Nous retrouvons une dernière fois
L'Anniversaire du Monde, et ses
Paradis perdus.
Bien sûr, le titre de la nouvelle se réfère à l'œuvre de
Milton; mais est-il interdit (Ursula LeGuin ayant une connaissance étendue des lettres françaises) d'y voir aussi un souvenir de celle de
Baudelaire?
"The Tiger"
Of course there are pictures of moons and suns and animals, all labelled with names. In the Library on the bookscreens you can watch big things running on all fours over some kind of hairy carpet and the voices say, "horses in wyoming," or "llamas in peru." Some of the pictures are funny. Some of them you wish you could touch. Some are frightening. There's one with bright hair all gold and dark, with terrible clear eyes that stare at you without liking you, without knowing you at all. "Tiger in zoo," the voice says. Then children are playing with some little "kittens" that climb on them and the children giggle and the kittens are cute, like dolls or babies, until one of them looks right at you and there are the same eyes, the round, clear eyes that do not know your name.
"I am Hsing," Hsing said loudly to the kitten-picture on the bookscreen.
The picture turned its head away, and Hsing burst into tears.
Teacher was there, full of comfort and queries. "I hate it, I hate it!" the five-year-old wailed.
"It's only a movie. It can't hurt you. It isn't real," said the twenty-five-year old.
Only people are real. Only people are alive. Father's plants are alive, he says so, but people are really alive. People know you. They know your name. They like you. Or if they don't, like Alida's cousin's little boy from School Four, you tell them who you are and then they know you.
"I'm Hsing."
"Shing," the little boy said, and she tried to teach him the difference between saying Hsing and saying Shing, but the difference didn't matter unless you were talking Chinese, and it didn't matter anyway, because they were going to play Follow-the-Leader with Rosie and Lena and all the others. And Luis, of course.
"Le Tigre"
Bien sûr, il y a des images de lunes et de soleils et d’animaux, toutes avec des noms écrits sur des étiquettes. Dans la Bibliothèque, sur les livrécrans, on peut voir de grosses créatures qui courent à quatre pattes sur une sorte de tapis avec des poils, et les voix disent "chevaux dans le wyoming" ou "lamas au pérou". Quelques-unes des photos sont drôles. Il y a des créatures qu’on aimerait bien toucher. Il y en a qui font peur. Il y en a une qui a des poils brillants, dorés et noirs, avec des yeux clairs terrifiants qui vous regardent sans vous aimer, sans vous connaître du tout. "Tigre au zoo", dit la voix. Ensuite, on voit des enfants qui jouent avec des petits "chatons" qui leur grimpent dessus, et les enfants gloussent et les "chatons" sont adorables, comme des poupées ou des bébés, jusqu’à ce que l’un d’eux vous regarde directement et ce sont les mêmes yeux, les yeux ronds et clairs qui ne connaissent pas votre nom.
- Je m’appelle Xing, a dit Xing d’une voix forte à l’image du chaton sur le livrécran.
L’image a détourné la tête, et Xing a fondu en larmes.
La maîtresse a tout de suite été là, pleine de réconfort et de questions.
- Je le déteste, je le déteste, a hurlé la petite fille de cinq ans.
- Ce n’est qu’un film. Il ne peut pas te faire de mal. Il n’est pas réel, a dit la jeune femme de vingt-cinq ans.
Seuls les gens sont réels. Seuls les gens sont vivants. Les plantes de Père sont vivantes, c’est ce qu’il dit, mais les gens sont vraiment vivants. Les gens vous connaissent. Ils vous connaissent par votre nom. Ils vous aiment. Ou s’ils ne vous connaissent pas, comme le petit garçon de la cousine d’Alida, à l’École Quatre, vous leur dites qui vous êtes et alors ils vous connaissent.
- Je m’appelle Xing.
