mercredi 29 juillet 2020

L'Imitation de la Voix Humaine (Un étranger en Olondre, de Sofia Samatar)




Il y a tellement de merveilles dans le Nord, 
tellement de miracles. 
Vous devez en avoir entendu parler
Sofia SamatarUn étranger en Olondre




Un peu comme le narrateur d'Un long voyage, des circonstances historiques dont l'ampleur le dépasse ont soumis celui d'Un étranger en Olondre à la loi d'un Empire trop grand pour attacher beaucoup d'importance à ceux qui vivent sur ses marges. Et comme lui, il est fasciné par cet Empire, sans bien le comprendre.

Fils d'un planteur de poivre, Jevick est né sur l'île de Tinimavet, dans l'archipel du Thé.
Le père de Jevick, un homme sévère, engage un précepteur venu de la lointaine Olondre, séparée de sa petite île par bien plus de choses qu'un simple bras de mer.
- Mon fils, dit-il, tu as de la chance. Un jour, quand cette ferme t'appartiendra, tu te sentira parfaitement à l'aise dans les rues de Bain et tu ne te feras jamais escroquer au marché aux épices. Oui, je veux que tu acquières l'éducation d'un gentilhomme de Bain. Le grand dégingandé t'apprendra à parler olondrien et à lire dans les livres.

Le grand dégingandé s'attache vite à son élève, et un jour, il lui fait cadeau d'un livre. Mais, surprise! Les pages du livre sont toutes blanches.

… Finalement, il s'inclina dans ma direction, puis, se courbant sur mon livre, y inscrivit soigneusement cinq signes complexes.
Je comprenais à présent que mon maître désirait m'apprendre les chiffres qu'utilisaient les Olondriens et leur façon de tenir les comptes en alignant, comme il le faisait, des nombres dans de petites rangées bien nettes. Je m'inclinai prestement, imaginant la fierté de mon père lorsqu'il verrait son fils écrire des sommes sur le papier, tout comme le ferait un gentilhomme de Bain. Secrètement, j'avais cependant bien des doutes. Ainsi, bien que le livre fût bien plus facile à transporter que les blocs de bois sur lesquels nous écrivons en nous servant d'une pointe de fer chauffée à blanc, il me semblait qu'il pourrait être aisément détruit par l'eau de mer, que l'encre pouvait couler et que c'était une manière bien peu convaincante de tenir des comptes. Néanmoins, ces signes, cannelés comme des coquillages, me captivaient tellement que mon maître s'esclaffa en me tapotant l'épaule. Je déplaçai lentement mon doigt le long de la gracieuse rangée de chiffres, mémorisant les formes étrangères des nombres un à cinq.
- Shevick, dit mon maître.
Comme d'habitude, il avait mal prononcé mon nom. Je jetai un œil dans sa direction, attendant ses instructions.
- Shevick, répéta-t-il, désignant les signes sur la page.
Je répondis fièrement, dans sa propre langue:
- Un, deux, trois, quatre, cinq.
Il secoua la tête.
- Shevick, Shevick, insista-t-il en tapotant la page.
Je fronçai les sourcils et haussai les épaules.
- Pardonnez-moi, Tchavi, je ne comprends pas.
Mon maître leva les mains, paumes ouvertes, et les agita doucement dans l'air, me montrant qu'il n'était pas fâché.
Ensuite, il se pencha patiemment sur le livre.
- Sh, dit-il, pointant de on porte-plume le premier signe sur la page.
Ensuite, il avança son instrument jusqu'au second signe et dit distinctement:
- Eh.
Ce ne fut que lorsqu'il eut désigné plusieurs fois chaque signe, répétant consciencieusement mon nom, que je compris avec horreur que j'étais en présence d'une sorcellerie, que les signes n'étaient absolument pas des chiffres mais qu'en réalité ils parlaient, à la manière des harpes de Tyom à une corde, qui peuvent imiter la voix humaine et qui sont surnommées "les sœurs du vent".
Malgré la lourdeur et la chaleur de l'air provenant du jardin, mon dos et mes épaules se glacèrent. Je regardai fixement mon maître, qui me fixait en retour de ses yeux sages et cristallins.
- N'aie pas peur, dit-il.
Il souriait, mais son visage semblait triste et peiné. Dans le jardin, j'entendis le son du Tetchi se dérobant au milieu des feuilles.

