dimanche 3 août 2025
Copains
mardi 24 janvier 2023
Nombreux amis (Yoko Ogawa, La formule préférée du professeur)
C’est une expérience curieuse de lire La formule préférée du professeur (博士の愛した数式, Hakase no ai shita suushiki) quelques jours après avoir vu Memento, de Christopher Nolan, dont le principal ressort dramatique est l'amnésie: on pourrait en dire autant de La formule préférée du professeur, puisque le Professeur en question souffre de troubles de la mémoire à court terme, sauf que...
"Ressort dramatique", à propos des deux récits, ne désigne pas la même chose: dans le cas de Memento, ce n'est pas le sujet; le sujet de Memento est la manipulation - des images, des mots, des sentiments - plutôt que la perte de mémoire, utilisée plutôt comme un artifice narratif. La formule préférée du professeur en revanche, ne s'intéresse qu'au rapport affectif que nous entretenons avec les souvenirs, que nous ayons bonne mémoire ou pas. Mémoire ennemie dans un cas, mémoire amie dans l'autre.
Le Professeur se souvient de choses advenues il y a longtemps, mais sa mémoire récente ne va pas au-delà de quatre-vingts minutes: ce qui s'est passé immédiatement avant, il l'oublie au fur et à mesure. Pensez-vous que vous auriez vécu l'après-midi d'hier de la même façon si vous aviez oublié, quand il a commencé, quel temps il faisait quand vous vous êtes habillé le matin?
Ce pull d'une couleur bizarre que vous portez en ce moment, ce sont bien les souvenirs qui lui sont attachés qui vous le font préférer à l'autre pull, le bleu, dont tout le monde vous dit qu'il vous va mieux au teint?
Dans ce roman de Yoko Ogawa, trois personnages principaux: le professeur, qui pose des questions (souvent à propos de choses qu'il a oubliées) et a beaucoup de réponses à offrir, le petit garçon qui trouve des questions à poser et aime bien chercher des réponses, la narratrice (la mère du petit garçon et l'aide-ménagère du professeur) qui se souvient de beaucoup de choses (c'est pour ça que c'est la narratrice).
On évoque souvent, dans ce livre, les mathématiques et le base-ball: pas de chance pour toi, Tororo, qui n'entends rien ni aux unes ni à l'autre! êtes-vous sans doute en train de vous dire; mais non, tout va bien, tout est expliqué simplement, les questions de mathématiques comme celles de base-ball:
- C'est quoi un coup de base?
- Le nombre de bases prises par hit. A la première base c'est 1, à la deuxième c'est 2, la troisième 3. Alors, si c'est un home run, ça fait?…
- 4.
- Bonne réponse.
Les trois personnages s'entendent bien, ce qui peut surprendre, car on a parfois l'impression qu'ils n'habitent pas la même planète. Quand le professeur parle de ses amis, il parle de théorèmes et d'objets mathématiques. Des gens, il en a rencontré aussi, dans sa vie, mais il a oublié leur nom.
Le petit garçon... il a une planète rien que pour lui, comme tous les enfants.
La narratrice n'a pas autant d'amis que le professeur, mais elle a bien davantage de souvenirs; des souvenirs de tous ordres, certains sont les souvenirs de choses infimes, car elle est observatrice (elle arrive à voir les cigales immobiles sur les troncs d'aogiri, ce qui demande de bonnes facultés d'attention), et parmi les petites choses dont elle se souvient, il y a:
le jour où elle a fait des petits pains,
le jour où, dans le journal, on a publié un article sur le père de son fils, qu'elle n'a jamais revu depuis qu'elle s'était aperçue qu'elle était enceinte; elle a gardé, bien rangée, la coupure du journal, un jour peut-être le petit garçon sera-t-il content de la lire. Ça lui fera un souvenir de plus: le petit garçon a bonne mémoire (et, rassurons sa mère qui se fait un peu de souci à ce sujet: il est parfaitement capable de se faire des amis).
samedi 12 juin 2021
Walden, ou la vie dans l'espace
If the Universe were to sleep,
where would her dreams lead?
