jeudi 17 octobre 2013

Il n’y a pas de chats


Si d’aventure vos pérégrinations vous amènent bientôt à New-York, vous aurez l’occasion de voir, au Metropolitan Museum où ils sont exposés jusqu’en Janvier, à quoi ressemblaient, pour de vrai, ces dessins  de Balthus - ou plutôt, de Baltusz, car c’est ainsi que Balthazar Klossowski les signa - qui impressionnèrent tant Rainer Maria Rilke, quand il les vit à Sierre, en 1920, peu après avoir fait la connaissance de Baladine Klossowska et de ses enfants Pierre et Balthazar, qu’il insista pour qu’ils soient publiés en un petit volume:  Mitsou (l’aventure ainsi racontée avait eu lieu deux ans plus tôt: Balthazar avait dix ans).

« Personne ne peut comprendre ce que représentent 
ces premiers dessins pour moi.
 Seul Rilke l’avait pressenti. » 
(Balthus, 1998)

La plaquette qui en constitue l’édition originale fut tirée à quelques centaines d’exemplaires par Rotapfel Verlag (les Éditions de la Pomme Rouge) à Zurich: par la suite le Balthazar qui s’autoportraiturait dans cette suite de dessins en petit garçon aux joues rondes devint un monsieur grand et maigre, il peignit beaucoup de chats et de petites filles aux joues comme des pommes, et il les signa Balthus. Aussi l’exposition actuelle s’appelle-t-elle: Balthus: Cats and Girls: on peut y voir, outre les encres de Chine de Mitsou, des dessins et des toiles datant de toutes les époques de sa longue carrière.


Balthus, Le Roi des Chats, 1935
"Le chat serait au peintre ce que le miroir serait à la peinture:
une sorte d'emblème, une signature
d'autant plus insistante qu'elle est plus secrète"
Jean Clair,
catalogue de l'exposition Balthus
 au musée national d'art moderne (1984)

Et c’est la commissaire de cette exposition, Sabine Rewald, une des curators du Met, qui a retrouvé les originaux de Mitsou, qu’on a longtemps supposés perdus, chez les héritiers de Rilke. Il n’est pas surprenant que Rilke ait si soigneusement rangé les dessins de son ami Balthazar qu’on ne les ait retrouvés qu’en cherchant bien: il avait pris très au sérieux le travail, qu’il avait décidé d’assumer pour ce mince volume, de directeur éditorial et surtout de préfacier. 
Qui ne souhaiterait pas qu’on écrive pour ses dessins une préface pareille? 


la vie + un chat

Qui connaît les chats? Se peut-il, par exemple, que vous prétendiez les connaître? J'avoue que, pour moi, leur existence ne fut jamais qu'une hypothèse passablement risquée.



Voilà l’histoire. L’artiste l’a mieux racontée que moi. Que me reste-t-il à dire encore? Peu. 
Trouver une chose, c'est toujours amusant; un moment avant elle n'y était pas encore. 



Mais trouver un chat: c'est inouï! Car ce chat, convenez-en, n'entre pas tout à fait dans votre vie, comme ferait, par exemple, un jouet quelconque; tout en vous appartenant maintenant, il reste un peu en dehors, et cela fait toujours:


la vie + un chat, 

ce qui donne, je vous assure, 
une somme énorme.


Perdre une chose, c’est bien triste. 
Il est à supposer qu’elle se trouve mal, qu’elle se casse quelque part, qu’elle finit dans la déchéance. 
Mais perdre un chat; non! ce n’est pas permis; jamais personne n’a perdu un chat.


Peut-on perdre un chat, une chose vivante, une vie? Mais perdre une vie: c’est la mort! Eh bien, c’est la mort. 
Trouver. 
Perdre. 
Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte? Ce n’est pas simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle - assez maladroitement, j’en conviens - la possession.



Or la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez; elle l’affirme; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
[...] Vous l’avez senti d’ailleurs, Baltusz; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage.



[...] Pour ceux cependant qui vous verront toujours éploré au bout de votre ouvrage, j’ai composé la première partie - un peu fantaisiste - de cette préface. Pour pouvoir leur dire à la fin: 
« Tranquillisez-vous: 
Je suis. Baltusz existe. 
Notre monde est bien solide. 

Il n’y a pas de chats. »


Au château de Berg-am-Irchel, 
en novembre 1920, 
Rainer Maria Rilke.

Il existe plusieurs éditions françaises de Mitsou:
Mitsou, quarante images par Baltusz, 
préface de Rainer Maria Rilke, 
librairie Séguier, 1988 ISBN 2-906284-90-4

Rainer Maria Rilke: Lettres à un jeune peintre, suivi de Mitsou
Somogy /Archimbaud, 1998 ISBN 2-85056-334-X
réédité  aux éditions Rivages,
2002 ISBN 2-7436-0877-3 
en collection de poche (Mitsou)
2002 ISBN  2-7436-1763-2

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