samedi 30 juillet 2022

Un détective chevronné


 Cette année est comme toutes les autres, n'est-ce pas? Voilà l'été, et vous vous demandez ce que vous pourriez bien lire sous votre parasol.

Et pourquoi pas un roman russe? On s'y déplacera dans les rues d'une Moscou enneigée (ça nous rafraîchira un peu!), sur les pas d'un enquêteur lui aussi un peu exotique, avec son uniforme couvert de chevrons et son épée de parade: le conseiller Éraste Pétrovitch Fandorine.

Boris Akounine (pseudonyme de Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili - il lui arrive de signer simplement B.Akounine), pendant les loisirs que lui laisse son activité principale (il traduit - en russe - de la poésie japonaise et en édite des anthologies) a écrit une vingtaine d'aventures de ce personnage (douze romans et dix nouvelles) au cours desquelles il lui en a fait voir de toutes les couleurs.

Ouvrons, par exemple, Le Conseiller d'État (Статский советник, 1999), traduit en 2003 pour les Presses de la Cité par Paul Lequesne. Le conseiller d'État que désigne la couverture du livre, c'est justement notre Fandorine; il vaut mieux le préciser, car ce titre de conseiller se porte beaucoup dans ce pays et à cette époque: comptez-les dans les nouvelles de Gogol, de Tchékhov... 

Un général a été assassiné! Fandorine  est, dans les premiers chapitres,  le suspect n° 1, car l'assassin, expert en déguisements, s'est fait passer pour lui (heureusement, Eraste Pétrovitch a un alibi). Mais ce n'est,  pour notre détective chamarré, que la première d'une longue série de tribulations...

Fandorine est flanqué (pour cette enquête seulement: c'est plutôt un héros solitaire) d'un assistant, le jeune Smolianinov qui ne jouera pas un grand rôle dans l'affaire, mais qui, à l'occasion, exprime des vues intéressantes sur son pays et sur ce qui l'attend dans le futur: 

- ... Savez-vous combien d'examens j'ai dû passer? Une horreur! J'ai reçu la meilleure note pour une dissertation ayant pour sujet "La Russie du XXe siècle", et néanmoins il m'a fallu patienter presque un an avant d'être admis aux cours, et attendre quatre mois encore à la fin du stage pour qu'un poste se libère. Il est vrai que c'est papa qui m'a fait entrer à la Direction du gouvernement de Moscou...

Smolianinov eût fort bien pu se dispenser de cette précision, et Eraste Pétrovitch apprécia à sa juste valeur l'honnêteté du jeune homme.

- Bon, et quel avenir attend la Russie au XXe siècle? demanda Fandorine en considérant à la dérobée le défenseur du trône avec une sympathie manifeste.

- Le plus grand! Il suffirait de détourner de la subversion la partie la plus éclairée de la société, pour lui faire adopter au contraire un esprit constructif, et dans le même temps éduquer la partie la plus ignorante et cultiver progressivement chez elle les sentiments de dignité et de respect de soi-même. C'est le plus important! Si on s'en abstient, la Russie connaîtra les épreuves les plus atroces...

Cependant, Éraste Pétrovitch ne put savoir quelles épreuves, précisément, guettaient la Russie, car car ils venaient déjà de tourner dans la grande rue Gnezdnikov et devant eux se dressait la façade verte du modeste bâtiment à un étage où siégeait la Section de sécurité du gouvernement de Moscou.

Le lecteur l'a compris, c'est dans la Russie des tsars (précisément en 1891) que se déroule cette intrigue policière.

La carrière d'Éraste Pétrovitch Fandorine s'étale sur une quarantaine d'années, à cheval sur le dix-neuvième et ce vingtième siècle gros de tant de promesses: une période sur laquelle Akounine semble s'être sérieusement documenté. L'enquête du Conseiller d'État marque un tournant dans la vie de Fandorine: à la fin de celle-ci (vous comprendrez alors le choix du titre), il prend une décision qui en changera le cours.

Car ce n'a pas été une année sereine que cette année 1891! Voici ce qu'on pouvait lire dans les journaux:

Esther suffoquait d'indignation.

- Mais... mais... tiens!

Elle s'empara d'un journal qui traînait sur le lit.

- Tiens, Les nouvelles de Moscou.  Je l'ai lu en t'attendant.