Le plus massif (540 pages) des albums publiés à ce jour par Tillie Walden est Dans un rayon de soleil (On a Sunbeam). Elle s'était essayée auparavant à des formes plus courtes (avec succès: do I love this part!? Yes I do!) et son album suivant, Sur la route de West (Are You Listening?) ne fait que 300 pages, bien tassées (pour nous décrire son rayon de soleil, Tillie prend davantage ses aises). Dans un rayon de soleil est donc un peu comme ces gros gâteaux dont on se demande avec un peu d'inquiétude, une fois qu'on en a soufflé les bougies, si on arrivera à les finir (rassurez-vous: il arrive toujours, le moment où, en léchant sa cuillère, on se demande: mais où est-il passé?).
Dans un rayon de soleil se passe dans le futur. Et alors? Toutes les histoires se passent toujours dans le futur, tant qu'on ne les a pas lues. Si vous n'aimez pas la science-fiction, ce qui peut vous inciter à le lire tout de même, c'est qu'on n'y découpe pas des poulpes blindés avec des rayons-lasers.
Et si, amateurs chevronnés de littérature de genre, votre première réaction en le découvrant est "Mais c'est pas comme ça la science-fiction!" lisez la mise au point que Tillie Walden, sur son blog, fait sur son rapport avec la "sci-fi":
À quel point j'ai jamais été branchée science-fiction? Dans le temps j'ai eu un ET en peluche. Ça ne compte pas vraiment. Ce que je veux dire c'est: je ne connais rien sur le genre "science-fiction", ni sur les problèmes de la survie dans l'espace. Et j'ai toujours eu des notes vaseuses en classe de sciences, aussi.
Et pourtant, j'ai fait un livre de science-fiction. Rien n'est impossible, les enfants.
J'ai vu, par petits bouts, tous les gros succès populaires de space-opera: je m'y ennuie toujours. Pourquoi toujours ces longs couloirs tout blancs et ces hommes blancs tout blancs?
The closest I’ve ever gotten to being into sci fi was having an ET doll. And that doesn’t even really count. My point being: I know nothing about either the genre of science fiction or the actual mechanics of existing in space. I always got crummy grades in science, too.
And yet, I made a sci fi book. Anything is possible, kids.
I’ve seen a few snippets of all the big popular space movies, and they always bore me. Why are they so full of white hallways and white men?
Notons au passage que parmi la galerie des personnages de Dans un rayon de soleil, le seul qui présente quelque ressemblance avec ces "hommes blancs tout blancs" dont Tillie Walden note avec surprise l'omniprésence dans le "genre", est bien tout blanc (presque transparent, même; elle/il ne fait pas de bruit, s'exprimant dans le langage des signes), mais genderfluid. Quant aux "longs couloirs tout blancs", cherchez pas, il n'y en a pas.
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© Tillie Walden |
L'intrigue de Dans un rayon de soleil se passe dans (et autour) d'une station spatiale qui doit être cinquante fois plus grande (au moins) que le Nostromo, et dont les grandes fenêtres (c'est toujours plus cool, dans l'espace, si on est dans un vaisseau avec de grandes fenêtres) ouvrent sur des paysages jamais vus dans les téléscopes. Sur cette station, on fait de l'archéologie spatiale. C'est donc dans un futur très lointain, mais un futur où les petites filles continueront de grandir dans des pensionnats (de filles, bien sûr). À ceux qui seraient tentés de reprocher à Tillie Walden de ne pas s'être assez documentée sur l'état actuel de la construction spatiale, je répondrai: et Ray Bradbury? C'est bien un des monuments de la science-fiction, non? Dans sa nouvelle Les pommes d'or du Soleil, il raconte bien qu'un jour futur, pour sauver la planète de la crise énergétique, des astronautes iront, dans un vaisseau spécialement conçu pour qu'on puisse s'approcher de l'astre d'aussi près qu'on peut le faire sans fondre, s'emparer d'un peu de la sève du Soleil au moyen d'un gigantesque bras articulé tenant une coupe d'or? Ça vous paraît conforme aux connaissances en ingénierie astronautique auxquelles Bradbury pouvait avoir accès à l'époque (1953) où il a écrit sa nouvelle? Si Bradbury a le droit de nous expliquer que l'exploration spatiale, ça servira à ramener les rayons du miel du soleil dans des coupes d'or, Tillie Walden a bien le droit de nous dire qu'on ira dans l'espace pour y réparer des cathédrales, en emportant en guise de trousse de secours, dans le compartiment sécurisé de sa combinaison étanche, les plus précieux souvenirs de son adolescence.
