qu'est-ce que tu as fait à ton kilt, Ren?" m'a-t-elle demandé. 
J'ai légèrement relevé la tête, et je n'ai rien répondu; 
elle a ouvert la bouche pour parler, mais n'a finalement rien dit.   
Elle avait fini par apprendre à ne pas parler 
à une personne qui a choisi de rester silencieuse.
Ursula Le Guin, Solitude
dans L'Anniversaire du Monde.



Ce billet-ci est la suite de ce billet-là et encore de ce billet-là.

Cinquième nouvelle du recueil L'Anniversaire du Monde,  Solitude m'a semblé mériter une attention spéciale.
Cette nouvelle porte un sous-titre: "Appendice à PAUVRETÉ: le second rapport sur Onze-Soro, du Mobile* Entselenne'temharyonoterregwis Feuille; par sa fille Sérénité**".


SolitudeAn addition to "POVERTY: The Second Report on Eleven-Soro" by Mobile Entselenne'temharyonoterregwis Leaf; by her daughter, Serenity.
My mother, a field ethnologist, took the difficulty of learning anything about the people of Eleven-Soro as a personal challenge. The fact that she used her children to meet that challenge might be seen as selfishness or as selflessness. Now that I have read her report I know that she finally thought she had done wrong. Knowing what it cost her, I wish she knew my gratitude to her for allowing me to grow up as a person.
Shortly after a robot probe reported people of the Hainish Descent on the eleventh planet of the Soro system, she joined the orbital crew as back-up for the three First Observers down onplanet. She had spent four years in the tree-cities of nearby Huthu. My brother In Joy Born** was eight years old and I was five; she wanted a year or two of ship duty so we could spend some time in a Hainish-style school. My brother had enjoyed the rainforests of Huthu very much, but though he could brachiate he could barely read, and we were all bright blue with skin-fungus. While Borny learned to read and I learned to wear clothes and we all had antifungus treatments, my mother became as intrigued by Eleven-Soro as the Observers were frustrated by it.
All this is in her report, but I will say it as I learned it from her, which helps me remember and understand. The language had been recorded by the probe and the Observers had spent a year learning it. The many dialectical variations excused their accents and errors, and they reported that language was not a problem. Yet there was a communication problem. The two men found themselves isolated, faced with suspicion or hostility, unable to form any connection with the native men, all of whom lived in solitary houses as hermits or in pairs. Finding communities of adolescent males, they tried to make contact with them, but when they entered the territory of such a group the boys either fled or rushed desperately at them trying to kill them. The women, who lived in what they called "dispersed villages," drove them away with volleys of stones as soon as they came anywhere near the houses. "I believe," one of them reported, "that the only community activity of the Sorovians is throwing rocks at men."

Ma mère, une ethnologue de terrain, prit comme un défi personnel le fait qu’il était difficile d’apprendre quoi que ce soit sur la population de Onze-Soro. Qu’elle se soit servie de ses enfants pour relever ce défi peut paraître de l’égoïsme, ou de l’abnégation. Maintenant que j’ai lu son rapport, je sais qu’elle a finalement conclu qu’elle avait mal agi. Sachant ce que cela lui a coûté, je voudrais qu’elle sache à quel point je lui suis reconnaissante de m’avoir permis de devenir une personne.
Peu après que la sonde robotique eût signalé une population de souche Hainienne sur la onzième planète du système de Soro, ma mère rejoignit l’équipage en orbite pour se tenir en réserve des trois Premiers Observateurs descendus sur la planète. Elle avait passé quatre ans dans les arbres-cités de Huthu, une planète voisine. Mon frère Né Dans La Joie** avait huit ans et j’en avais cinq; ma mère souhaitait passer un an ou deux à bord d'un vaisseau pour que nous puissions bénéficier d’une scolarité hainienne. Mon frère avait beaucoup aimé les forêts de Huthu, mais bien qu’il eût appris à se balancer de liane en liane, il savait à peine lire, et nous étions tous les deux entièrement bleus à cause d’un champignon sur la peau. Pendant que Ned apprenait à lire et que j’apprenais à porter des vêtements, et qu’on nous administrait des traitements fongicides, la fascination de ma mère pour Onze-Soro grandissait, à la mesure de la frustration qu’éprouvaient les Observateurs.
Tout cela figure dans son rapport, mais je vais l’exposer tel que je l’ai appris d’elle, ce qui m’aide à me remémorer et à comprendre. Le langage avait été enregistré par la sonde et les Observateurs avaient passé un an à l’apprendre. Les nombreuses variantes dialectales pouvaient excuser leur accent et leurs erreurs, et ils informèrent le vaisseau que le langage ne posait aucun problème. Il y avait pourtant un problème de communication. Les deux hommes se trouvèrent isolés, en butte aux soupçons ou à l’hostilité, incapables de nouer un lien avec les indigènes mâles, qui vivaient tous en ermites dans des maisons isolées, ou quelquefois à deux. Après avoir découvert l’existence de communautés d’adolescents, ils essayèrent d’entrer en contact avec eux, mais quand ils pénétrèrent dans le territoire d’un de ces groupes, les garçons s’enfuirent ou se jetèrent désespérément sur eux pour tenter de les tuer. Les femmes, qui vivaient dans ce qu’ils appelèrent des villages dispersés, leur jetaient des volées de pierres dès qu’ils s’approchaient des maisons. Je crois, a dit l’un des Observateurs, que la seule activité collective chez les Soroviennes consiste à lancer des pierres sur les hommes.




