lundi 26 août 2019

Topor enfin entendu


Interrompons un instant ce programme de recommandations de livres dont l'action ne se passe pas trop loin du cercle polaire pour aborder un sujet plus en rapport avec cet été incendiaire.
L'autre jour, en bouquinant,  je suis tombé, sans l'avoir cherché, sur un texte de l'intemporel Roland Topor:

BRÛLONS LE NEW YORK TIMES!

C'est pour envoûter le gibier et garantir le succès de la chasse que les hommes préhistoriques dessinaient sur les parois de leur caverne… Tout le monde sait ça. Et personne ne met en doute l'efficacité du procédé. L'artiste est un magicien, c'est bien connu. Alors pourquoi le laisse-t-on libre, aujourd'hui, de s'exprimer impunément dans un journal tel que le New York Times? Certes, une page de journal est plus légère qu'un pan de roche, et la tribu est en plein essor démographique, mais cela change-t-il les données du problème? Je prétends que les dessinateurs actuels perpétuent les rites de leurs ancêtres. Je le prétends, et je le prouve. Savez-vous pourquoi le président Nixon a de si grandes oreilles? C'est à cause de Mel Furukawa et de ses graffiti stupides. Pourquoi la majorité silencieuse es-elle aussi répugnante dans ses ébats sexuels et gastronomiques? Parce que Tomi Ungerer a manqué de grâce en les dépeignant. Pourquoi la répression de la révolte d'Attica fut-elle si gratuitement sanglante? Parce qu'un monsieur nommé Brad Holland a cru bon d'en faire un dessin. Pourquoi le racisme continue-t-il de s'épanouir partout avec une telle santé? Ne cherchez pas. C'est à cause de Robert Blechman et d'Edward Gorey. Et c'est parce que Tim représente une explosion nucléaire que les poissons du Pacifique ont un drôle de goût. Et c'est grâce à Ralph Steadman que les marchands de canons font de si bonnes affaires. S'il y a tant de prisonniers dans les geôles grecques et chiliennes, il faut s'en prendre à Philippe Weisbecker: il aime trop dessiner des barreaux! Oh, les exemples ne manquent pas! C'est Folon qui fabrique des villes invivables, c'est Podwal qui exécute les athlètes israéliens de Munich, c'est Mihalesco qui enferme les intellectuels dans les cliniques psychiatriques ou dans les camps - selon l'humeur - en URSS, et je l'avoue à ma grande honte, c'est moi qui ai fait guillotiner Buffet, Bontemps, et quelques autres, dans notre beau pays de France.
La liste est trop longue pour être énumérée en entier.
J'espère vous avoir convaincu. Car il convient d'agir sans tarder pour mettre un terme au scandale: les artistes mettent le monde à feu et à sang, il faut que cela cesse. Le remède est simple. Il suffit de nettoyer les murs de la caverne, de proscrire les dessins dans les journaux. Pour un monde propre, pour un monde juste, pour un monde nouveau, je vous en conjure, rétablissons l'inquisition! Luttons contre la sorcellerie. Contre les pouvoirs occultes. Mort aux envoûteurs.
Et pour commencer, brûlons le New York Times!


C'était dans Topor, l'homme élégant (un hommage à Topor publié par Les Cahiers de l'Humoir): la date à laquelle Topor a écrit ça n'était pas précisée. Le livre a un côté un peu fourre-tout, et les citations de Topor ne sont pas systématiquement sourcées; ça ne l'empêche pas d'être intéressant.
Dommage que je n'aie pas ouvert ce livre au mois de juin, j'aurais pu faire un billet collé à l'actualité. 
En tout cas les têtes pensantes du New York Times (dès le mois de juin, donc) ont adopté le raisonnement de Topor  (peut-être même ont-elles médité, auparavant, ses Cent bonnes raisons pour se suicider tout de suite?), et elles ont pris les devants en craquant elles-même l'allumette.

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