Dans un rayon de soleil raconte une longue histoire, dans laquelle il y aura des blessures à soigner, pas seulement celles des cathédrales de l'espace. Avant de vous embarquer, vérifiez que vous avez bien garni votre trousse de secours, dans le compartiment secret.
I could see myself making a sequel one day.
Tillie Walden
En anglais: On A Sunbeam, First Second Books, 2018
ISBN-10: 1250178142
ISBN-13: 978-1250178145
et: Avery Hill Publishing Limited, 2018
ISBN-10: 9781910395370
ISBN-13: 978-1910395370
En français: Dans un rayon de soleil (traduit par Alice Marchand)
Gallimard Jeunesse, 2019
Collection : HORS SERIE BD
ISBN-10: 207510882X
ISBN-13: 978-2075108829
mercredi 11 novembre 2020
Nos jeunes grand-pères (1)
J'ai recopié comme j'ai pu toutes les cartes qu'Edmond a écrites à ses parents pendant qu'il était prisonnier en Allemagne, du printemps 1916 jusqu'à la fin de la guerre. Ce n'a pas été toujours facile, comme tu peux t'en douter; elles sont écrites en tout petit et au crayon à papier effacé par le temps. D'autant plus que je ne connais pas la plupart des personnes citées, et que tu ne peux pas me renseigner tellement davantage puisque Edmond, malheureusement, tu ne l'as pas connu. C'est pour cela d'ailleurs que je me permets de l'appeler Edmond, mon jeune grand-père; après tout il a l'âge de mon fils, ton petit-fils. J'ai donc recopié ces cartes comme j'ai pu tout en insérant mes propres réflexions, mes propres doutes, au moment même de l'écriture; comme ça tu peux lire ce que j'ai lu au moment même où je le découvrais. Il m'a semblé que, en procédant de la sorte, ça devenait un objet littéraire, autant qu'un témoignage historique. Du coup je l'ai proposé à un éditeur, qui en effet a bien voulu le publier. Le livre paraît demain, nous fêterons ça à l'Espace l'Autre Livre, à Paris, 13 rue de l'Ecole Polytechnique, à partir de 19h. Ce serait compliqué pour toi d'être parmi nous mais je sais bien que tu le seras par la pensée. Comme tu as déjà pu le voir, le livre est un bel objet. Et comme dit Edmond dans l'une de ses cartes que mon éditeur cite en couverture, «ce sera un souvenir». C'est une bonne chose car nous n'en avons pas beaucoup.
Ton fils qui t'aime de tout son cœur,
Philippe
lundi 2 mars 2020
Aux Champs Élyséens j'ai goûté mille charmes: Lore Olympus (Grands Webcomics du XXI° siècle, 10)
why the mortals see us as Gods
Lore Olympus (webcomic écrit et dessiné par Rachel Smythe) je l'ai découvert grâce à Algésiras (merci Algésiras!) et j'y suis devenu accro (euh… merci?).
Les Immortels ont fait les hommes à leur image, et Rachel Smythe le leur a bien rendu.
Être immortel, concrètement, ça a quoi, comme conséquences? Hé bien, par exemple, on n'est jamais démodé, on peut même se permettre d'avoir de l'avance sur la mode, puisqu'elle a l'éternité pour nous rattraper.