Lucide dans le ciel 
(avec cailloux en lieu de diamants)

Une anthropologue, son grand garçon, et sa petite fille, y vivent une expérience d'immersion dans une culture qui leur est étrangère. La mère-anthropologue (tiens, c'est curieux… il me semble me souvenir qu'Ursula Le Guin est elle-même née dans une famille d'anthropologues) poursuit une mission pour le compte de l'Ekumen: elle espère que son rapport aidera les universitaires de Hain à comprendre comment l'éclatement de la civilisation la plus urbaine de la galaxie (la planète quasi-déserte qu'elle étudie a autrefois été couverte par une mégalopole de quatorze milliards d'habitants) a pu engendrer une société ultra-individualiste réduite à quelques poignées d'individus, vivant dans un isolement volontaire, répudiant non seulement toute technologie, mais aussi (presque) toute structure sociale - à la plupart des concepts qui rendent possible la vie sociale au sens où nous l'entendons (nous, et les Hainiens, bien sûr: dans l'Ekumen, c'est eux dont la vision du monde est la plus proche de la nôtre, celle du moins à laquelle il est le plus tentant pour nous d'adhérer), ils donnent le nom péjoratif de "magie". Pour les habitants de Onze-Soro, quiconque essaie d'exercer une influence sur d'autres gens, ou de les rendre dépendants de quoi que ce soit - d'une relation, d'une habitude, d'une ressource quelconque, par exemple d'objets fabriqués - "fait de la magie": c'est mal. Inutile de dire que le chantage affectif (qui est sur notre planète le couteau suisse des relations parents-enfants) est mal vu sur Onze-Soro.

Le professeur Feuille s'investit dans cette mission avec une foi de charbonnier, et autant de certitudes qu'en avaient, naguère, ceux que chez nous on appelait les hussards noirs de la République.
Elle constate (et, en bonne scientifique, elle essaie de faire entrer cette constatation dans une des grilles de lecture fournie par l'anthropologie) que les adultes sont plus que réticents à communiquer avec elle: elle finit par attribuer cette réticence à une question d'étiquette: sur Onze-Soro il est contraire à toutes les convenances, pour un adulte, de paraître vouloir enseigner quoi que ce soit à un autre adulte (et, de ce fait, un adulte qui, comme elle, pose des questions à un autre adulte fait étalage d'une choquante immaturité - elle découvrira assez tôt que, dans son voisinage, on l'appelle "la folle").
Toute transmission se fait des adultes vers les enfants, non par un système d'enseignement institutionnel, mais par la répétition (ou l'improvisation) de chants qui accompagnent toutes les activités quotidiennes. Au contraire, l'idée même de transmission d'un savoir entre adultes a quelque chose d'embarrassant, de choquant, d'obscène même. Aussi la scientifique a-t-elle recours à une tactique de terrain qui, ailleurs, a souvent donné de bons résultats: ses deux enfants serviront de médiateurs entre elle et la petite communauté à laquelle elle essaie de s'intégrer.
Sa fille - la narratrice - s'engage alors dans une autre mission, une qu'elle se donne à elle-même peu après son arrivée sur Onze-Soro: devenir un être humain, comme les autres enfants du village: cela implique de répudier l'usage de la magie qui a causé la perte des Anciens ( les Gens, comme les appellent les Soroviens, pour les distinguer des personnes ): non seulement la production industrielle, mais toute forme de socialisation impliquant l'échange. Au contact des habitants de la planète Onze-Soro, la jeune fille a adopté leurs vues sur la civilisation, profondément différentes de celles de sa mère - autrement dit des nôtres: ne serions-nous pas tentés de décrire une société où les mâles adultes vivent en ermites (en ermites occasionnellement cooptés par des femmes comme reproducteurs), où la seule activité collective des femmes "semble (aux observateurs extérieurs) consister à lancer des pierres sur les hommes" (soupçonnés de préméditer un mauvais coup dès qu'ils s'approchent des villages sans y être invités), et où les adolescents mâles vivent en bandes tenues à distance tant par les femmes que par les hommes, comme une société profondément dysfonctionnelle?
Mais la nouvelle d'Ursula LeGuin, quant à elle, adopte le  point de vue de Sérénité, la fille de Feuille l'anthropologue. Le point de vue d'une post-anthropologue?


