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samedi 25 novembre 2023

Les conjectures de Fleur Jaeggy



Quelle chanson chantaient les sirènes? 
Quel nom Achille avait-il pris quand il se cachait parmi les femmes? 
- Questions embarrassantes il est vrai, mais 
qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture. 
Sir Thomas Browne, cité par Edgar Poe 
en épigraphe à Double assassinat dans la rue Morgue

Que savons-nous de Marcel Schwob?
Que peut en savoir quelqu'un qui n'a fait que traduire en italien ses Vies Imaginaires?
Qu'il ait coudoyé François Villon au trou de la Pomme de Pin, qu'il ait fumé l'opium avec Thomas de Quincey, qu'il ait aidé le capitaine William Kid, pirate lettré, à tailler les plumes d'oie avec lesquelles il écrivait les missives qui faisaient trembler les gouverneurs de forteresses - il connaissait ses lettres, foutre! et quelle belle main - tout cela n'est pas douteux,
Et pas davantage qu'il ait discuté avec Edgar Poe aussi bien de méthodes de déchiffrement de cryptogrammes, que de la part d'inexplicable qui demeure contre toute raison dans les enchaînements de circonstances qui conduisent à la découverte de trésors;
Mais d'où lui vint le goût de l'étude et de la réclusion?
Pourquoi ce front si haut?
En quelle langue ce polyglotte parlait-il à son domestique chinois?
Autant de questions qui peuvent être l'objet de conjectures.

Fleur Jaeggy, vous vous en souvenez, est une des spécialistes italiennes de l'œuvre de Marcel Schwob: elle a, en particulier, traduit ses Vies Imaginaires.


Dans Vite Congetturali, Fleur Jaeggy s'est attachée à résumer, avec une sobriété qui émule celle des Vies Imaginaires de Schwob, les vies de Thomas de Quincey, de John Keats et de Marcel Schwob lui-même.
Trois vies conjecturales seulement, c'est un bon chiffre. Six cent pages de vies réimaginées, ce serait lourd. Et il me souvient avoir déjà qualifié la prose de Fleur Jaeggy de "bienheureusement économe"... et d'avoir aussi suggéré qu'il y a peut-être une parenté entre les genres "livres de vies imaginaires" et "livres de rêves" (c'est pourquoi j'ai placé le livre de Fleur Jaeggy à côté de celui de Tabucchi sur les rêves imaginaires, dans la jolie présentation que leur ont donné les éditions Adelphi)*.

Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas parlé de Fleur Jaeggy - il est vrai qu'elle ne publie pas au même rythme que ceux de ses confrères dont le nom revient chaque année lors de la renrée littéraire. 

*Ce recueil est également disponible en anglais,
sous le titre  These Possible Lives,
aux éditions New Directions, traduit de l'italien par Minna Zallmann Proctor.

dimanche 1 août 2021

Îles, trésors: scarabées d'or


Paul Auster:
When I was 9 or 10, my grandmother gave me a six-volume collection of books by Robert Louis Stevenson, which inspired me to start writing stories that began with scintillating sentences like this one: “In the year of our Lord 1751, I found myself staggering around blindly in a raging snowstorm, trying to make my way back to my ancestral home.”
 First book bought with my own money: “The Complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe” (a Modern Library Giant) at age 10 or 11.


Quand j'eus 9 ou 10 ans, ma grand-mère m'offrit une collection (en six volumes) des romans de Robert Louis Stevenson, ce qui me poussa à me lancer dans la confection d'histoires au début desquelles scintillaient des phrases telles que: "En l'an de Notre Seigneur 1751, il m'advint qu'en route pour rejoindre ma demeure ancestrale, je me vis cerné par les tourbillons d'une sauvage tempête de neige…"
Premier livre que j'achetai tout seul avec mon argent: "Les contes et poèmes d'Edgar Allan Poe" (collection: Modern Library Giants) quand j'avais dix ans, peut-être onze.


Romain Gary:
Un autre de mes ouvrages favoris était L'île au Trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis.
L'image d'un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d'émeraudes et de turquoises - je ne sais pourquoi, les diamants ne m'ont jamais tenté - est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu'il suffit de bien chercher. J'espère encore, j'attends encore, je suis torturé par la certitude que c'est là, qu'il suffit de connaître la formule, le chemin, l'endroit.
Ce qu'une telle illusion peut réserver de déceptions et d'amertume, seuls les très vieux mangeurs d'étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n'ai jamais cessé d'être hanté par le pressentiment d'un secret merveilleux et j'ai toujours marché sur la terre avec l'impression de passer à côté d'un trésor enfoui.
Lorsque j'erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d'un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu'il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j'interroge, j'appelle et j'attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant : je suis devenu prudent, je feins l'adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d'or, et j'attends qu'un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d'une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment.