Dans Lore Olympus, les mortels - on en aperçoit quelques-uns, ils font de la figuration, tous les premiers rôles étant, eux, immortels - portent le chiton ou l'himation, les sandales et le pétase, et ils parlent comme des contemporains d'Homère, ils disent des choses comme: "Éloigne-toi, ô toi qui ne dois pas être vu!" ou "Être divin, entends la prière de celui-ci qui fut mortel et qui n'est plus qu'une ombre! Permets que prospère la ferme que j'ai laissée à ma famille!"
Les Immortels, eux, n'ont pas de scrupule à dire "Oh, shit" et à se déplacer en limousine (elles doivent fonctionner, je suppose, à l'énergie éthérique, ou phlogistique, plutôt qu'à l'essence de pétrole). Et ils tweetent. Et ils font des selfies. Et ils vont cancaner sur SnarkyChat. Et ils se friendent sur Fatesbook.
Que voulez-vous, ils sont faillibles: ça, ça n'a pas changé depuis les temps homériques.
Le procédé en soi n'est pas nouveau: déjà dans l'Ulysse de Lob et Pichard, déjà dans Thor ou Wonder Woman, certains des attributs des dieux étaient représentés comme des engins hyper-technologiques (toute technologie suffisamment avancée étant indiscernable, etc. etc. vous connaissez le refrain).
Ce qu'en fait Rachel Smythe: elle en décrit les effets sur la "vie quotidienne" de ses immortels, et ça ressemble beaucoup à vos propres mésaventures connectées.
Vous pensiez que la mythologie était quelque chose de très éloigné de nous? Think again.
Tout le panthéon grec est présent dans le webcomic de Rachel Smythe: sa character list est plus classe que la guest list du festival de Cannes. Une liste, donc, bien colorée, mais c'est un petit bonbon rose qui vole toutes les scènes où elle apparaît: Korè - pardon, je veux dire Perséphone. Comme vous partagez avec les Immortels le privilège d'aller sur internet, vous trouverez facilement des tonnes d'informations sur Perséphone et sa famille compliquée: par exemple chez Terri Windling, qui va rapidement à l'essentiel ou sur Wikipédia qui est plus prolixe et fournit un tas de liens vers des ouvrages spécialisés. Attention, spoiler: une des premières choses qu'en faisant ces recherches vous apprendrez sur notre héroïne est sa généalogie, que dans le webcomic cette jeune fille innocente ne connaît pas encore à ce jour, au bout de cent épisodes, sa maman ne lui a toujours pas révélé qui était son papa (autre spoiler: Rachel Smythe est en train de concocter une explication de son cru - peut-être inspirée par ces vers de la Théogonie qui mentionnent des déesses ayant conçu sans s'être unies à aucun autre dieu? - à la venue au monde de Perséphone).
Et il y a d'autres choses dont Déméter n'a encore jamais parlé à Korè.
Erreur pédagogique très commune.
Même si - prenons un exemple au hasard - vous vous appelez Hébé et si vous êtes l'incarnation de la Jeunesse, vous n'appréciez pas que votre maman Héra, en réponse à des questions sérieuses, vous dise "C'est compliqué, c'est des histoires de grandes personnes" en vous faisant pouic sur le nez comme si vous étiez un bébé.
Comme le récit de Rachel Smythe, malgré les apparences, est très fidèle au mythe, nul doute que Korè apprendra un jour tout ce qu'on ne lui a pas dit, et… ce sera intéressant de voir comment Rachel mettra en scène sa réaction.
Jusqu'à présent, la principale préoccupation de la petite Korè a été de ne jamais décevoir personne - surtout pas sa maman - mais peu à peu une deuxième préoccupation se fait jour: celle de s'affirmer, de prouver qu'elle n'est pas juste une petite campagnarde naïve (c'est comme ça qu'elle se décrit elle-même à plusieurs reprises); elle découvre petit à petit (comme les héroïnes de Marvel ou de DC) qu'elle a des pouvoirs qu'elle ne soupçonnait pas (elle peut voler!!! qu'est-ce qu'elle peut bien encore avoir en réserve?), et, ma foi, c'est bon pour l'estime de soi, ce genre de choses.