[...] "Enfin, le ministère de l'Instruction a invité à observer strictement la règle qui interdit d'admettre dans les universités les individus de confession israélite qui n'auraient pas droit à résider en dehors des zones de peuplement, et dans tous les cas à s'abstenir de dépasser le pourcentage fixé. Les juifs en Russie constituent le plus lourd héritage que nous ait laissé l'ex-Royaume de Pologne. L'Empire compte quatre millions de juifs, représentant près de quatre pour cent de la population, or les miasmes qui émanent de ce chancre empoisonnent de leur puanteur..." Je lis plus loin? Ça te plaît? Ou tiens encore: "Les mesures prises pour combattre la disette dans les quatre districts de la province de Saratov n'ont pas apporté pour l'instant le résultat souhaité. On s'attend qu'aux mois d'automne le fléau s'étende aux provinces limitrophes. Son Éminence Aloizi, archevêque de Saratov et de Samara, a ordonné de faire dire, dans les églises, des prières solennelles d'intercession pour vaincre le malheur."

[...] Ou bien cette dépêche de Varsovie, à propos du procès du cornette Barachov:

"La cour a refusé d'entendre la déposition du témoin Pchémylskaïa, du fait que celle-ci ne consentait pas à parler russe, alléguant une insuffisante maîtrise de cette langue." Et ça dans un tribunal polonais!

Cette dernière citation rappela à Fandorine une piste interrompue: celle du défunt Arséni Zimine, dont le père justement était à Varsovie pour défendre le malheureux cornette. Ce souvenir contrariant acheva de l'écœurer tout à fait.

- Oui, bien des serviteurs de l'État ne sont que des canailles ou des imbéciles, reconnu-t-il de mauvais gré. 

Ce jugement vous semble sévère? Exception faite pour le candide Smolianinov, Fandorine n'est entouré que de traîtres, d'imposteurs, d'agents doubles (parfois triples) et l'essentiel de son enquête consistera à découvrir qui manipule qui et qui trahit qui (spoiler: tout le monde).

Ayant démasqué un des plus comploteurs de ces experts en complots, Fandorine ne peut s'empêcher de lui demander:

- Et vous avez fait tout cela pour le salut de la Russie?

Mais son sarcasme n'eut aucun effet sur son interlocuteur. 

- Oui. Et aussi, bien entendu, pour moi. Je me considère comme partie intégrante de la Russie. 

Une lecture doublement rafraîchissante donc: elle nous permet de nous rouler dans la neige (éventuellement tout nu, comme il advient - accidentellement - à Fandorine) et de rafraîchir nos connaissances sur la Russie éternelle.

Le Conseiller d'État a été écrit en 2003. La plus récente des enquêtes de la série Fandorine a été écrite en 2015: il semble que depuis son auteur donne la priorité à ses travaux de traduction.

Je me demande ce qu'il fait, ce qu'il pense, Boris Akounine, en ce moment (un indice, ici).



Boris Akounine, Le Conseiller d'État (Статский советник, 1999)

traduit du russe par Paul Lequesne

Presses de la Cité, 2003; 10/18, 2005

ISBN 2-264-03941-8


mardi 19 juillet 2022

C'est quoi le féminin de challenge?

 Vert (de Nevertwhere) a proposé un(e?) challenge dont "le principe est simple: présenter soit dix ouvrages écrits par des autrices et appartenant aux littératures de l’imaginaire (SF, fantasy, fantastique) soit dix autrices de littératures de l’imaginaire qui sont pour vous incontournables, quelle qu’en soit la raison". Et le défi a déjà été relevé des dizaines de fois, bientôt une centaine: allez voir la liste ici.

On va dire que Mary Shelley est hors concours, parce que ce serait un peu comme si, dans une course de trottinettes électriques, on inscrivait une De Lorean gonflée au plutonium, non?

Dans la catégorie "Incontournables de tous les temps toutes catégories confondues", il y aurait évidemment Ursula K. Le Guin, Leigh Brackett, Catherine L. Moore: tout le monde (ou presque) est d'accord là dessus, moi le premier: ça m'en fait trois.

Dans la catégorie "Petites Nouvelles" (pas si petites ni forcément si nouvelles que ça, mais vous voyez ce que je veux dire) il y a plus de choix: souvent citées (mais moins souvent que les Grandes Anciennes, en raison de la concurrence), Emily St. John Mandel, Octavia Butler, Becky Chambers, Nnedi Okorafor, Martha Wells, Emma Newman (des choix auxquels j'adhère tout à fait), plus celles dont je n'ai jamais rien lu alors je m'abstiens; je vais donc me limiter à mes chouchoutes préférées (celles dont je n'ai pas pu m'empêcher de vous parler déjà sur ce blog - cherchez, vous verrez!), Kij Johnson, Jo Walton, Claire Duvivier; encore trois.

