lundi 27 juillet 2020

Un long voyage, de Claire Duvivier


"Le jour où Malvine Zélina de Félarasie débarqua sur le port de Tanitamo, ce n'est pas elle qui attira les regards, mais le recteur Balateste, qui descendit la rampe du bateau d'un pas conquérant, passa devant les administrateurs de la concession sagement alignés, donna à Pondaire une accolade précipitée qui arracha la canne des mains de l'ancien, puis se lança aussitôt dans un discours, assurant à son auditoire qu'ils étaient l'honneur et la fierté de l'Empire."

Quand on est sujet d'un Empire, il est fortement recommandé d'en être fier.
"Être l'honneur et la fierté de l'Empire", ça, en revanche, c'est un peu un luxe: la majorité des sujets d'empires comprennent vite qu'il n'y a pas que des avantages à s'y faire remarquer, à sortir du rang, rester sagement aligné est plus prudent.
Les événements racontés dans Un long voyage le sont (au soir de sa vie) par Liesse, qui, jeune imprudent, s'est un jour fait remarquer - sans même l'avoir cherché.

Comme dans Kalpa Impérial et dans Un étranger en Olondre, l'idéologie qui naît du concept d'empire est questionnée (mais discrètement, sans que cela prenne trop de place) dans Un long voyage.
Visiblement, ces trois ouvrages appartiennent au genre appelé "fantasy", c'est-à dire que les choses et les gens y ont des noms exotiques, les paysages sont insolites et grandioses, et les lois de la physique sont légèrement différentes de celles de notre monde (mais pas celles de la causalité, ni celles de l'économie ou de la sociologie).
Manquent les chevaliers obsédés par le point d'honneur, les rois soucieux de légitimité dynastique, les chanceliers préoccupés par l'intempérance des dragons, les créatures à forme vaguement humaine mais surabondamment pourvues de poils et de crocs, les magiciens de diverses nuances de gris et les fées bénéfiques ou maléfiques: mais on peut très bien - ces trois livres le prouvent - écrire de la fantasy sans rien de tout cela.

Les premiers chapitres nous présentent une galerie de personnages pittoresques, que notre narrateur, alors qu'il était encore un adolescent naïf, a classés candidement selon qu'ils se sont montrés avec lui plus ou moins amicaux, selon le degré de familiarité qu'ils lui ont permis, selon la plus ou moins grande facilité qu'il a eu à les comprendre. Et à vrai dire, il ne les a pas très bien compris: le lecteur aura souvent un temps d'avance sur lui, car des recteurs Balateste, des Andriet Pondaire, des Dalione Flécheret, des Merle Pyrart, des Eguyon Vilherbe (des noms exotiques, qu'est-ce que je  vous disais?), si pour Liesse ils sont des énigmes au moment où il les rencontre, nous, dès leur première apparition nous les reconnaissons car nous les avons déjà rencontrés, tous, sous d'autres noms mais avec les mêmes ambitions minuscules, craintes disproportionnées, espérances vagues et regrets inexprimés, n'est-ce pas?

Il est grand temps qu'au second chapitre Malvine Zélina de Félarasie débarque: elle, au moins, elle restera longtemps une séduisante énigme pour nous lecteurs comme pour le narrateur nostalgique qui ne cache pas l'admiration qu'il a éprouvée pour elle.
Assez rapidement, le lecteur se fera une idée de ce que peut être Malvine Zélina de Félarasie: un personnage "en avance sur son temps" (de quelle façon et jusqu'à quel point "en avance sur son temps"? Allons, je ne vais pas vous révéler tous les secrets du livre).
En fait, le mystère se déplacera au cours du roman, de la personnalité complexe et fascinante de Malvine vers… autre chose. Nous y sommes: le sujet du roman, c'est un déplacement de mystère, un glissement (comme dans d'autres romans il y a des glissements de temps, par exemple sur Mars). Le drame de la dame de Félarasie, c'est d'avoir raison à contre-temps.