En lisant son CV (vous ne le trouverez pas dans la bibliographie proposée par Wikipédia: c'est une exclusivité Lore Olympus), on est bien sûr, tenté de la décrire comme une "overachiever":
- Overall winner chess Olympus championship, 3 times running
- Junior swimmer Olympianswimming champion
- Mathematics champion
- Newest recipient of the TGOEM (The Goddesses of Eternal Maidenhood) academic scholarship…
Ah. La bourse d'études offerte par Les Déesses de l'Éternelle Virginité (immarcescibles administratrices: Hestia, Athéna, Artémis).
Les Olympiens s'intéressent-ils assez à la mythologie? Il y a un truc mentionné dans un mythe, un gadget appelé la Boite de Pandore. Les Déesses de, etc, n'ont peut-être pas assez médité l'avertissement contenu dans ce mythe. Le cursus choisi par Perséphone (qui a grandi dans un environnement hyper-protégé) impliquait qu'elle fasse un stage en entreprise; Héra, la reine de l'Olympe, lui a fourni une recommandation pour une des plus prestigieuses: elle ne pouvait pas faire moins, n'est-ce pas, pour la fille de la grande Déméter… et c'est comme ça que tout a commencé.
Pourquoi certains d'entre vous ont-ils un mauvais pressentiment?
C'est la drôle de tête qu'a fait Déméter quand on lui a appris la bonne nouvelle qui vous inquiète?
Déméter, des temples lui sont consacrés par toute la Terre, des prières sans nombre lui sont adressées tous les jours: c'est comme par réflexe qu'on lui fait confiance… pourtant dans certains épisodes de Lore Olympus sont disséminés des indices qui suggèrent qu'elle garde pour elle quelques sombres secrets de famille.
Pour nous rassurer, allons interviewer le superviseur de Perséphone.
- Monsieur Hadès, hum, euh… grand Hadès, ô Souverain du Monde d'En-Bas, voulez-vous bien vous présenter pour nos lectrices et lecteurs?
- I'm an immortal being with unspeakable powers and unmeasurable reach.
- Et… pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de votre nouvelle stagiaire?
- She just makes me feel all warm and snuggly inside when I think of her.
Wait… I mean… No comment.
Je me sens moi-même tout warm and snuggly inside quand je vois Perséphone: même réaction dans tout le vaste fandom que Lore Olympus, en deux ans, a déjà accumulé.
La forme choisie par le site Webtoon qui héberge la série est particulièrement bien adaptée à la lecture sur écran (et sur tablette). Contrairement à plusieurs des webcomics dont nous avons déjà parlé, cette présentation ne reprend pas les codes de la page imprimée: pas de gaufrier, les cases s'affichent l'une après l'autre.
Certaines cases se suivent à touche-touche; entre certaines autres, la narratrice a interposé une certaine distance qui impose au lecteur un scrolling délibérément frustrant. Entre une remarque pertinente (ou impertinente, ça dépend du point de vue) de Perséphone
et la réaction de son interlocuteur,
prend place une attente insoutenable qui peut durer jusqu'à… plusieurs dixièmes de seconde, et c'est délicieux.
Il y a ainsi une scène dans un ascenseur (pas n'importe quel ascenseur, celui qui mène des régions supérieures de l'Hadès jusqu'aux régions… inférieures - ça fait beaucoup d'étages) qui vaut son pesant de baklava. Il me suffira de vous dire que les "silences" y comptent autant que le dialogue.
- Et vous, Hécate, Maîtresse de la Nuit, que pensez-vous de Perséphone?
- She's a sight for sore eyes.
Je confirme: chaque apparition de Perséphone dans ce webcomic qui n'a pas peur de faire clasher les couleurs me fait du bien aux yeux.