Quand je lui racontais les histoires de l'Avant-Temps que Tante Sadne et Tante Noyit racontaient à leurs filles et à moi, elle les comprenait souvent de travers. Alors que je lui parlais des Gens, elle m'a dit: "Ce sont les ancêtres des gens qui sont maintenant ici". Quand je lui ai dit: "Il n'y a plus de gens ici", elle n'a pas compris. "Ici, maintenant, il y a des personnes", ai-je ajouté, mais elle n'a toujours pas compris.
[…]
La clef, bien sur, est le mot tekell, qu'on peut traduire en hainien par magie, un art ou un pouvoir qui viole les lois naturelles. Il était difficile pour Mère de comprendre que certaines personnes considèrent réellement que la plupart des relations humaines sont contre nature: que le mariage, par exemple, ou le gouvernement, peut être vu comme un sortilège maléfique élaboré par des sorciers. Il est difficile pour son peuple de croire à la magie.


Souvent, Sérénité se réfère aux rapports officiels écrits par sa mère pour les archives de Hain:
J'ai lu la description qu'elle en a donné dans ce qu'elle a appelé "Un Adolescent Mâle quittant le Cercle des Tantes: Survivance d'un Vestige de Cérémonie".
En rédigeant cet "appendice" au travail de sa mère, elle fait effort pour se montrer aussi précise qu'elle dans ses descriptions.
"Notre vie de tous les jours dans le cercle de tantes était monotone. A bord du vaisseau, plus tard, j'ai appris que les gens qui vivent des existences artificiellement compliquées appellent ce genre de vie "simple". Je n'ai jamais rencontré personne, où que je sois allée, qui ait trouvé que la vie était "simple". Je crois qu'une vie ou une époque paraît simple quand on ne regarde pas les détails, de même qu'une planète semble lisse quand on est en orbite."


Et ça, est-ce que c'est une chose compliquée
qui paraît simple quand on la regarde de près,
 ou une chose simple qui paraît compliquée
quand on la regarde de loin?

Comme toujours dans les déserts

Après avoir, devenue adolescente, passé, de nouveau, quelque temps sur le vaisseau Hainien qui l'a amenée, réfléchi sur ce à quoi ressemble une planète quand on la voit de l'espace, et complété de son mieux l'œuvre de sa mère, Sérénité choisit de retourner pour toujours sur Onze-Soro.
J'avais mon sac d'âme, le couteau de Ned attaché à une ficelle autour de mon cou, un implant de communication dans le lobe de mon oreille droite, et une trousse médicale que Mère avait préparée pour moi. "Ce serait bête de mourir d'une infection au doigt, après tout", avait-elle dit. L'équipage de la navette m'a dit au revoir, mais j'ai oublié de le faire. Je me suis mise en route pour quitter le désert et rentrer à la maison.
Le sol n'était que bosses et creux et grottes, des ruines de l'Avant-Temps; nous marchions sur de minuscules débris de verre et d'autres matériaux, comme toujours dans les déserts.