- Shing, a dit le petit garçon, et elle a essayé de lui expliquer la différence entre dire Xing et dire Shing, mais la différence n’avait aucune importance à moins de parler chinois, et ça n’avait aucune importance après tout puisqu’ils allaient jouer à Jacques-a-dit avec Rosie et Léna et tous les autres. Et Luis, bien sûr.
Les malentendus culturels ne guettent pas que les anthropologues futurs qui partiront un jour explorer la galaxie.
Alexeï Panshin, lui-même auteur d'une ces "
histoires de vaisseau où vivent des générations successives" - qui,
nous rappelait Le Guin, ont fini par constituer un des sous-genres de la SF - et non une des moins mémorables, puisqu'il s'agit de l'excellent
Rite de Passage (prix Nebula du meilleur roman 1968), avait rédigé une critique, sinon totalement négative, du moins très réservée de
La Main Gauche de la Nuit à l'époque de sa parution: il s'était dit choqué par les libertés que LeGuin y prenait avec la grammaire, aussi bien en accordant au masculin des substantifs féminins qu'en usant uniformément de pronoms masculins pour les appliquer à des personnages décrits dans des "rôles" féminins; plus précisément, il y voyait un pur artifice maniériste, contre-productif en ce qu'il distrayait inutilement le lecteur (il semble loin, le temps où un critique pouvait, si chevronné fût-il, être déconcerté par cette timide audace).
Il n'est pas douteux, cependant, qu'Ursula LeGuin avait des idées très claires sur les rapports qu'entretiennent les différences - ou les similitudes - biologiques et l'affectivité.
"If nothing is very different from you,
what is a little different from you
is very different from you."
Luis was very different from Hsing. For one thing, she had a vulva and he had a penis. As they were comparing the two one day, Luis remarked that he liked the word vulva because it sounded warm and soft and round. And vagina sounded rather grand. But "Penis, peee-niss," he said mincingly, "pee-piss! It sounds like a little dinky pissy sissy thing. It ought to have a better name." They made up names for it. Bobwob, said Hsing. Gowbondo! said Luis. Bobwob when it was lying down and Gowbondo when it stood up, they decided, aching with laughter. "Up, up, Gowbondo!" Luis cried, and it raised its head a little from his slender, silky thigh. "See, it knows its name! You call it." And she called it, and it answered, although Luis had to help it a little, and they laughed until not only Bobwob-Gowbondo but both of them were limp all over, rolling on the floor, there in Luis's room where they always went after school unless they went to Hsing's room.
Si rien n’est très différent de vous,
ce qui est un peu différent de vous
est très différent de vous
Luis était très différent de Xing. Par exemple, elle avait une vulve et il avait un pénis. Alors qu’ils comparaient les deux, un jour, Luis lui a fait remarquer qu’il aimait le mot vulve parce que le son évoquait quelque chose de chaud, doux et rond. Et vagina avait un son assez impressionnant. Mais pénis, pinisse, dit-il en prenant des airs, pipisse! On dirait un tout petit machin pisseux. On devrait lui trouver un meilleur nom. Ils ont inventé des noms. Bobwob, a dit Xing. Gobwondo! a dit Luis. Bobwob, ce serait quand il se reposait, et Gobwondo, quand il se relevait, décidèrent-ils, en se tordant de rire. Allez, debout, debout, Gobwondo! criait Luis, et la tête se levait légèrement en s’écartant de la mince cuisse soyeuse de Luis. Tu vois, il reconnaît son nom! Appelle-le, toi. Et elle l’appelait, et il répondait, même s’il fallait que Luis l’aide un peu, et ils ont ri jusqu’à ce que non seulement Bobwob-Gobwondo devienne tout à fait flasque, mais qu’eux aussi se retrouvent sans force, à se rouler par terre de rire, là, dans la chambre de Luis où ils allaient toujours après l’école, à moins qu’ils n’aillent dans la chambre de Xing.
