La route de Mossoul se déroula sous ses pas comme en songe: au fond du jardin où il avait joué enfant, d'entre les racines de l'oranger qu'avait planté son grand-père, il exhuma le trésor perdu de ses ancêtres, et durant sa longue vie il acquit la réputation d'un homme prudent et de grand savoir, ce dont jour après jour il rendit grâces. La vérité n'est pas dans une histoire, lecteur de bon vouloir, mais dans beaucoup d'histoires.
dimanche 26 août 2012
Trahisons sans vergogne (Antonio Tabucchi, 6)
Antonio Tabucchi, dans la note qui introduit Petites équivoques sans importance donne de brefs aperçus sur la genèse des nouvelles du recueil, dont celui-ci:
"C'est à Paris, un soir de 1975, que j'ai volé l'histoire intitulée Rébus, et elle est restée assez longtemps en moi pour être restituée en une version qui trahit sans vergogne la version originale".
Tabucchi, cambrioleur? Oui, mais c'est un gentleman: quand il vole une pierre brute, il la rend taillée et sertie.
[…] tu répètes la phrase un certain nombre de fois à l'intérieur de toi-même, tu la savoures, c'est une bonne ouverture, comme de bonnes cartes dans une partie de poker, qui sait ce que tu construiras ce soir, le soir c'est beau d'écrire un bout de texte absurde mais logique que les voix des autres t'ont offert, quelque chose qui racontera une histoire, complètement différente des histoires qu'ont raconté ceux à qui tu as volé cette histoire, et qui pourtant n'appartient qu'à toi, parce qu'eux d'une histoire comme ça ils ne sauraient qu'en faire, ils ne la reconnaîtraient même pas, chacun a fourni un petit bout, une petite pierre que toi tu as recueillie, choisie, mise à la place qui lui revenait - celle-là et pas une autre - pour former la mosaïque que tu regarderas ce soir avec des yeux avides, étonné de voir comment les choses se passent, comment un mot s'encastre dans un autre, un détail dans un autre, jusqu'à créer une intrigue qui n'existait pas et qui maintenant existe: ton histoire.
Antonio Tabucchi,
Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi,
dans l'Ange noir
Introduire un récit de rêve dans une fiction ne va pas sans risques (le risque, mortel pour la fiction, d'être dénoncée comme artifice par l'emploi d'un artifice plus visible - ou plutôt, ne se situant pas au même niveau de visibilité - que les autres) mais Antonio Tabucchi était un raconteur de rêves téméraire. Passionné.
Atteignant à son aboutissement dans Rêves de rêves, le procédé - déjà présent, on l'a vu, chez Pessoa - lui était depuis longtemps devenu familier: la logique des rêves, qui présente l'avantage de ne pas appeler de contradiction, on la retrouve à l'œuvre dans tous les courts récits qui composent l'Ange noir.
Et le vol d'histoire, ce n'était pas seulement une méthode de travail - c'est comme ça que tout le monde s'y prend pour raconter des histoires, essayez de raconter n'importe quelle journée de Dublin, il s'y retrouvera de petits bouts de l'Odyssée sans même que vous y ayez pris garde - c'était un des ressorts des fictions de Tabucchi: ses personnages se dénoncent, exprès ou pas, comme voleurs ou contrefacteurs, ça devient une partie de leur histoire à eux.
Cette nuit j'ai rêvé de Myriam. Elle portait une longue veste blanche qui de loin ressemblait à une chemise de nuit; elle avançait le long de la plage, les vagues étaient immenses à faire peur et se brisaient en silence, ce devait être la plage de Biarritz mais elle était complètement déserte, j'étais assis sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée de chaises toutes inoccupées, peut-être s'agissait-il toutefois d'une autre plage, car je ne me souviens pas de chaises comme celles-là à Biarritz, c'était seulement l'idée d'une plage, et je lui a fait signe du bras pour l'inviter à venir s'asseoir, mais elle a continué de marcher comme si elle ne m'avait pas vu, regardant droit devant elle, et quand elle est passée près de moi une rafale de vent glacé a touché mon corps, telle une auréole qu'elle aurait traîné dans son sillage: alors, avec la stupeur sans surprise propre aux rêves, j'ai compris qu'elle était morte.
