Celui qui regarde un sablier
voit la dissolution d’un empire.
Jorge Luis Borges,
Le Chiffre (La Cifra)
Donc cette ville avait des rois […]
Étaient-ils méchants? Non. Ils étaient rois.
Victor Hugo,
La Ville Disparue, dans La Légende des Siècles
"Traduit dans le monde entier, notamment en anglais par Ursula K. Le Guin, ce chef-d'oeuvre inclassable fait songer au cycle de Gormenghast de Mervyn Peake ou aux Villes invisibles d'Italo Calvino." L'éditeur de ce recueil multiplie les comparaisons ( "une Doris Lessing argentine", "on songe à Alfred Jarry, à Italo calvino…") et nombre des ses lecteurs enthousiastes le suivent sur ce terrain, invoquant Borges, Kafka, Buzzatti…
Même Nébal, souverain de Nébalia, un empire qu'il a fondé et qu'il peuple à lui tout seul jusque dans ses moindres recoins (on peut donc supposer qu'il entend quelque chose à la conduite des empires), qui déborde d'enthousiasme pour ce roman, tombe un peu dans ce travers ("à la manière des Villes invisibles d’Italo Calvino"…)
Un blogueur qui ne mâche pas ses mots, Apophis écrivait récemment (décrivant le même phénomène mais à propos d'un autre livre):
Franchement, il faut que les éditeurs, aussi bien anglo-saxons que français, arrêtent avec ce genre de marketing à la noix, parce qu’à force de prendre le consommateur pour un pigeon à coups de références prestigieuses fantaisistes, ce qui va finir par arriver est que la majorité va différer son achat en attendant qu’un courageux achète le livre en question et dise si ça ressemble bel et bien à l’auteur(e) majeur(e) X ou Y. Et devinez ce qui va se passer lorsque cela ne se révélera être que de la poudre aux yeux ?
La romancière, quant à elle, nous avait prévenus en toute simplicité, sur la page de son livre consacrée aux traditionnels "remerciements":
"Je suis profondément reconnaissante pour l'élan que m'ont donné Hans Christian Andersen, J. R. R. Tolkien et Italo Calvino, car sans leurs mots galvanisants ce livre n'aurait pas vu le jour."
Il est significatif que l'éditeur n'ait pas sauté sur l'occasion d'ajouter Andersen ni Tolkien (pourtant réputés bons vendeurs) à sa liste: si les noms que nous livre Gorodischer ont eu pour elle une importance particulière, ce ne sont pas ceux qui viendraient en premier à l'esprit du lecteur en découvrant le livre, et il aurait été à craindre, s'ils avaient été utilisés comme arguments publicitaires, qu'il y voie des "références prestigieuses fantaisistes".
Ceci dit, ils ne pensent sûrement pas à mal, tant les éditeurs que les lecteurs, en accumulant les comparaisons: chez Angélica Gorodischer, il y a bien un peu de tout ça, ici une situation à la Kafka, ici une formule à la Borges, là une péripétie burlesque à la Vance, là et là des surprises cruelles dignes d'Andersen, mais épars; et ce n'est pas une faiblesse parce que ce livre possède autre chose, en plus, en propre; une qualité particulière qui n'appartient qu'à lui (je n'ai pas lu d'autre livre de Gorodischer: je les attends avec curiosité - il vient d'en paraître un autre chez La Volte).
Vous
voulez retrouver la fascination hallucinée pour le difforme et le
dévoyé propre à Mervyn Peake? la délicatesse du souffleur de bulles
Italo Calvino? la candide cruauté de la fée noire Tanith Lee?
l'imbrication sans issue des cauchemars de Kafka? l'ironie sombre de
Dino Buzzati? le vertige mémoriel de Gabriel Garcia Marquez? la
bouffonne inventivité verbale de Jack Vance? la minutie érudite
d'Umberto Eco? Hé bien, cherchez-les donc chez Peake, Calvino, Lee,
Kafka, Buzzati, Marquez, Vance, Eco. Ne craignez rien, ils seront
toujours là, immuables, où vous les aviez quittés. Chez Angélica
Gorodischer, les sensations que vous avez appréciées chez tous ceux-ci,
vous les retrouverez, mais dans un désordre savant: un peu comme si
l'imagination de Calvino donnait soudain des ailes à une sèche
description clinique de Kafka, ou comme si une accumulation pince-sans-rire de
références érudites (ou pseudo-érudites) façon Borges ou Eco était travestie par Vance
en refrain de chanson à boire.
On trouvera surement un oxymore bien senti pour la caractériser, cette chose, et dans le futur, vous pourrez lire au dos de romans pas encore écrits, œuvres de romanciers aujourd'hui au berceau: "on retrouve dans ces pages un peu de cette ampleur de vision révélée sur le ton du badinage qui fut la signature d'Angélica Gorodischer" (ou quelque chose d'approchant), et vous n'en serez pas surpris (les éditeurs n'abandonnent pas facilement les vieilles recettes qui marchent).
Puisqu'Angélica se plait à mettre en scène des personnages à la langue bien pendue, demandons à l'un d'eux (plus exactement l'une d'elles) ce qu'elle pense du processus créatif:
"Je savais aussi que les hommes ne pensent pas. Non, non, ne ris pas, ils ne pensent pas. De temps à autre il y en a un qui pense, c'est vrai et il le le dit et il l'écrit, et cela est si extraordinaire que personne ne l'oublie. Les gens assemblent ces fragments que d'autres ont pensé, comme ils peuvent, parfois sous une forme très opportune, parfois sous une forme très absurde, ils répètent une série de pensées d'autrui sans rapport avec une situation donnée et une autre série de pensées d'autrui dont le rapport n'est pas plus précis avec une autre situation donnée, et ils croient que ce sont eux qui pensent. Celui qui peut se rappeler et déformer le plus de pensées d'autrui afin de les adapter à autant de situations donne le sentiment d'être plus intelligent et les autres l'admirent."