A l'image d'un désert planétaire où les débris de verre et de béton tiennent lieu de sable, la civilisation de Onze-Soro est bien moins simple qu'elle ne le paraît.
Qu'on y découvre un caillou poli revêt une signification particulière.
Vous vous souvenez de la phrase dédaigneuse par laquelle l'astronome Laplace avait coutume de balayer la croyance superstitieuse, colportée par des paysans ignorants et à laquelle des charlatans et des demi-savants essayent de donner une apparence de crédibilité, selon laquelle on pourrait trouver sur Terre des aérolithes, des cailloux tombés du ciel? "Il ne peut tomber de cailloux du ciel, pour la bonne et simple raison qu'il n'y a pas de cailloux dans le ciel".
Historiquement, une des premières leçons que la science-fiction a retenu de la science lui fut donc donnée par ce contre-exemple, celui d'un scientifique qui avait péché par manque d'imagination : les cailloux ne sont donc pas choses à dédaigner (Asimov donna d'ailleurs à un de ses ouvrages ce titre ironique: "Cailloux dans le ciel").
Sérénité sera passée de la planète-jungle où elle a fait ses premiers pas (sur les branches des arbres) à l'environnement aseptisé du vaisseau spatial hainien où on l'a décrassée et dégrossie, puis à une planète presque exsangue où l'on chante tout le temps, puis de nouveau au vaisseau, puis de nouveau la planète aride, il a bien fallu qu'elle se raccroche à quelque chose. C'est à ça que ça vous sert, un sac d'âme: à ranger les choses qui n'ont de valeur que pour vous.
Qu'y a-t-il dans un sac d'âme?
Un des cailloux dans mon sac d'âme, un vilain petit caillou gris que j'avais ramassé un certain jour à un certain endroit dans les collines au-dessus de la rivière pendant le Temps Argenté, un petit morceau de mon monde: voilà ce qui est devenu mon monde. Chaque nuit, je le sortais de mon sac et je le tenais dans ma main, en pensant à la lumière du soleil dans les collines au-dessus de la rivière, en écoutant le doux bruissement des systèmes du vaisseau, comme un océan mécanique.




* Mobile est le titre que portent les agents de l'Ekumen qui se rendent sur les planètes extérieures.
Ceux qui, sur la planète-mère, centralisent les informations reçues des Mobiles s'appellent, vous n'en serez pas surpris, des Stabiles.


** Les enfants du Professeur Feuille ont été enregistrés par l'état-civil hainien sous les  prénoms choisis par leur mère de Né dans la Joie (In Joy Born, dans l'original) et Sérénité (Serenity). Dès qu'ils eurent un peu grandi, ils préférèrent qu'on les appelle Ned (Borny, dans la version anglaise) et Ren.


À suivre...

Ursula Le Guin,

Les citations (paragraphes en vert) 

apparaissant dans le texte 
proviennent toutes de la nouvelle d'Ursula Le Guin, Solitude
dans le recueil L'Anniversaire du Monde.


Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)


dimanche 11 février 2018

Des paradis à perdre (Ursula Le Guin, 2: L'anniversaire du monde, 1)


Il pensait à son rêve, à la pierre qui parlait. 
Il aurait aimé entendre ce qu'elle disait.
Ursula Le Guin
Musique Ancienne et les femmes esclaves
dans L'Anniversaire du Monde 



Ce billet-ci est la suite de ce billet-là
Reprenons: je vais m'épancher un peu sur les nouvelles qui composent L'Anniversaire du Monde.

L'Anniversaire du Monde

Toujours dans la préface à L'Anniversaire du monde, l'auteur revient, un peu plus loin, sur la construction de son recueil (composé de textes écrits entre 1994 et 2002), dont le sommaire comprend:
Puberté en Karhaïde; 
La Question de Seggri; 
Un amour qu'on n'a pas choisi; 
Coutumes montagnardes; 
Solitude; 
Musique Ancienne et les femmes esclaves; 
L'Anniversaire du monde; 
Paradis perdus.
"Ces sept nouvelles [les premières] ont une structure commune: elles montrent, d'une façon ou d'une autre, par ou à travers un observateur (qui a tendance à s'intégrer à la population), des gens dont la société diffère de la nôtre, dont la physiologie même peut être différente, mais qui ressentent les choses comme nous."[…] La dernière et [la plus] longue nouvelle, Paradis perdus, ne suit pas ce schéma".