Les auteurs de fantasy sont souvent tiraillés entre deux impératifs contradictoires; d'une part, construire un monde cohérent, mais différent du nôtre; d'autre part, aider le lecteur à s'identifier aux principaux protagonistes. 
Tel récit se passe dans une société où il est de bon ton d'accrocher les têtes coupées de ses ennemis à la queue de son cheval, soit;  mais il vaudra mieux, cependant, pour faciliter l'identification, qu'un des personnages qu'on veut désigner comme positifs trouve des réserves à faire sur cette pratique.
Inversement, dans une société figée dans un système hiérarchique, aucun lecteur ne sera surpris qu'un ou une jeune ambitieux(se) cherche à bousculer les règles; il faudra pourtant que l'auteur, en décrivant cette société, nous convainque que tout n'y est pas dysfonctionnel, qu'elle parvient tout de même à avancer cahin-caha.

Au cours du long voyage auquel nous convie Claire Duvivier, elle nous fera visiter un monde franchement déroutant (la sensation de familiarité que nous avons ressentie dans les premiers chapitres était un leurre!),  et nous présentera les réactions, tant individuelles que collectives, aux mutations qu'il connaîtra, d'une façon parfaitement crédible.  De ce point de vue (et d'autres) ce livre est une réussite.

Je hasarde l'idée qu'une des clés du roman se trouve dans ce paragraphe:
[…] c'est que cette histoire est une histoire insulaire. À ce titre, elle obéit à une structure comparable à celle de nos chants, ou plutôt de nos pièces de théâtre; je ne sais quel terme d'armique utiliser au juste. Tu dois savoir, ma hiératique, que ces spectacles, dans les peuplements, se déroulent toujours en deux fois: d'abord, les acteurs déclament l'histoire, qu'il s'agisse d'une fable, d'un récit historique ou d'une romance. C'est la partie principale du spectacle. Suit alors une sorte d'entracte musical qui marque la fin de ce premier acte, ce qu'on appelle l'uraupa. Mais la soirée ne se termine pas là. La pièce est rejouée; dans les villages, ce sont des enfants qui s'en chargent et qui improvisent; à Tanitamo, ce sont des comédiens dont c'est la spécialité. Bien sûr, ce n'est pas exactement la même pièce; l'idée est plutôt de la revisiter, de façon naïve et volontairement simpliste. On rit souvent lors de cette deuxième partie, mais pas toujours; il ne s'agit pas de faire succéder la comédie au drame, comme l'écrivent les continentaux qui ont pu assister à ces spectacles. Mais plutôt de passer du grandiose au trivial pour nous rappeler que nous ne sommes que des humains, et non les dieux et les héros de la première partie.

Ce n'est pas dépouiller le roman de son mystère que de révéler qu'il raconte sous la forme d'une longue lettre-testament (ce qui explique l'apostrophe qui vous a peut-être intrigués: tu dois savoir, ma hiératique) l'histoire d'une personne disparue qui, en l'espace de deux générations, est devenue une figure légendaire; il n'en néglige ni les scènes grandioses ou dramatiques ni les aspect triviaux (et la voix du vieux narrateur a quelque chose de celle d'un enfant éternel, qui revisiterait un conte un peu comme, après l'uraupa, cela se fait dans les villages).

Je ne suis pas seul à avoir été séduit par ce livre: Gromovar, le Wolfenheir, se demande; "Qui est Gémétous et pourquoi se confier à elle ?" Bonne question.
Anne, sur Un dernier livre avant la fin du monde, en parlait dès l'annonce de sa sortie (il est paru pendant le confinement! si vous ne le voyez pas sur la table, à présent encombrée, des dernières nouveautés, réclamez-le à votre libraire)  avec un enthousiasme communicatif.
Ai-je réussi à vous communiquer le mien? Je l'espère.




Claire Duvivier, Un long voyage
2020, éditions Aux forges de Vulcain
ISBN : 9782373050806

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