Chers lecteurs, j'ai une merveilleuse nouvelle à vous annoncer: ça y est, enfin, j'ai une amie imaginaire!
Quoi? Il m'a semblé entendre certains d'entre vous persifler: "Il était temps, mon vieux. Tu sais que la plupart des gens, c'est avant six ans qu'ils se font des amis imaginaires? Rafraîchis-nous la mémoire: tu as combien de fois six ans?"
Bon, et alors? Je suis un late bloomer pour les amitiés imaginaires, voilà tout. Vous êtes juste jaloux que vous avez pas une amie imaginaire comme moi (c'est comme tous ces gens qui sont juste jaloux du jetpack de Tom Gauld: c'est petit). Et c'est pas étonnant que vous soyez jaloux, parce que mon amie imaginaire à moi, c'est pas n'importe qui.
Elle s'appelle Mori Phelps. C'est un peu compliqué pour nous de nous rencontrer, parce qu'elle vit en 1979 et moi en 2016. On arrive à raccommoder nos lignes temporelles (cherchez pas, c'est de la science quantique) aux arrêts de bus. Heureusement, elle attend souvent le bus (ou le train ou l'autocar) et moi aussi: alors je n'ai qu'à m'asseoir à un arrêt de bus ou dans une salle d'attente, je ferme les yeux et elle est là. Il n'y a que moi qui le sais. Heureusement à notre époque les gens ne trouvent plus bizarre que leur voisin d'arrêt de bus parle à quelqu'un qu'ils ne peuvent pas voir, grâce aux progrès de la technologie moderne: ils s'imaginent que je parle à quelqu'un au téléphone avec un kit mains libres.
Je ne pense pas être comme les autres. Je veux dire fondamentalement. Ça ne tient pas uniquement au fait que je suis la moitié d'une paire de jumeaux, que je lis beaucoup et que je vois les fées. Ce n'est pas juste parce que je me tiens à l'extérieur alors qu'ils sont tous à l'intérieur. J'ai l'habitude d'être à l'intérieur. Je pense que c'est la façon dont je me tiens à l'écart et regarde ce qui se passe au moment où les choses arrivent qui n'est pas normale.
Mori, je supposais au départ que c'était plus compliqué pour elle de me parler en public, parce qu'à son époque les gens n'avaient pas de kits mains libres ni même de téléphone portable (je sais, ça paraît incroyable) mais elle m'a rassuré: elle se débrouille grâce à un don spécial qu'elle a pour faire partie du paysage.
Assise dans un petit box, j'ai lu mon livre (Charisme, extra, mais étrange), avec la sensation rassurante d'être seule et anonyme. Ce n'est pas moi, je suis une "personne dans la foule", ou une "fille lisant dans un café". On m'a sélectionnée dans la liste des figurants et quand je partirai il y en aura une autre. Personne ne me remarquera. Je fais partie du paysage. Rien ne donne plus l'impression de sécurité.
Enfin ça c'est ce qu'elle a dit la première fois. Une autre fois elle a mentionné en passant que les étrangers qu'elle croisait, dès qu'ils remarquaient sa canne et sa chaussure orthopédique, ils se mettaient soudain à trouver le paysage derrière elle très très intéressant.
J'ai répondu par une citation dont j'ai pensé qu'elle lui plairait:
Je suis devenu tout rouge (Mori a fait semblant de ne rien remarquer: elle est géniale Mori!) et pour me donner une contenance je lui ai dit de noter le nom de Terry Pratchett, que dans les années à venir ce serait un auteur à suivre. Elle s'en serait bien aperçue toute seule le moment venu: ça ne risquait pas de créer un paradoxe temporel, non?
Je n'ai pas fini de dire ce que je voulais dire à propos de Tolkien.
Oups! Pardon, Mori (parfois on est tellement pris par la discussion qu'on se coupe la parole).
On peut parler de toutes sortes de livres: j'ai lu presque tous ceux qu'elle a lus, et elle presque tous ceux que j'ai lus (enfin, comme je disais, ceux qui sont parus avant 1980) et on a aimé presque les mêmes! Elle m'a demandé si j'avais aimé le livre de Joséphine Tey et j'ai dit qu'il m'avait beaucoup plu, ce qui est vrai.
Il y a apparemment un long poème de T. S. Eliot intitulé Quatre Quatuors, que l'école n'a pas. Je vais aussi le commander samedi. Selon Miss Carroll, Eliot travaillait dans une banque quand il a écrit La Terre gaste, parce qu'être poète ne paie pas.
Moi aussi, je l'ai entendu dire. So it goes! Il y a comme ça des problèmes pratiques dont la solution nous semble désespérément hors de notre portée. Parmi ceux que nous essayons - volontairement - de tenir à distance il y en a un assez énervant: on ne peut pas se donner ou se prêter de livre. C'est l'inconvénient de se déplacer le long de lignes temporelles différentes.