Gallimard 1960, édition définitive 1980

lundi 8 décembre 2014

La quantité de signes distincts sur le papier (1): le paradoxe


Dans le roman de Walter Scott, Le Comte Robert de Paris, Edgar lit cette phrase au sujet de la voix d’un orang-outang:
"Une voix rauque, gloussante, qui parlait une langue incompréhensible."
A sa grande surprise, cette "langue" n’a aucune utilité dans le récit, comme si l’auteur, tombant par hasard sur cette idée fantastique, avait été trop paresseux pour en faire quelque chose.
Quel abus - une perle pour les cochons!
Edgar sait, lui, qu’il va faire un usage infiniment meilleur de cette idée.
Un profond silence s’est étendu sur son travail, il se laisse le temps d’une longue réflexion concernant l’orang-outang - une idée qui l’enveloppe littéralement de lumière, avec une intensité à la fois primitive et intelligente.
Pendant plusieurs heures, il reste assis devant sa table de travail sans toucher à sa plume; c’est à peine s’il bouge.
Il prend le temps d’imaginer une voix rauque et gloussante, produisant des sons  qui donnent l’illusion du langage humain, mais incompréhensible, de la même manière, pense-t-il, que le français ou le portugais peuvent être entendus comme des cris par ceux qui n’ont jamais tendu l’oreille vers ces langues, oui, comme tous les langages humains peuvent être perçus comme des gloussements.
Il en est de même avec les cryptogrammes. De prime abord, les signes et les chiffres paraissent impénétrables. Mais dès qu’il entreprend d‘en remonter le fil - en identifiant, par exemple, la quantité de signes distincts sur le papier - il est en passe de résoudre l’énigme. Les cryptogrammes, pense-t-il, sont fabriqués par des êtres humains. Un système conçu par un homme peut être déchiffré par un autre.
C’est aussi simple - et compliqué! - que cela.
Il a déjà écrit un article sur ce sujet dans le journal Burton’s Magazine, et certains ont estimé qu’il se flattait de capacités d’analyse surhumaines. Ils n’ont pas compris l’essentiel.  La façon de lire le cryptogramme est le premier pas vers la résolution de l’énigme.
[…]
Un beau matin de printemps, il prend conscience que la fin de la nouvelle doit être son commencement.
Elle doit débuter là où le crime s’achève.
Tout l’argument du récit doit donc être agencé autour de la tentative pour résoudre l’énigme.
L’exaltation le saisit quand il découvre que la tension du récit progresse ainsi d’une version à l’autre. Paradoxe de la curiosité, se dit-il, le visage enfiévré: plus nous apprenons que nous ne savons pas, plus il devient important pour nous de découvrir ce que nous ne savons pas si nous voulons savoir.

Je vous apprendrai la peur (Jeg skal vise dere frykten, 2008) 
traduit du norvégien par Vincent Fournier, Actes Sud, 2011

dimanche 26 octobre 2014

Les Grands Webcomics Du XXIe Siècle (5): ça pourrait aller plus mal


Qui, le premier, a dit: "La vie n'est que souffrance; si vous entendez quelqu'un prétendre le contraire, ça veut probablement dire qu'il est en train d'essayer de vous vendre quelque chose "?
Était-ce S. Morgenstern, l’auteur mondialement connu du classique de Grand Amour et de Grande Aventure, The Princess Bride?
Ou bien était-ce Woody Allen?
Ou l’un des deux a-t-il chipé cette mémorable sentence à l’autre?
Ou encore se la sont-ils piquée et repiquée l’un à l’autre ad infinitum, tout de même qu'un pirate et un Sicilien, engagés jusqu'à la mort dans un tournoi d’intellects, échangent leurs verres chaque fois que l’autre a le dos tourné?

La question sera sans doute débattue encore longtemps; ce qui est sûr, c’est que si quelqu’un a trouvé le moyen de vendre quelque chose sans pour autant minimiser l’aspect tragique de l’existence, ce quelqu’un est Benjamin Dewey.

Benjamin Dewey: portrait de l'artiste par lui-même, 2012

Benjamin Dewey est un illustrateur indépendant, établi sur la côte Ouest des États-Unis; il a derrière lui une carrière déjà longue: les plus âgés d'entre vous, amis lecteurs, se souviennent peut-être de la campagne qui lui avait été commandée par le  ministère de la Propagande du Gouvernement Mondial des Dinosaures, afin de sensibiliser les populations sauropodiennes à la menace que les proto-mammaliens faisaient peser - à long terme - sur leur suprématie planétaire.