Bien sûr, ne l'oublions pas, ce n'est pas là l'opinion d'Angélica Gorodischer mais celle d'une prêteuse sur gages à la morale élastique qu'une des nouvelles du recueil fait parler à la première personne; je n'ai cité cet extrait que pour vous prouver que dans Kalpa Impérial, ce que vous trouverez, outre les merveilles prévisibles: palais, dédales, parfums, joyaux, complots, batailles, ce sera un ton original, que nous qualifierons de très gorodischérien (de préférence à "très angélique" qui pourrait causer une certaine confusion).
Plutôt qu'à un historien soucieux d'exactitude bibliographique, à un chroniqueur pointilleux sur les généalogies, Angélica Gorodischer laisse la parole à un (ou des) conteurs(s) professionnels. Le conteur de contes ne s'attarde pas sur le sort des empereurs, les nomme en passant (en général comme repères chronologiques ou pour fournir un élément de comparaison avec la longévité, la perversité ou les talents divers d'un autre personnage): Ylleädil le Grand (l'Empereur Guerrier) et Cheanoth Premier, Babbabred le Silencieux et Sebbredel le Malencontreux et n'oublions pas Idraüsse V qui fut un bon empereur, ce qui mérite une mention spéciale; et nous apprend en quelques mots, à l'occasion, qu'un tel devint fou, un autre fut empoisonné, un autre détrôné sans cérémonie; pour renforcer l'impression que l'Histoire de l'Empire se perd dans la nuit des temps, plutôt que des souverains elle énumère des dynasties: la dynastie (au nom impressionnant) des Trois Cents Rois et celle des Oròbeles, la dynastie des Hehvrontes et celle des Noöram, la dynastie des Kiautonor et celle des Jénningses…
"Je vais maintenant vous parler de Blaggarde II le Tout-Ouïe, cet Empereur qui avait des rêves et des visions et entendait des voix qui sortaient des pierres et qui pour autant ne fut pas un mauvais gouvernant. Ou ce fut peut-être précisément parce qu'il avait des visions et entendait des voix qu'il ne fut pas un mauvais gouvernant? Sacré problème, qu'un conteur de contes ne doit pas se sentir obligé de résoudre; alors poursuivons."
Et le conteur poursuit. Ce n'est pas d'une de ces Grandes Figures du bronze dont on fait les statues des places publiques qu'il avait envie de parler, mais d'une de ces petites marionnettes jugées, par le marionnettiste, pas assez bonnes pour l'estrade, et relevées, par un facétieux tour du destin, du caniveau où elles avaient été jetées pour être promues au rang d'épouvantail, d'icône ou d'étendard.
Conteur de contes. C'est le titre dont se parent les narrateurs (sont-ils plusieurs? N'y en a-t-il qu'un? Le doute est présent; il l'est aussi sur la fiabilité de leurs récits) de la plupart de ces chroniques.
C'est un point de vue moderne, celui de notre époque obsédée par le storytelling, qu'a choisi Angélica Gorodischer: l'Empire est une idée, importe-t-il vraiment qu'il existe, ait existé ou doive exister? Ever ou never?
Dans notre futur, des aèdes, des trouvères, ou des mères-grands évoqueront au coin du feu les sept merveilles du passé (la Bastille qui fut Brise, les Grandes Sauces de Versailles, la Tour Effilée, l'arc du Triomphe des Étoiles, la statue de la Libertaire, la Station Spéciale Inerte-Atonale et la fameuse grande Muraille sur l'Échine du Dragon qu'on pouvait en ces temps prodigieux voir de la Lune).
À l'égal de la Victoire de Samothrace, on chantera celle que Gamera remporta sur Mothra ou encore Godzilla sur Mechagodzilla, et on rappellera que les héros des épopées d'alors furent Clargueibl, Kirkdaglass, Alandelon, Yeimsbon ou Yeimsdin.
Et nos descendants se demanderont, comme le fameux conteur de contes Philicadique, si l'Empire a jamais pris fin (à moins que, si le futur se met inopinément à cesser de ressembler au passé, ils ne demandent, perplexes: c'est quoi, grand-maman, un empire?).
Je ne suis pas tout seul à avoir aimé ce bouquin!
Au cas où il vous faudrait plus d'arguments pour vous convaincre: outre Nébal, qui en parle non seulement très longuement mais très pertinemment,
tous gens de goût, n'en ont dit que du bien.
Si ça ne vous suffit pas, qu'est-ce qu'il vous faut?
(Kalpa imperial,
Ediciones Minotauro, Buenos Aires:
1983, La casa del poder,
1984, El imperio mas vasto),
traduit en anglais par Ursula LeGuin
(Kalpa Imperial: The Greatest Empire That Never Was,
Northampton: Small Beer Press, 2003)
IISBN-10: 1931520054
ISBN-13: 978-1931520058
traduit en français par Mathias de Breyne
(Kalpa impérial,
La Volte, collection : IMAGINAIRE, 2017)
ISBN-10: 2370490403
ISBN-13: 978-2370490407
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