Retrouvons donc Ursula Le Guin, après ce billet-ci, celui-ci, et celui-là.
Les cailloux s'invitent souvent dans les fictions d'Ursula Le Guin… ou pour mieux dire, quand ils apparaissent, ils sont traités en invités de marque. Situés dans le futur, et racontés au passé.
Les cailloux, il existe un autre espace dans lequel ils occupent une place d'honneur: ces boites à biscuits, ou à pilules, ou à cigares, qu'on anoblit du titre de boite à trésors, et où l'on conserve des objets singuliers, aussi longtemps qu'on a l'âge de s'émerveiller des trouvailles faites sur le bord du chemin. Les personnages de ces nouvelles de Le Guin font tous l'expérience de pertes matérielles mais surtout immatérielles, de la perte de certitudes, de souvenirs, de refuges, ils ont tous besoin d'un sac d'âme, d'une petite chose qu'on peut serrer dans son poing.
Vous l'avez remarqué, je me répète: serais-je distrait? Non, je voudrais simplement mettre en évidence ce fil ténu qui traverse romans, novellas et nouvelles d'Ursula Le Guin, un lien bien plus discret que le "ruban adhésif fait de mots" dont elle se moque gentiment dans la préface déjà citée: le fil de cette sonde jetée vers des strates d'idées situées trop loin du langage pour être verbalisées comme elle le dit dans The Child and the Shadow.
Romans et nouvelles de Le Guin, que leur thème les rattache ou non à la science-fiction (c'est aussi vrai de romans "mainstream", comme on dit, comme Lavinia ou Loin, très loin de tout) traitent de l'une ou l'autre de ces méthodes que nous - individus aussi bien que collectivités - avons trouvé pour ne pas perdre toute trace de notre passé.
De ce besoin que nous ressentons à un moment de notre vie, de ramasser quelque chose sur le bord du chemin, et de l'investir, arbitrairement, d'une signification. De préférence une petite chose brillante, tant qu'à faire.
Dans l'avant-dernière nouvelle du recueil, celle qui lui donne son nom, L'Anniversaire du Monde, une petite communauté traditionaliste subit une acculturation brutale, perd en quelques épisodes violents tout cet ensemble de petites choses ramassées au bord du chemin: ses croyances, sa vision du monde, ses rites; c'est un de ses membres qui nous le raconte - au passé.
On pourrait être tenté de résumer ce témoignage aux allures de conte en disant qu'une dystopie y est remplacée par une autre dystopie: ce serait oublier que chez Le Guin, les dystopies ne sont pas moins ambiguës que les utopies. C'était mieux avant, vous êtes sûrs? Ce sera mieux après, vous pensez? Vous vous dites peut-être que ça ne pourrait pas être pire: pas possible!
Qu'est-ce qui, dans l'héritage de la petite épouse de Dieu, valait la peine d'être conservé?
Qu'est-ce qu'il était opportun de rendre, comme Sérénité (dans Solitude) avait rendu un de ses sacrés?
Qu'est-ce qu'il valait mieux perdre?
Quant à la dernière nouvelle, nous l'avons vu dans l'introduction de Le Guin, elle appartient à un genre de science-fiction un peu différent, et comme l'autrice l'a noté, codifié de longue date par les nombreux écrivains qui s'y sont essayé.
C'est une des plus anciennes figures de la science-fiction que ce départ vers l'inconnu, non pas, comme dans la mythologie, de figures héroïques et solitaires mais de tout un peuple, d'un échantillon d'humanité.
Les héros mythologiques, les Jason et les Gilgamesh, changeaient le monde (du moins, les aèdes le supposent, car après tout, le seul monde qu'ils connaissent, c'est celui qui perdure, après que les héros l'aient changé). Les voyageurs de l'arche de l'espace (pas des géants, pas des héros: vous, moi, nos rejetons) le voyage les change, la signification du voyage change pour eux.
Et, comme ils sont nombreux et d'origines diverses, les changements ne sont pas les mêmes pour tous.
Le titre anglais de la nouvelle est bien Paradises lost, au pluriel, une nuance qui en français peut être perdue à l'oral; en effet, dans cette nouvelle, il est question de plusieurs sortes de paradis, et surtout de plusieurs façons de perdre. Mais aussi de la façon dont, même quand on est perdu dans l'espace profond, on peut trouver des cailloux à ramasser.
On en parle dans un prochain billet, si vous voulez?
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