De toute évidence, tout ne sera pas simple pour Perséphone: les super-pouvoirs ne résolvent pas tout (demandez à Superman).
Mais on peut attendre la suite avec confiance: elle est pleine de ressource, la petite.
Au moment où je vous parle (et il en est ainsi depuis un temps immémorial), Perséphone prend dans son panier à provisions la farine et le beurre, puis elle pétrit la pâte, bientôt elle disposera la baklava dans la corbeille.
Elle sait ce qu'elle fait, ne vous en faites pas.
Jeunes gens, prenez-en de la graine.
Et à l'occasion, demandez-vous pourquoi les mystères la germination sont célébrés loin des rayons du soleil.
Un dernier conseil: si vous pressentez que vos jours sont comptés, voici un contact utile:
persephone@underworld.com
Il ne sera sans doute même pas nécessaire de lui dire "Déesse de beauté et de compassion, entends ma prière", elle prêtera attention même à un simple "je crois qu'on devrait se voir bientôt, vous auriez un créneau pour qu'on se parle?"…
Cette déesse pourra sans doute vous apporter plus d'aide qu'Hermès et Thanatos réunis.
dimanche 11 novembre 2018
Envie de grand air
Peut-être l'avez-vous compris à demi-mot, fidèles lecteurs, une accumulation de mauvaises nouvelles freine depuis quelque temps mon envie de bloguer: elles s'empilent si haut qu'elles ont fait de l'ombre aux quelques bonnes nouvelles que j'aurais eu envie de partager avec vous.
Alors...
Allons plutôt nous promener.
Pour ce genre de promenade imaginaire, la compagnie d'amis imaginaires n'est pas à dédaigner.
East Coker, c'est un de ces Quatre Quatuors dont (vous vous en souvenez, j'espère?) mon amie Mori avait recommandé l'acquisition à la gentille bibliothécaire d'Arlinghurst (elle aurait aussi pu aller rendre visite à L'Œil des Chats, si internet avait existé en 1979); la bibliothèque a fini (début 1980) par les recevoir! Lors des pauses que nous avons faites au bord des sentiers qui nous ont emmenés de là où nous n'étions pas jusque là où nous ne serions toujours ni l'une ni l'autre, et où pourtant nous avons marché la main dans la main, Mori a pu m'en faire la lecture, ajoutant au charme imaginaire de notre promenade imaginaire.
lundi 29 août 2016
Tu as un trou dans le coeur (L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman)
L'Océan au bout du chemin (un roman de Neil Gaiman: si vous en avez déjà lu d'autres, vous savez ce qui les rend si particuliers, et vous ne m'en voudrez pas de ne pas en dire trop à son sujet: j'aurais pu me contenter de dire "c'est un des meilleurs") passe en revue ces obstacles changeants qui s'interposent toujours au dernier moment entre nous et nos souvenirs les plus importants.
A la différence de Coraline (un autre des meilleurs Gaiman) qui rhabillait les souvenirs d'enfance d'oripeaux "gothiques" à la Tim Burton, L'Océan ne parle que de choses qui pourraient aussi bien faire partie de nos souvenirs, à vous ou à moi. De questions que nous pourrions nous poser. Peut-être n'avons-nous jamais été forcés de céder notre chambre (notre chambre rien qu'à nous, avec un petit lavabo juste à notre taille) à des étrangers détestables, sans doute (je l'espère pour vous) ne vous a-t-on jamais, quand vous rentriez de l'école, annoncé sur un ton bourru qu'on venait d'enterrer votre chat, personnellement je n'ai jamais rencontré de prospecteur d'opales venu d'Australie…
Et pourtant, le narrateur de L'Océan au bout du chemin, c'est vous et moi, c'est nous.
Des questions dont la réponse devrait être simple, forcément, puisque ce sont des questions simples, nous nous disons que nous devrions pouvoir y répondre: ça ne peut pas être si compliqué que ça… et puis non, nous n'y arrivons pas.