Ça ne vous a pas échappé, bien sûr: entre la première et la deuxième catégorie il y a un vide de pas mal d'années. Pour ces incontournables des années 1960-2000, j'ai passé mon tour parce qu'il y en a vraiment trop et elles ont toutes trouvé au moins un champion ou une championne pour les défendre.

La troisième catégorie...  Au moment de définir un champ de recherche, j'avais été vaguement tenté par l'idée d'une catégorie "Marginales, aux frontières de la SFF un pied dehors un pied dedans": Doris Lessing, Léonora Carrington... peut-être même Catherine Dufour, qui met les pieds un peu partout? Puis je me suis dit que ce n'était pas ça qu'on attendait, et qu'il valait mieux rester dans la SFF pure et dure. La troisième catégorie, donc, sera celle des "Pas assez souvent citées à mon goût dans les autres listes": mon choix, ce sera Angelica Gorodischer, James Tiptree (Junior!), et Tanith Lee. Regardez fixement mon pendule et allez voter pour elles!

Mais on en est déjà à neuf, et je n'ai encore cité que des noms sur lesquels existe déjà un consensus... ça ne me ressemble pas! Il est temps d'ajouter un greffon à cet arbre généalogique, au moins une autrice dont personne n'a encore parlé, sinon à quoi bon?

Plongeons dans l'abîme du temps. Il y a quarante ans et des poussières, je découvrais dans un fanzine (polycopié, comme on faisait à l'époque!), une nouvelle brève, mais marquante: Roubia. Il y avait certes de nombreux points communs entre ce texte et le fameux Journal d'un monstre, de Richard Matheson (que justement j'avais lu peu de temps avant). Mais le ton et le rythme étaient suffisamment originaux pour que je ne sois pas tenté d'y voir une volonté de pastiche ou même d'hommage; une influence, tout au plus. L'auteur? Une certaine Josiane Bala.... Balala... Balaskowitz, voilà. On commençait alors à parler d'une quasi-homonyme, une comédienne nommée Josiane Balasko, mais, sûrement, aucun rapport (les comédiennes n'écrivent pas de nouvelles de SFF, n'est-ce pas?). Je m'attendais à revoir un jour cette signature, car Roubia c'était un bon début; mais le temps passa, et je n'entendis plus jamais parler d'une écrivaine de SFF nommée Balaskowitz. Et puis, l'année dernière, surprise: Josiane Balasko, ne trouvant plus assez de cabines téléphoniques pour se changer (le monde change, les super-héroïnes doivent s'adapter), décide de révéler son identité secrète: c'est elle, la mystérieuse Josiane Balaskowitz! Elle vient de publier un recueil de nouvelles ("fantastiques" au sens large) intitulé Jamaiplu.

Pourquoi l'ajouter à ma liste? La réponse est évidente: la nostalgie, camarade (pour l'odeur de l'encre des fanzines polycopiés). Et puis, Vert a dit "quelle qu’en soit la raison", alors j'ai le droit. Et ça fait dix.


mardi 12 juillet 2022

Un rêve déplacé

 C'est pas toujours très clair, quelle personne on est, dans les rêves.

Dans ce rêve-ci, je dois être quelqu'un d'autre que moi, car on m'a convoqué dans un lieu où j'ai vécu une partie de mon enfance et ce lieu est une sorte d'orphelinat... ou de pensionnat... ou de centre d'accueil pour personnes déplacées: oui, c'est plutôt ça, un centre d'accueil pour personnes déplacées: dans le passé du personnage rêvé que je suis cette nuit il doit y avoir eu une guerre, et il (je) a (ai) été séparé de sa (ma) famille (mais, comme il arrive souvent, le souvenir du début du rêve est flou, seules les dernières images sont nettes). Se pourrait-il que des fragments des récits, qui abondent ces temps-ci dans les media, au sujet de personnes déplacées, se soient faufilés dans mes rêves? Je suis convoqué comme témoin, à ce qu'il semble; mais qui m'a convoqué? Des magistrats, des enquêteurs d'une ONG, des cinéastes documentaristes? Des gens sérieux, ils ont plutôt l'air de fonctionnaires (ils emploient un langage très administratif); ils veulent savoir à quoi ressemblait la vie dans cet internat quand j'y vivais, des années plus tôt. Je ne parviens à donner que des réponses vagues; pour raviver mes souvenirs, on m'invite à visiter les bâtiments qui entourent une immense cour rectangulaire. Je parcours de grandes pièces qui se ressemblent toutes: grises, tristes, aux murs lépreux, et en effet mes souvenirs se précisent: les bâtiments n'étaient alors ni plus ni moins froids et décrépits qu'ils ne le sont aujourd'hui, ce qui a changé c'est que les pièces que je traverse sont à présent totalement vides de mobilier, mais je me souviens qu'au second étage se trouvaient les dortoirs - les lits de fer ont disparu - au premier les salles de classe - les pupitres, aussi, manquent.  Mais, en regardant par les fenêtres, je remarque, non sans surprise, que les salles du rez-de-chaussée sont encore équipées comme les salles d'une école, et qu'elles sont pleines d'enfants... je ne m'attendais pas à ce que le "centre" (il me semble qu'on l'appelait comme ça) soit encore en activité: je commençais, au contraire, à me douter que les questions qu'on m'a posées au début, bien que formulées de la façon la plus neutre possible, étaient orientées de façon à m'inciter à parler des événements qui ont eu pour conséquence  la fermeture du "centre"...  Quel est cet endroit, en réalité? Qu'est-ce qu'on y faisait de particulier?