La première nouvelle du recueil, Puberté en Karhaïde, malgré son titre qui dans notre idiome répand des odeurs médicamenteuses d'infirmerie, est une histoire de non-amour.
Non! Ça ne veut pas dire que c'est une histoire triste (pas une histoire de cœurs brisés ou quelque chose de ce genre): je vous rappelle que le non-amour est à l'amour ce que les non-anniversaires sont aux anniversaires: la même chose mais à un autre moment - on dit aussi (demandez aux spécialistes que sont, en ces matières, respectivement, Lewis Carroll et Serge Gainsbourg) ananniversaire et anamour... tiens, finalement, je trouve qu'anamour c'est plus joli. Alors c'est une histoire d'anamour. Une histoire d'amour qui ne peut prendre place qu'à un moment bien précis.
On dirait d'ailleurs, tout simplement, que c'est une histoire sur la découverte de l'amour, si ça ne se passait sur cette fichue planète glaciale dont les habitants ne sont sexués qu'à temps partiel; en effet, la province de Karhaïde, vous savez où c'est: ça se trouve sur la planète Gethen, que vous avez déjà visitée (n'est-ce pas?) dans La Main Gauche de la Nuit. Vous n'avez pas lu La main gauche de la nuit? Qu'est-ce que vous faites encore là? Pardon, je me suis laissé emporter. Mais non, tout de même, si vous ne l'avez pas encore lu vous devriez. D'abord, si vous ne l'avez pas lu, vous devez vous sentir perdus au milieu de ces histoires d'Ekumen, de Cétiens et d'ansibles: ce roman est une bonne porte d'entrée dans l'univers de Le Guin. Et puis...  c'est un roman qui a été publié à une époque charnière; il serait intéressant de demander à toutes celles et ceux qui ont contribué à l'émergence, dans les trente dernières années, des études sur le genre si, par hasard, La Main Gauche de la Nuit n'aurait pas fait partie de leurs lectures d'adolescence…


Les trois nouvelles suivantes (La Question de Seggri; Un amour qu'on n'a pas choisi; Coutumes montagnardes) tournent autour d'un paradoxe qu'on pourrait résumer ainsi: on peut bien essayer de les rendre plus simples; on peut bien essayer de les rendre plus compliqués; mais rien ne coule jamais de source, rien, jamais, ne va de soi dans les rapports entre les sexes. Thème qu'on pourrait croire rebattu (de La Princesse de Clèves au Journal de Bridget Jones), et sur lequel Le Guin est revenue souvent (dans chacun de ses écrits, en fait): elle le traite pourtant, une fois de plus, brillamment, et sans facilités (pas tout à fait sans clichés toutefois: mais que celui qui n'a jamais cliché lui jette la première pierre).

J'avoue une tendresse particulière pour la cinquième nouvelle, Solitude, qui, elle, a pour thème principal la relation entre une mère et sa fille.
Et, en arrière-plan, la tendresse maternelle un peu envahissante de toutes les civilisations pour ceux qu'elles entendent faire profiter de leurs bienfaits.
Cette nouvelle porte un sous-titre: "Appendice à 
PAUVRETÉ: le second rapport sur Onze-Sorodu Mobile* Entselenne'temharyonoterregwis** Feuille; 
par sa fille Sérénité".
Certains paragraphes ont, pour des raisons compréhensibles, un peu de la sécheresse d'un rapport pour une académie; d'autres, au contraire... vous verrez bien.
Je l'aime au point que je lui consacrerai la totalité d'un des prochains billets de cette série consacrée aux nouvelles d'Ursula Le Guin.

À suivre...

Notes

* Mobile est le titre que portent les agents de l'Ekumen qui se rendent sur les planètes extérieures au système de Hain.
Ceux qui, sur la planète-mère, centralisent les informations reçues des Mobiles s'appellent, vous n'en serez pas surpris, des Stabiles.

** Oui, vous avez remarqué? Les personnages de Le Guin (héritage de - ou peut-être clin d'œil amusé à - certaine tradition de la science-fiction) ont des noms de famille difficiles à mémoriser (et ne parlons même pas de les prononcer). Heureusement qu'ils ont des prénoms de hippies.


Sauf indication contraire, les citations (paragraphes en vert) apparaissant dans le texte sans autre indication d'origine proviennent de la préface d'Ursula Le Guin à L'Anniversaire du Monde; les autres des différentes nouvelles de ce même recueil.


Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)


mercredi 7 février 2018

Musique Ancienne est un joli nom (Ursula Le Guin, 1)


Ai-je vraiment besoin de vous recommander de lire les romans d'Ursula Le Guin? La main gauche de la nuit, vous l'avez déjà offert à tous les gens que vous aimez bien, Terremer, vous les avez déjà tous lus et relus (la première fois vous aviez dix ans, la dernière fois c'était il y a quinze jours), Le nom du monde est Forêt, après l'avoir lu vous l'avez planté et depuis son feuillage donne de l'ombre à votre terrasse.