Par exemple: pourquoi notre sœur et nous, nous n'avons jamais pu employer les mêmes mots pour désigner les mêmes choses.
Pourquoi notre père et nous, nous n'avons jamais pu aborder certains sujets, même si nous avons souvent été à deux doigts de le faire.
Pourquoi nous n'arriverions pas à écrire, même si nous consacrions tout un livre à parler de cette journée, que l'enterrement pour lequel nous avons fait des heures de route jusqu'à l'endroit où nous n'habitons plus depuis longtemps, c'était celui de…
restée cachée depuis 1976 dans
une pochette de disque.
Il y a des choses dont nous n'arrivons pas à nous souvenir, et pourtant nous sentons que ce sont des choses importantes.
Les toutes petites choses qui faisaient que nous étions quand même contents, à la fin de ces journées d'école où rien ne s'était passé comme on aurait voulu.
Est-ce la même crainte qui nous a empêché de donner un nom à la chose que nous a donnée Lettie Hempstock avant de partir, celle qu'elle était la seule au monde à pouvoir nous donner?
L'Océan au bout du chemin: le roman qui s'arrête juste au bord.
(The Ocean at the End of the Lane, 2013),
traduit par Patrick Marcel,
Au Diable Vauvert, 2014
mardi 10 décembre 2013
Valeur et sentiments
Comment procède-t-on pour charger un objet d’énergie magique et ainsi le transformer en mojo?
L’auteur de l’enchantement l’imprègne longuement de ses propres fluides corporels, sueur et, si possible, larmes.
Aspersions de diverses liqueurs fortes (les éclaboussures de café noir ne sont pas obligatoires, mais pas interdites non plus), fumigations de tabac et autres plantes sacrées complètent le processus.
Et puis, on lui donne un nom, comme à un filleul.
L’objet qui est à présent mis aux enchères ici, sur eBay, est passé par toutes les étapes de ce processus: saturée de fluide mesmérique, de pouvoir voodoo, de souvenirs, ou de quoi que ce soit qui imprègne les objets au passé chargé (on peut donner à ce quoi que ce soit le nom qu'on veut: la patine, par exemple), voici la machine à écrire sur laquelle, en 1988-1989, dans la chaleur moite de la Nouvelle-Orléans, a été écrit Lost Souls, premier grand succès de librairie de Poppy Z. Brite, et non le moins radical de ses livres.
Il s’agit d’une Smith-Corona électrique, bleue, achetée (neuve!) à Chapel Hill, Caroline du Nord, en 1979. Poppy avait douze ans, alors en fait c’est sa maman qui la lui a achetée. C’est bien l’écrivain, en revanche, qui lui a trouvé le petit nom qu’elle a gardé depuis:
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The Blue Beast. |
"This typewriter is being sold as a collectible. The power supply works, but I have not tried typing on it in many years. It has a lot of wear and tear, all inflicted by me, since I bought it new in 1979 and it has never been used by anyone else. It is somewhat sullied with the grime of the years, and I will be happy to clean it before shipping at your request; otherwise I will ship it as is, since many collectors prefer not to have such items cleaned or altered in any way."
Avantage collatéral: en enchérissant dessus, vous contribuerez dans la mesure de vos moyens à atténuer un peu les difficultés financières que connaît l’écrivain autrefois nommé Poppy Z. Brite, qui préfère à présent qu’on l’appelle Billy Martin, ou Doc Brite - ou Doc tout court, pour les amis - difficultés auxquelles l’écrivain a fait allusion plusieurs fois sur son blog (vous pouvez aussi rendre visite à sa boutique Etsy - original artwork & New Orleans voodoo supplies for sale! - pour vos achats de fin d’année).
Si vous voulez devenir légitimement propriétaire de ce puissant talisman, il vous reste quatre jours pour enchérir… non, déjà plus que trois, le temps passe vite.
Épilogue: à la clôture des enchères, la Bête Bleue est partie pour 355 dollars.