Je me réveille sans que le personnage de mon rêve ait complètement retrouvé la mémoire.


vendredi 1 juillet 2022

Par égard pour les survivants, les noms ont été changés

Hum. Je n'étais pas trop d'humeur à bloguer en Juin, peut-être l'avez-vous remarqué? La réalité se met à ressembler un peu trop à la fiction, à mon goût. Surtout à la fiction dystopique qu'en général j'aime bien (c'est trop marrant, les dystopies: imaginer que la Terre devient inhabitable, que les océans sont remplacés par des déserts, les déserts par des océans; que les humains s'aperçoivent enfin que des extra-terrestres vivent parmi eux incognito depuis des siècles; que les plantes vertes intelligentes s'allient aux robots pour prendre le contrôle des multinationales; que les guerres du futur, on les finira au lance-pierres... les possibilités sont sans limites!).

Au printemps d'il y a cinq ans, j'avais déjà eu cette impression; mais alors, c'était seulement l'attitude des électeurs dans les Grandes Démocraties, leur apparente addiction aux choix absurdes,  qui m'avait suggéré que nous dérivions peu à peu dans l'univers de Fargo - le film des frères Coen, mais surtout la série télé, cette série à propos de laquelle Pierre Sérisier écrivait il y a quelques années (ça m'avait frappé à l'époque, alors je l'avais cité) :

Comme dans le film des frères Coen, Noah Hawley joue sur l’absurdité des situations. Les bourdes commises sont tellement énormes, le manque de jugeote est tellement dévastateur qu’on ne parvient pas à croire que cela puisse relever de la réalité. Tout le sel de la série tient au décalage entre ce qui est envisageable par le spectateur et ce qui se produit. Il y a un jeu constant impliquant le spectateur qui se dit: 

"non, ce n’est pas possible, 

ils ne vont pas faire ça"

Et, si. 

C’est exactement ce qu’ils font.

Ce qui a changé, c'est qu'à présent c'est toute la planète qui se met à faire les choix les plus contre-productifs. Les informations que nos recevons d'ici et de là ont l'air  d'être sorties de la tête des scriptwriters de la bande à Noah Hawley... enfin presque, pas tout à fait, car ces derniers sont plus professionnels que les membres de la Confrérie des Scénaristes de la Réalité (je n'ai pas de preuve formelle que cette confrérie existe*, mais il est raisonnable de le supposer, non?): dans Fargo, on n'introduirait pas dans une intrigue des détails comme: un gouvernement rendant solennellement à une famille endeuillée un cercueil contenant une unique dent en or, faute d'avoir pu retrouver aucun autre morceau du disparu; un ministre qui, pour justifier la politique de son gouvernement, décrit minutieusement des événements survenus dans un univers parallèle; ou encore des "passeurs" de clandestins qui masquent l'odeur d'une cargaison de cadavres en décomposition en l'aspergeant de sauce barbecue...  dans un feuilleton ça ne passerait pas, même si on ajoutait la mention liminaire "inspiré d'une histoire vraie": il y a des limites à la suspension d'incrédulité.

Ceci dit, il faudra bien un de ces jours que je vous parle de Fargo et de tout l'univers fictionnel que le film a inspiré, ça c'est un sujet approprié pour un billet de blog.


* Je n'ai pas non plus de preuve formelle que cette hypothétique confrérie s'inspire de Fargo pour ses scénarios, mais il y a tout de même des indices troublants: fin mars, la NASA a "révélé" de nouveaux témoignages de pilotes déclarant avoir vu des OVNIs; et sans perdre de temps, le directeur de ROSCOSMOS a renchéri: oui, oui, des pilotes russes aussi en ont vu, il ne faudrait pas croire que les pilotes russes sont plus bigleux que les américains!