Cette campagne d'affichage n'eut pas le succès
escompté, et à ce jour la facture présentée par
l'artiste à ses clients est demeurée en souffrance.


En dépit des aléas du métier d'illustrateur, ce distingué gentleman consacre le peu de temps libre dont il dispose à l‘éducation des masses.
Depictions drawn from regrettable accounts of the less fortunate for purposes of instruction; so that one may avoid similar missteps (comptes-rendus en images à visée pédagogique des plus regrettables mésaventures survenues aux moins fortunés d'entre nous, afin d'éviter à d'autres de commettre semblables faux-pas): c'est en ces termes que l'artiste présente la synthèse du projet graphico-phlosophique qu'il poursuit depuis plusieurs années sur son tumblr: THINGS COULD BE WORSE.

Les TRAGEDY SERIES (l'attraction principale de ce tumblr à la présentation d'une élégance toute néo-classique) sont la réponse que Dewey, du fond du cubicule sans soleil où s'attarde  l'hiver perpétuel de sa morne existence, a su trouver aux tragédies de la vie quotidienne.

Et il y en a, de la variété, dans ces tragédies!
Comme disait Edgar Poe, le malheur est divers (sur ce point au moins, il n'y a pas de doute: c'est Poe qui l'a dit, pas Allen ni Morgenstern).

Quand on annonça aux dinosaures qu'ils étaient officiellement déclarés éteints, combien ils regrettèrent de n'avoir pas donné suite, quand il en était encore temps, à tous ces projets à long terme qu'ils avaient conçus!

L'opinion publique se montre impitoyable envers les moindres faiblesses des requins mélomanes.

La louable entreprise qu'était en son printemps le Pique-nique Périodique des Pugilistes Paranoïaques a périclité: pitoyable pantalonnade!

Et que dire face à ces hordes de bœufs musqués qui font régner l'incivilité dans nos rues!

Quelque encouragement qu'ils reçoivent de leurs professeurs à l'académie des beaux-arts, l'autoportrait ne sera jamais le fort des peintres vampires.

La nostalgie des bûches pour le temps où elles faisaient partie d'un arbre est sans remède.

Soyez honnête: avez-vous seulement retenu la date de l'anniversaire de l'alligator?

Alors, cessez de vous apitoyer sur votre sort et voyez le bon côté des choses: vous pourriez avoir pour voisin du dessus un scolopendre géant amateur de claquettes.

Bien que l'efficacité de la Schadenfreude comme remède à la mélancolie
ne soit plus à démontrer,  celle-ci ne doit être prise
qu'en respectant strictement les doses prescrites.

Je devine que quelque chose vous préoccupe. Le terme webcomic est-il parfaitement approprié pour ce type de publication: une case à la fois, pas de héros ni de progression dramatique, et même pas de bulles mais des légendes sous les images, comme dans l'ancien temps? Il est vrai, Things Could Be Worse n’a pas d’autre intervenant récurrent que la fatalité: mais  c’est déjà ça, et puis bon, ça se trouve sur le web, c’est régulièrement mis à jour, et c’est - douloureusement - comique, alors on peut appeler ça un webcomic.
A une première centaine de vignettes, s'est ajoutée au fil des années une deuxième centaine, puis une troisième, une quatrième... ce travail de Pénélope touche à sa fin, et Mr Dewey a fait connaître au public que dans les cent dernières vignettes mises en ligne de cette somme éducative et distrayante se cache une énigme!
Bientôt vous pourrez faire l'acquisition d'un magnifique album relié, qui, sous le titre The Tragedy Series: Secret Lobster Claws and Other Misfortunes, reprend, en 288 pages, les 500 tragédies évoquées en ligne, plus du matériel inédit, une introduction, un mini-comics de 22 pages (vous voyez, amateurs du genre, qu’on ne vous a pas oubliés), lequel sera vendu à l'enseigne de St Martin’s Griffin Press (vous pourrez aussi le commander sur différents sites de vente en ligne, n'ayez pas d'inquiétude à ce sujet).
La date de sortie annoncée est le 17 mars 2015 (deux mois avant Nimona, l’album, qui, lui, je vous le rappelle, est annoncé pour le 19 Mai! Vous aurez donc le temps d'économiser assez pour ne vous priver d'aucun de ces indispensables tomes!).


Vous serez en outre ravi d’apprendre que Benjamin Dewey a aussi une boutique etsy, dans laquelle il vend quelques-unes de ses autres spécialités. Elle est pas belle la vie?


Toutes les illustrations © Benjamin Dewey, de course.