Jevick savait déjà beaucoup de choses sur le monde surnaturel.
Que la sorcellerie et la magie existent, Jevick s'était imprégné de cette idée en tétant le lait de sa mère, aimante et religieuse; il savait qu'on se protège du mauvais sort en portant des amulettes de cuir et de fer, qu'on éloigne les fantômes en faisant brûler certaines herbes secrètes, tandis que faire brûler du fenouil rend les prières aux Dieux plus efficaces;  qu'il y a des mots qu'il ne faut pas prononcer et d'autres qu'on ne doit pas entendre.
Il apprendra au cours de son long voyage que le monde contient encore bien d'autres sortilèges et qu'il est des fantômes qu'on n'exorcise pas par des offrandes de parfums.
Il se prendra aussi d'un amour inconditionnel pour les livres.

"Un livre, nous dit Vandos d'Ur-Amakir, est une forteresse, un lieu empli de pleurs, la clé d'un désert, une rivière dépourvue de pont, un jardin de ronces."
Fanlewas le Sage, le grand théologien d'Avalei, écrit que Kuidva, le dieu des Mots, est "un maître exigeant, porteur d'un fouet plombé."
On raconte que Tala d'Yenith conservait ses livres dans un coffre en acier qui ne pouvait être ouvert en sa présence, sous peine de la voir  s'écrouler au sol en hurlant. Elle écrivit: "À l'intérieur des pages se trouvent des feux qui peuvent embraser, roussir les cheveux et cuire les paupières".

Le mot pour "livre" dans tous les langages connus à travers le monde est vallon, "la chambre des mots", le mot olondrien pour cet objet d'art et d'enchantement. Un jour le fantôme attaché aux pas de Jevick lui dira: "Écris-moi un vallon! Écris-le pour moi"
Jevick traversera bien des épreuves (la moindre n'étant pas de se découvrir étranger partout où il avait cru, un moment, être chez lui), mais il n'oubliera pas la promesse que lui a arrachée le cri de détresse du fantôme.

Ai-je vraiment besoin de vous en dire plus?
 
Sofia Samatar raconte que l'écriture de ce premier roman s'est étalée sur dix ans; dans des interviews, elle évoque l'importance qu'eurent pour elle, dans ses jeunes années, les œuvres d'Ursula Le Guin, Tolkien, Jack Vance et Mervyn Peake. Comme Claire Duvivier et Angélica Gorodischer, qui revendiquent les mêmes influences, l'élan initial qu'elles lui ont donné lui a permis de trouver sa propre voix, une voix puissamment originale, pour décrire avec des mots simples une société complexe, ses enchantements et ses malheurs, ses sagesses et ses folies, ses tragédies et ses ridicules; et la traduction de Patrick Duchesne rend bien la fluidité de son écriture.

Il semble que les Éditions de l'Instant, qui ont eu la bonne idée de publier cette version française d'un livre qui a été remarqué dans les pays de langue anglaise (World Fantasy Award, British Fantasy Award...), un peu moins dans notre pays, aient eu récemment de gros problèmes, et leur site de vente en ligne n'existe plus; mais on trouve encore leurs livres, en fouillant coins et recoins, cherchez bien.
Ne faites pas comme les fanatiques qui s'entre-déchirent au pays d'Olondre: ne vous refusez pas le plaisir de cette lecture.



Le bon vin de Lan-ling, parfumé au curcuma
Ma coupe de jade est remplie de sa lueur ambrée
L’invité, par son hôte enivré,
En oublie qu’il est en pays étranger
Li Bai, poème composé en voyage


Sofia Samatar, Un étranger à Olondre 
(A Stranger in Olondria, 2013)
 traduit par Patrick Duchesne, 
Les éditions de l'Instant, 2016
ISBN  978-2930853-00-0

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