D'autres moururent, mais ceci arriva dans le passé
Qui est la saison (personne ne l'ignore) la plus favorable à la mort.
Se peut-il que moi, sujet de Yaqoub Al-Mansour,
Comme durent mourir Aristote et les roses, je meure à mon tour?
"Divan de Almoqta'dir el Magrebi (XII°siècle)",
citation fictive de
Jorge Luis Borges,
L'auteur (El Hacedor, Emecé, 1960)
traduit par Roger Caillois,
Gallimard, 1965
On était en 1971, c'était l'été, nous roulions sur une route de campagne, le gazouillis de la radio fut interrompu par un bulletin d'informations.
Un bulletin spécial, apparemment.
Le speaker parla d'une voix hachée, marquant chaque fois une très légère pause après le nom qui revenait au début de chaque phrase. Je connaissais ce nom, je fus surpris de l'entendre dans ce contexte, mais pas trop, tout de même, "so it goes".
Tout autre fut la réaction de mon père: son expression changea, il ralentit, rétrograda, se rabattit et pour finir immobilisa la voiture sur le bas-côté.
Il descendit et fit quelques pas, tournant le dos à la route.
Il faisait chaud, l'air était plein d'insectes.
Mon père avait du mal à respirer.
La nouvelle qui lui avait coupé le souffle, c'était l'annonce de la mort de Louis Armstrong.
Je ne crois pas avoir jamais vu mon père réagir aussi fortement au décès d'un étranger, si célèbre fût-il. C'est sans doute pour cela que le souvenir est resté aussi précis.
Ces derniers mois, ce fut mon tour de devoir faire des pauses
pour respirer, après avoir entendu la radio donner les nouvelles,
avec une fréquence que je ne me souvenais pas d'avoir connue.
Nikolaus Harnoncourt et Cleet Boris, Franco Citti et Siné, Silvana Pampanini et Magali Noël, Cimino et Kiarostami, Umberto Eco et Gianmaria Testa, René Hausmann et Didier Savard, Yves Bonnefoy et Maurice Pons, Ettore Scola et David Bowie… et David Bowie, merde…
... comment va-t-on se débrouiller sans eux?
Et maintenant Richard Thompson. La vie est un cul-de-sac.
Est-ce que les gens mouraient autant autrefois? Il paraît que oui, certains soutiennent même que tous les records possibles auraient déjà été battus.
Personne mieux que Borges dans ses quatre petits vers n'a exprimé la surprise incrédule qui oblitère notre faculté de raisonner quand nous sommes confrontés à l'incompréhensible phénomène: la période aux contours flous au cours de laquelle il a pu arriver que des gens trouvent la mort, normalement le nom qu'on lui donne, c'est bien le passé. Ou alors, si on aime les mots à majuscule, l'Histoire, cette entité abstraite bien connue pour ne jamais se séparer d'une grande hache - on en ricane dans son dos. Qu'un pur concept, coopté de surcroît dans le cercle très fermé des sciences humaines, se fasse remarquer par une habitude aussi extravagante, on peut presque comprendre que cela ait choqué quelques-uns de nos contemporains au point qu'ils en aient conclu que l'Histoire était finie, bonne pour la maison de retraite.
Et puis voilà que justement, des coups de la hache maniée par cette entité abstraite se mettent à attaquer le présent, à en abattre des pans entiers qui, en tombant, se transforment en… autre chose. Est-ce donc cette chose-là qui se cachait dans ces décombres qu'on appelle "le passé"?
La silhouette floue?
Comment est-elle déjà là, elle qui semblait si loin?
Y aura-t-il encore des saisons, ou cela aussi appartient-il au passé?
Au moins, y aura-t-il de la neige à Noël?
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