dimanche 25 février 2018

Petits poucets de l'espace (Ursula Le Guin, 5; L'anniversaire du Monde, 4)




Il faut une bonne quantité de cailloux pour faire un monde. Mais, de même qu'un premier pas est un bon début pour le proverbial voyage de dix mille lis, un caillou, quand on commence un monde, c'est aussi un bon début.
Si ce n'est pas la création d'un monde qu'on entreprend, mais un voyage, surtout s'il est de dix mille lis ou plus, une poche pleine de cailloux peut suffire: il est important, aussi, de regarder où l'on met les pieds.


En épigraphe de Paradis perdu, Le Guin a placé le quatrain final du poème de Théodore Roethke,  The Waking. Un poème fermement ancré dans le sol; 
"God bless the Ground!   I shall walk softly there"
dit un autre vers, qui, lui aussi, n'est pas sans écho dans la nouvelle. Mais ce n'est pas celui-ci que Le Guin a choisi de citer:

This shaking keeps me steady. I should know.  
What falls away is always. And is near.  
I wake to sleep, and take my waking slow.  
I learn by going where I have to go.

Ce tremblement me maintient ferme. Je le sais bien.
Ce qui s’éloigne est  toujours. Et proche.
Je m’éveille pour dormir, et m’éveille lentement.
J’apprends, en allant, où il me faut aller.

La traduction ci-dessus est celle qu'offre l'édition française.
Je ne la trouve pas très satisfaisante: son principal mérite est de tenter de trouver une équivalence française approximative au mètre de l'original: ce choix est louable, le rythme étant essentiel dans une pièce qui joue, comme la villanelle de Roethke, sur une répétition obsédante. Mais essayer de rendre à la fois le rythme ET le sens d'un vers anglais, n'est-ce pas une entreprise chimérique? Ici c'est le sens qui est sacrifié à la forme. Ce tremblement me maintient ferme, ça ne veut rien dire. Et  Je m’éveille pour dormir, ça pourrait fâcheusement suggérer un contresens. Or je soupçonne Le Guin d'avoir isolé ces vers du poème pour la leçon (un coup de sonde vers une région où l'explorateur n'est pas bienvenu) qu'ils contiennent, plus encore que pour leur sonorité (quelque amour qu'elle ait témoigné, à mainte reprise, pour la musique des vers).
Jetant le mètre par-dessus les moulins, je suis tenté de proposer cette interprétation-ci:

C'est ce vacillement qui me permet de garder mon équilibre.
[J'ai de bonnes raisons de le savoir.
Ce qui tombe ne disparaît pas, ne s'en va pas loin.
Je m'éveille au sommeil: pour cet éveil, je prends mon temps.
C'est en allant que j'apprends où je dois aller.


Rassurez-vous, je ne disparais pas, je ne m'en vais pas loin; je vais bientôt revenir!
Je dois faire court aujourd'hui, parce qu'un travail m'attend (le genre de travail qu'on n'apprend à faire qu'en le faisant).

À suivre...

Et, toujours, le site officiel d'Ursula Le Guin
dont les liens sont mis à jour régulièrement envers et contre tout
par des gens (euh, des personnes) qui l'aimaient bien.

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