Les nouvelles d'Ursula Le Guin, c'est une autre affaire. L'édition française les a un peu dispersées (les Américains viennent de les ressortir en deux gros volumes: parions qu'un éditeur français aura bientôt la même idée): vous auriez donc pu en rater, et ce serait dommage car elles prolongent ses gros livres, elles en reprennent les thèmes sous de nouveaux angles et parfois obligent à les regarder d'un autre œil.
On pourrait commencer par Quatre chemins vers le pardon et L'anniversaire du monde, qu'en pensez-vous?



Cette nuit-là, dormant dans la chambre qui donnait sur la terrasse 
de Yaramera, Esdan rêva qu'il avait perdu une petite pierre ronde 
et plate qu'il avait toujours sur lui dans un petit sac. 
La pierre venait du pueblo. Quand il la serrait dans sa paume 
pour la réchauffer, elle était capable de parler, de parler avec lui. 
Mais cela faisait longtemps qu'il ne lui avait pas parlé. 
Il s'apercevait maintenant qu'il ne l'avait plus. 
Il l'avait perdue, laissée quelque part. 
Il pensait que c'était dans le sous-sol de l'ambassade, 
mais la porte était fermée à clef, 
et il ne trouvait pas l'autre porte.
Il se réveilla. C'était le petit matin. 
[…] 
Il pensait à son rêve, à la pierre qui parlait. 
Il aurait aimé entendre ce qu'elle disait.
Ursula Le Guin
Musique Ancienne et les femmes esclaves
dans L'Anniversaire du Monde 


Un des cailloux dans mon sac d'âme, 
un vilain petit caillou gris que j'avais ramassé 
un certain jour à un certain endroit dans les collines 
au-dessus de la rivière pendant le Temps Argenté, 
un petit morceau de mon monde: 
voilà ce qui est devenu mon monde. Chaque nuit, je le sortais 
de mon sac et je le tenais dans ma main, 
en pensant à la lumière du soleil dans les collines 
au-dessus de la rivière, en écoutant le doux bruissement 
des systèmes du vaisseau, comme un océan mécanique.
Ursula Le Guin
Solitude
dans L'Anniversaire du Monde 



"Cette présentation permet de faire des choses qu'un roman ne permet pas"

Dans la préface à L'Anniversaire du mondeUrsula Le Guin tente, en se référant à son recueil précédent, de définir ces deux derniers recueils par leur forme commune.
"Mon livre Four Ways to Forgiveness (Quatre chemins vers le pardon) comporte quatre nouvelles interconnectées. Une fois de plus, je supplie qu'on trouve un nom, afin qu'on la reconnaisse, à cette forme de fiction (qui remonte au moins aussi loin que le Cranford d'Elizabeth Gaskell, et que l'on rencontre de plus en plus fréquemment, avec un intérêt grandissant): un recueil de nouvelles liées par le lieu, les personnages, le thème et l'action, afin de constituer non pas un roman, mais un tout. Il y a un terme péjoratif qu'on utilise en anglais, "fix-up" (assemblage), pour désigner les livres contenant des nouvelles collées ensemble avec un ruban adhésif fait de mots, leurs auteurs ayant entendu dire que les recueils de nouvelles "ne se vendent pas". Mais sous sa véritable forme, il ne s'agit pas d'un assemblage aléatoire, pas plus qu'on ne saurait le dire d'une suite de Bach pour violoncelle seul. Cette présentation permet de faire des choses qu'un roman ne permet pas. C'est une vraie forme littéraire, et elle mérite un vrai nom. On pourrait peut-être l'appeler "une suite de nouvelles"? Je pense que c'est ce que je vais faire".

Je ne suis pas certain que la traduction française "une suite de nouvelles" rende entièrement justice à l'intention de Le Guin.
Il n'y a certes rien de péjoratif dans le mot français suite (contrairement à l'anglais "fix-up" qui tend à évoquer un travail de bricolo); si à ce mot l'on devait reprocher quelque chose, ce serait justement sa neutralité.
Le mot anglais "suite" évoque une forme musicale*, de façon, non pas certes exclusive, mais plus précise que le mot français, à qui l'usage donne bon nombre de sens plus généraux, parmi lesquels celui de suite musicale n'arrive qu'à un rang modeste. Pourtant, le recueil Quatre chemins vers le pardon n'est pas dépourvu de ressemblances, en effet, avec une suite pour violoncelle seul: il y a entre les textes qui le composent une certaine unité de ton, et une gravité qui évoque assez bien le violoncelle... "suite", dirons-nous donc.

