Bien sûr, le titre de la nouvelle se réfère à l'œuvre de Milton; mais est-il interdit (Ursula LeGuin ayant une connaissance étendue des lettres françaises) d'y voir aussi un souvenir de celle de Baudelaire?
Teacher was there, full of comfort and queries. "I hate it, I hate it!" the five-year-old wailed.
"It's only a movie. It can't hurt you. It isn't real," said the twenty-five-year old.
Only people are real. Only people are alive. Father's plants are alive, he says so, but people are really alive. People know you. They know your name. They like you. Or if they don't, like Alida's cousin's little boy from School Four, you tell them who you are and then they know you.
"I'm Hsing."
"Shing," the little boy said, and she tried to teach him the difference between saying Hsing and saying Shing, but the difference didn't matter unless you were talking Chinese, and it didn't matter anyway, because they were going to play Follow-the-Leader with Rosie and Lena and all the others. And Luis, of course.
- Je m’appelle Xing, a dit Xing d’une voix forte à l’image du chaton sur le livrécran.
L’image a détourné la tête, et Xing a fondu en larmes.
La maîtresse a tout de suite été là, pleine de réconfort et de questions.
- Je le déteste, je le déteste, a hurlé la petite fille de cinq ans.
- Ce n’est qu’un film. Il ne peut pas te faire de mal. Il n’est pas réel, a dit la jeune femme de vingt-cinq ans.
Seuls les gens sont réels. Seuls les gens sont vivants. Les plantes de Père sont vivantes, c’est ce qu’il dit, mais les gens sont vraiment vivants. Les gens vous connaissent. Ils vous connaissent par votre nom. Ils vous aiment. Ou s’ils ne vous connaissent pas, comme le petit garçon de la cousine d’Alida, à l’École Quatre, vous leur dites qui vous êtes et alors ils vous connaissent.
- Je m’appelle Xing.
- Shing, a dit le petit garçon, et elle a essayé de lui expliquer la différence entre dire Xing et dire Shing, mais la différence n’avait aucune importance à moins de parler chinois, et ça n’avait aucune importance après tout puisqu’ils allaient jouer à Jacques-a-dit avec Rosie et Léna et tous les autres. Et Luis, bien sûr.
Les malentendus culturels ne guettent pas que les anthropologues futurs qui partiront un jour explorer la galaxie.
Alexeï Panshin, lui-même auteur d'une ces "histoires de vaisseau où vivent des générations successives" - qui, nous rappelait Le Guin, ont fini par constituer un des sous-genres de la SF - et non une des moins mémorables, puisqu'il s'agit de l'excellent Rite de Passage (prix Nebula du meilleur roman 1968), avait rédigé une critique, sinon totalement négative, du moins très réservée de La Main Gauche de la Nuit à l'époque de sa parution: il s'était dit choqué par les libertés que LeGuin y prenait avec la grammaire, aussi bien en accordant au masculin des substantifs féminins qu'en usant uniformément de pronoms masculins pour les appliquer à des personnages décrits dans des "rôles" féminins; plus précisément, il y voyait un pur artifice maniériste, contre-productif en ce qu'il distrayait inutilement le lecteur (il semble loin, le temps où un critique pouvait, si chevronné fût-il, être déconcerté par cette timide audace).
Il n'est pas douteux, cependant, qu'Ursula LeGuin avait des idées très claires sur les rapports qu'entretiennent les différences - ou les similitudes - biologiques et l'affectivité.
Les choix typographiques et orthographiques de la traduction française sont légèrement différents de ceux du texte anglais: tirets au lieu de guillemets, etc; le prénom chinois de la petite fille est transcrit selon le système pinyin, au lieu de l'être, comme dans l'anglais,selon le système Wade. Dans les paragraphes ci-dessus, j’ai respecté ces choix; je ne suis revenu que sur un des choix de traduction parce que bon, vagina, je veux bien qu’à des oreilles anglaises ce mots sonne "rather grand" mais dire en français que "vagin a un son assez impressionnant" ce serait, au minimum, un peu exagéré, non? Alors j’ai remis le mot employé dans le texte anglais, il a au moins la majesté fanée des termes latins.
Comme L’Anniversaire du monde, Paradis perdus a pour sujet un changement de paradigme. Changement de paradigme c’était une expression qui avait l’air un peu savant et même un peu prétentieux jusqu’à ce que, depuis quelques années, tout le monde se mette à l’employer; ça désigne pourtant quelque chose qui n’a rien de nouveau, c’est même, depuis toujours, le sujet principal des récits d’anticipation, scientifiques ou pas; pendant longtemps, il a fallu du temps pour qu’on les remarque, ces changements, mais maintenant que les paradigmes changent tout le temps on s’est mis à ressentir le besoin d’aller chercher dans des pages pas trop fréquentées des dictionnaires le mot pour les désigner.
Dans Solitude, une mère ne prend que tardivement conscience que pour ses enfants, l’éducation qu’ils recevront sur une planète dont les habitants ont délibérément tourné le dos à la civilisation que leurs ancêtres avaient bâtie ne leur apprendra pas seulement des mots nouveaux et des techniques artisanales autochtones, mais façonnera aussi, chez eux, une vision du monde totalement différente de la sienne.
Ce changement de paradigme dont elle est exclue, nous percevons, en creux, à travers le récit serein de sa fille, Sérénité, si bien nommée, la souffrance qu’il lui a causé:
Ce n’était pas facile pour ma mère. C’était difficile pour elle, et compliqué. Elle était forcée de faire semblant de connaître des détails alors même qu’elle était en train de les apprendre, et elle était obligée de penser à le façon d’écrire et d’expliquer cette façon de vivre dans des rapports adressés à des gens d’ailleurs qui ne la comprenaient pas.
La souffrance liée au changement de paradigme est présente dans toutes les nouvelles de LeGuin.
Dans L’anniversaire du monde, un enfant élevé pour être le dieu vivant de son peuple se retrouve, à l’âge adulte, sans peuple pour le vénérer.
Dans Solitude, c'est l'adulte, pas l'enfant, qui est confrontée à des "images qui détournent la tête", et qui ne comprend pas.
Dans les récits qui se passent sur Yeowe et Werel (Musique Ancienne... et les quatre de Quatre chemins vers le pardon), les artisans du renversement de l’ordre ancien vivent assez vieux pour se retrouver veufs et veuves de la Révolution, morte en accouchant d’un nouvel ordre.
Et dans Paradis perdus...
... il arrive aux protagonistes une chose presque aussi étrange que de devenir vieux après avoir été jeunes: après avoir été petits, ils deviennent grands. Gobwondo!
Voilà, je referme L'Anniversaire du Monde; je serais ravi que vous le rouvriez quand vous en aurez l'occasion, surtout si vous vous demandiez par quel bout aborder les fictions d'Ursula Le Guin, car ce recueil, par la diversité des textes qui le composent, me semble une bonne introduction à son œuvre (Le Livre d'or d'Ursula Le Guin, chez Pocket, en est une autre: mais attention, je crois qu'on ne le trouve plus que chez les bouquinistes!).
Dans les semaines à venir, peut-être trouverons-nous d'autres façons de nous rapprocher d'elle, qui sait?
À suivre...
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