Les choix typographiques et orthographiques de la traduction française sont légèrement différents de ceux du texte anglais: tirets au lieu de guillemets, etc; le prénom chinois de la petite fille est transcrit selon le
système pinyin, au lieu de l'être, comme dans l'anglais,selon le
système Wade. Dans les paragraphes ci-dessus, j’ai respecté ces choix; je ne suis revenu que sur un des choix de traduction parce que bon,
vagina, je veux bien qu’à des oreilles anglaises ce mots sonne "
rather grand" mais dire en français que "
vagin a un son assez impressionnant" ce serait, au minimum, un peu exagéré, non? Alors j’ai remis le mot employé dans le texte anglais, il a au moins la majesté fanée des termes latins.
Comme
L’Anniversaire du monde,
Paradis perdus a pour sujet un changement de paradigme.
Changement de paradigme c’était une expression qui avait l’air un peu savant et même un peu prétentieux jusqu’à ce que, depuis quelques années, tout le monde se mette à l’employer; ça désigne pourtant quelque chose qui n’a rien de nouveau, c’est même, depuis toujours, le sujet principal des récits d’anticipation, scientifiques ou pas; pendant longtemps, il a fallu du temps pour qu’on les remarque, ces changements, mais maintenant que les paradigmes changent tout le temps on s’est mis à ressentir le besoin d’aller chercher dans des pages pas trop fréquentées des dictionnaires le mot pour les désigner.
Dans
Solitude, une mère ne prend que tardivement conscience que pour ses enfants, l’éducation qu’ils recevront sur une planète dont les habitants ont délibérément tourné le dos à la civilisation que leurs ancêtres avaient bâtie ne leur apprendra pas seulement des mots nouveaux et des techniques artisanales autochtones, mais façonnera aussi, chez eux, une vision du monde totalement différente de la sienne.
Ce changement de paradigme dont elle est exclue, nous percevons, en creux, à travers le récit serein de sa fille, Sérénité, si bien nommée, la souffrance qu’il lui a causé:
Ce n’était pas facile pour ma mère. C’était difficile pour elle, et compliqué. Elle était forcée de faire semblant de connaître des détails alors même qu’elle était en train de les apprendre, et elle était obligée de penser à le façon d’écrire et d’expliquer cette façon de vivre dans des rapports adressés à des gens d’ailleurs qui ne la comprenaient pas.
La souffrance liée au changement de paradigme est présente dans toutes les nouvelles de LeGuin.
Dans
L’anniversaire du monde, un enfant élevé pour être le dieu vivant de son peuple se retrouve, à l’âge adulte, sans peuple pour le vénérer.
Dans
Solitude, c'est l'adulte, pas l'enfant, qui est confrontée à des "
images qui détournent la tête", et qui ne comprend pas.
Dans les récits qui se passent sur Yeowe et Werel (
Musique Ancienne... et les quatre de
Quatre chemins vers le pardon), les artisans du renversement de l’ordre ancien vivent assez vieux pour se retrouver veufs et veuves de la Révolution, morte en accouchant d’un nouvel ordre.
Et dans
Paradis perdus...
... il arrive aux protagonistes une chose presque aussi étrange que de devenir vieux après avoir été jeunes: après avoir été petits, ils deviennent grands.
Gobwondo!
Voilà, je referme
L'Anniversaire du Monde; je serais ravi que vous le rouvriez quand vous en aurez l'occasion, surtout si vous vous demandiez par quel bout aborder les fictions d'
Ursula Le Guin, car ce recueil, par la diversité des textes qui le composent, me semble une bonne introduction à son œuvre (
Le Livre d'or d'Ursula Le Guin, chez
Pocket, en est une autre: mais attention, je crois qu'on ne le trouve plus que chez les bouquinistes!).
Dans les semaines à venir, peut-être trouverons-nous d'autres façons de nous rapprocher d'elle, qui sait?
À suivre...
L'Anniversaire du Monde, nouvelles
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002;
traduction française de Patrick Dusoulier,
Robert Laffont, 2006)