Et le recueil "L'Anniversaire du monde", comment le décrire?
pourquoi ne pas aller plus loin et l'appeler "Suite instrumentale pour conte, récit, mémoire, nouvelle, compte-rendu, fable et apologue", comme on dit "Suite pour clavicorde, théorbe et contrebasse"… tant pis pour la lourdeur de la formule en français, car, dans chacun de ses textes, Le Guin joue de chacune de ces formes comme d'un instrument. Tantôt, c'est la répétitivité incantatoire du conte (la caresse insistante de l'archet sur les cordes de la viole de gambe), tantôt, les accélérations du récit d'aventures (appels éclatants de cuivres!); parfois, la sécheresse pseudo-technicienne du jargon de la science-fiction (vibration métallique de cordes pincées) vient couper court à des envolées lyriques, que, d'autres fois (glissando de violons), elle laisse se développer*

L'Ekumen

...Il s'appelait 
Mattinyehedarheddyuragamuruskets** Havzhivza. Le mot havzhiva signifie "galet cerclé": une petite pierre avec une inclusion de quartz qui forme un anneau tout autour. Les gens de Stse attachent de l'importance aux pierres et aux noms. Traditionnellement, on donne aux garçons appartenant aux lignages du Ciel, de l'Autre Ciel et de l'Interférence Statique le nom d'une pierre ou d'une qualité désirable chez un homme: courage, patience ou grâce. Les Yehedarhed étaient une famille traditionaliste pour qui la lignée et le sang comptaient beaucoup. "Savoir qui sont les tiens, c'est savoir qui tu es", disait Granit, le père de Havzhiva. C'était un homme aimable et réservé, qui prenait à cœur son rôle de père. Il aimait beaucoup les proverbes.
(Un homme du peuple
dans  Quatre chemins vers le pardon)

Une petite pierre avec une inclusion de quartz
qui forme un anneau tout autour.


L'Ekumen, dans tous les textes de Le Guin qui en font mention, est présenté comme un projet en devenir plutôt que comme un état stable d'une civilisation; il a été rendu possible en grande partie grâce à l'invention de l'ansible, un dispositif de transmission instantanée de l'information dû aux découvertes cétiennes en physique temporelle (une invention bien pratique, en ce qu'elle permet  d'expliquer que la déperdition d'information entre des civilisations réparties sur des dizaines de systèmes solaires soit réduite à un minimum; ah! que feraient les écrivains de science-fiction sans les découvertes des savants originaires de Tau Ceti?).
Le voyage physique, quant à lui, reste soumis aux principes de la physique classique et donc à l'impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière ; il s'effectue sur des vaisseaux qualifiés de NAFAL (Nearly As Fast As Light). Le système planétaire dans lequel le "projet Ekumen" a vu le jour s'appelle Hain; l'étendue physique de l'Ekumen n'est pas précisée, mais les distances y sont, bien entendu, astronomiques. Presque aussi rapides que la lumière... cela implique malgré tout que les voyages à la rencontre d'autres peuples demandent des années, parfois la moitié d'une vie; aussi, c'est un choix crucial, pour les citoyens de l'Ekumen, de rejoindre les rangs des agents mobiles - ceux, diplomates, chercheurs, anthropologues ou "coopérants", qui effectuent des missions loin de leur planète natale. 
D'où une dichotomie dans la société des planètes rattachées à l'Ekumen: une partie des institutions s'attache à inventer des solutions innovantes, parfois radicales, aux problèmes qui se posent à des sociétés planétaires, dont certaines sont soumises à des conditions (économiques, écologiques) particulières, voire uniques (isolement ou dépendance; rareté ou abondance de certaines ressources, environnement mutagène...); une autre partie, à préserver des traditions venues du fond des âges, perçues comme composantes essentielles de l'identité humaine.