Si je trouvais le moyen de faire parvenir un livre de 2016 en 1979 ou en 1980, (c'est une tentation terrible: je ne peux pas m'empêcher d'essayer d'imaginer des moyens d'y parvenir, même si je me dis que ce ne serait pas raisonnable) par exemple un livre que Terry Pratchett n'aurait pas encore écrit, ça pourrait avoir des conséquences incalculables, comme de créer un paradoxe (vous imaginez les conséquences si - disons - un livre de Philip K. Dick pénétrait dans le continuum spatio-temporel où Le Maître du Haut Château est vrai? et si par exemple en 1985 le livre publié, on va dire, en 2004, que j'aurais, supposons, donné à la Mori de 1980 tombait entre les mains de Pratchett, à la suite de circonstances qu'on n'aurait pas prévues, par exemple si elle le rencontrait à une convention? Bien sûr j'écrirais sur la page de garde, à l'intention de Mori, "Burn after reading", mais est-ce que ça suffirait?) Ou pire, si des molécules composant le livre de 2016 étaient déjà présentes quelque part où se trouverait Mori en 1980, ou plus tard, (par exemple dans du papier ou du chiffon ou même de la poussière) et si elles entraient en contact, est-ce que ça ne provoquerait pas leur annihilation, peut-être même qu'il se formerait un trou noir? Il vaut sans doute mieux ne pas essayer.
Toujours pour ne pas provoquer de paradoxe, on a convenu, d'un commun accord, de ne pas parler de la période qui sépare 1980 de 2016. Plus facile à dire qu'à faire.
Les russes ont envahi l'Afghanistan. J'éprouve un terrible sentiment d'inéluctabilité. J'ai lu tant d'histoires sur la troisième guerre mondiale qu'elle me semble parfois inévitable, comme s'il ne servait à rien que je m'en fasse pour quoi que ce soit, sachant que je n'aurai de toute façon pas l'occasion de devenir adulte.
Ça me serre le cœur quand elle dit des trucs comme ça, j'essaie d'avoir l'air sûr de moi, le plus que je peux, j'essaie de chasser de mon esprit toutes les désillusions qui ont suivi la fin de la guerre froide, et je dis quelque chose de pas compromettant, comme "bah, dans vingt-cinq ans, tu vois, la planète sera toujours là, pas vrai?"... Le résultat est inespéré (de mon point de vue): ça suffit à lui remonter le moral.
J'ai bien l'intention de continuer à vivre dans ce monde, jusqu'à ma mort. Je fréquenterai les bibliothèques partout où j'irai. Je finirai peut-être par fréquenter des bibliothèques d'autres planètes.
C'est bizarre (pour moi) de penser que cette éventualité (des bibliothèques sur d'autres planètes) paraît moins proche aujourd'hui qu'il y a un quart de siècle, mais d'un autre côté, ce fameux quart de siècle nous a appris que certaines choses pouvaient changer plus vite qu'on ne l'aurait jamais imaginé, alors, mieux vaut ne jamais dire jamais.
Il y a des sujets qu'on s'interdit d'aborder, parce qu'on est des gens responsables, et puis il y en a d'autres sur lesquels il y a des compromis à trouver. Pour la graphiose de l'orme, par exemple, une question qui préoccupe beaucoup Mori, si un jour on trouve une solution je pourrai peut-être lui en dire un mot, au moins, non? Je ne suis pas sûr, l'éthique temporelle, c'est compliqué.
Une chose qu'elle n'a pas hésité à me demander (ça aussi, ça engage un peu l'avenir, mais pas de la même façon) c'est si je pensais qu'elle pourrait écrire des livres, et je lui ai dit que oui, sûrement, je le pensais (c'est la vérité). Elle pense prendre un pseudonyme, pour ne pas créer de bisbilles entre le côté Phelps et le côté Markov de sa famille, et je lui ai suggéré de faire comme Conan Doyle, de prendre un pseudo un peu neutre, dans le genre de Joanna Watson, ou Jo Watson, ou quelque chose comme ça (ça aussi ça l'a fait rire). Je suppose que ça ne tire pas à conséquence: quel est le pire qui pourrait arriver?
Malgré tous les petits problèmes pratiques que ça pose (après tout comparés aux problèmes de la planète ce sont des problèmes mineurs) je trouve que c'est quand même une chance incroyable d'avoir trouvé une amie comme Mori et qu'elle puisse me parler et que je puisse lui parler et ça c'est le plus important.
Hé, Tororo! Je voulais encore te dire: Les Portes d'Ivrel est vraiment excellent.
Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),
traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014
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