Les noms des lignages du Ciel, de l'Autre Ciel et de l'Interférence Statique vous ont fait penser à ceux des clans de L'Eau-Amère, de la Boue ou du Rocher-Debout que vous avez rencontrés dans les romans policiers de Tony Hillerman? Ce n'est pas un hasard. La structure sociale des planètes de l'Ekumen reproduit, à l'échelle d'un amas stellaire, celles des sociétés humaines les plus traditionnelles; par opposition aux centres urbains où sont concentrées les industries, les académies, les communautés rurales se donnent à elles-mêmes le nom de pueblos, un terme emprunté au passé de la Terre. 
Et une des sources d'inspiration constantes de Le Guin, ce sont ces sociétés rurales du Sud-Ouest des États-Unis: les Navajos, comme les Hopis et les Zunis, en font partie.

Quatre chemins vers le pardon

 Les liens entre les nouvelles qui composent Quatre chemins vers le pardon  (Trahisons;  Jours de pardon; Un homme du peuple ; Libération d'une femme) sont plus visibles que ceux, ténus, entre les textes de L'Anniversaire du monde. Cette tétralogie explore une direction précise du projet de Le Guin.  Le Guin  regrettait-elle de n'avoir pas mis en œuvre son projet de description de l'Ekumen d'une façon assez systématique? Elle s'en est plusieurs fois expliqué: non, les nouvelles et romans rattachées à ce qu'on a pris l'habitude (a posteriori) d'appeler le "cycle de l'Ekumen" n'ont pas été pensées dans le cadre d'un projet grandiose, une historiographie imaginaire comme  celles de L'Instrumentalité de Cordwainer Smith, de la Psychohistoire d'Asimov ou encore de l'Histoire du Futur de Robert Heinlein.
Les chroniques futures d'Ursula LeGuin, on pourrait les qualifier de crépusculaires; car ce n'est pas la saga de bâtisseurs d'Empire qu'elles racontent, mais les efforts des survivants d'une entreprise impériale qui appartient désormais à un lointain passé pour, en passant par une longue série d'essais et d'erreurs, en recoller des morceaux (le cadre commun aux récits de Quatre chemins est une société planétaire qui, longtemps isolée, a adopté une structure sociale rigide basée sur l'esclavagisme: le changement, dans cette société, ne sera pas moins douloureux que l'a été la guerre civile américaine).

Quatre chemins examine différents moments de la mutation  que traverse une société; le ton général est mélancolique. Des personnages qui se sont, à des titres divers, fortement impliqués dans cette mutation font le bilan de leur existence, et constatent que les changements mêmes qu'ils ont appelé de leurs vœux  les marginalisent ou les excluent. Sous le récit de science-fiction affleure le souvenir des désillusions du vingtième siècle; thème déjà central dans une des plus mémorables nouvelles de LeGuin, À la veille de la Révolution.
Au lendemain des révolutions, les farandoles dans les rues ne durent qu'un temps, au claquement joyeux des chaussures de danse succèdent, soit le martèlement oblitérateur des bottes, soit l'envahissant silence des pantoufles.
C'est un peu pour cette raison qu'au lieu de m'attarder sur Quatre chemins vers le pardon, je préfère consacrer plus de place aux nouvelles qui composent L'Anniversaire du Monde.

À suivre ...


Notes

“The great fantasies, myths and tales are indeed like dreams: they speak from the unconscious to the unconscious, in the language of the unconscious—symbol and archetype. Though they use words, they work the way music does: they short-circuit verbal reasoning, and go straight to the thoughts that lie too deep to utter…
Ursula K. Le Guin   
The Child and the Shadow 
(inédit en français, 1974)
Les grands récits imaginaires, les mythes, les légendes fonctionnent comme les rêves: l'inconscient y parle à l'inconscient, dans la langue de l'inconscient - symbole et archétype. Ils se servent de mots, mais l'effet qu'ils produisent est celui de la musique: ils court-circuitent le raisonnement, ils jettent des coups de sonde vers des strates d'idées situées trop loin du langage pour être verbalisées.

** Oui, vous avez remarqué? Les personnages de Le Guin (héritage de - ou peut-être clin d'œil amusé à - certaine tradition de la science-fiction) ont des noms de famille difficiles à mémoriser (et ne parlons même pas de les prononcer). Heureusement qu'ils ont des prénoms de hippies.


Sauf indication contraire, les citations (paragraphes en vert) apparaissant dans le texte sans autre indication d'origine proviennent de la préface d'Ursula Le Guin à L'Anniversaire du Monde; les autres des différentes nouvelles de ce même recueil.


Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)
Quatre chemins de pardon, nouvelles
(Four Ways to Forgiveness,  Harper Collins, 2000;
traduction française de Marie Surgers,
L'Atalante, 2007)