Antonio Tabucchi,
Rébus,
dans Petites équivoques sans importance
Ce sont là les premières phrases de la nouvelle. Vers la fin de son récit, le narrateur évoque une longue attente: il se souvient avoir, le fameux jour du rendez-vous, attendu longuement Myriam sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée de chaises sur la plage de Biarritz, mais cette fois ce n'est pas comme dans les premières lignes un rêve récent que le narrateur raconte mais un souvenir ancien, contredisant cet énoncé précédent (celui du début, quand il raconte le rêve): "qu'il ne se souvient pas de chaises comme celles-là à Biarritz". Le rêve récent a-t-il fini par donner sa forme au souvenir ancien? L'un des deux récits est-il trompeur, ou ont-ils seulement encore besoin d'être ajustés? Quelle dette ont-ils l'un envers l'autre?
Ah! vous m'avez fait trop boire, Monsieur, encore que pour ce qui est de boire, vous êtes de bonne compagnie. Vous savez, parfois, quand on a trop bu, la réalité se simplifie, on saute les vides entre les choses, tout semble s'ajuster et on se dit: j'y suis. Comme dans les rêves.
Mais pourquoi vous intéressez-vous aux histoires des autres? Vous aussi, vous devez être incapable de remplir les vides entre les choses. Vos propres rêves ne vous suffisent-ils pas?
Antonio Tabucchi,
Rébus,
dans Petites équivoques sans importance
Les rêves ne suffisent pas pour faire des histoires, les histoires non plus ne suffisent pas pour faire des livres; tu connais, bien sûr, lecteur de grand savoir, l'histoire des deux qui rêvèrent. Le pauvre cordonnier de Mossoul s'entendit annoncer en rêve que s'il allait à Samarcande, se mettait à la recherche d'un jardin où près d'une fontaine se dressait un figuier, il trouverait un trésor.
A Samarcande, épuisé déjà par la longue route, quand il dut convenir que c'était en vain qu'il avait creusé toute une nuit entre figuier et fontaine, il éclata en sanglots.
Qu'aurais-tu fait, prudent lecteur, à la place des voisins, quand ils découvrirent à l'aube un vagabond hirsute pleurant à chaudes larmes auprès d'une fosse ouverte dans un jardin où il était entré en fraude? En hommes prudents, ils le conduisirent devant le cadi.
Le cadi, homme de grand savoir, éclata de rire pour la première fois depuis longtemps en entendant la confession du cordonnier. Insensé, pauvre en savoir et en prudence, qui t'es mis en route sur la foi d'un rêve! Sache que moi, cadi, sept fois déjà, pas une de moins, j'ai vu en rêve un jardin à Mossoul, dans ce jardin un puits, près du puits un oranger, et sous l'oranger un trésor qui n'attend que d'être sorti de terre! Loué soit Dieu qui, dans le dessein de faire de moi un bon cadi, m'a accordé le don de ne croire que ce que je vois de mes yeux grands ouverts.
Ainsi mis de belle humeur, le magistrat fit relâcher le savetier.
La route de Mossoul se déroula sous ses pas comme en songe: au fond du jardin où il avait joué enfant, d'entre les racines de l'oranger qu'avait planté son grand-père, il exhuma le trésor perdu de ses ancêtres, et durant sa longue vie il acquit la réputation d'un homme prudent et de grand savoir, ce dont jour après jour il rendit grâces. La vérité n'est pas dans une histoire, lecteur de bon vouloir, mais dans beaucoup d'histoires.
La route de Mossoul se déroula sous ses pas comme en songe: au fond du jardin où il avait joué enfant, d'entre les racines de l'oranger qu'avait planté son grand-père, il exhuma le trésor perdu de ses ancêtres, et durant sa longue vie il acquit la réputation d'un homme prudent et de grand savoir, ce dont jour après jour il rendit grâces. La vérité n'est pas dans une histoire, lecteur de bon vouloir, mais dans beaucoup d'histoires.
Le don qu'avait reçu Tabucchi, plus favorisé que le cadi de Samarcande, n'était pas celui de ne croire que ce que voyaient ses yeux grands ouverts, mais celui de s'émerveiller, les yeux ouverts aussi bien que fermés, de l'infinie diversité labyrinthique des œuvres du temps.
Parfois une solution ne semble possible que par ce biais: le rêve. Peut-être que parce que la raison est craintive, elle ne parvient pas à remplir le vide entre les choses, à établir une totalité, qui est une forme de simplicité, elle préfère une complication pleine de trous, voilà pourquoi la volonté s'en remet au rêve pour la solution, Mais demain, ou un autre jour, je rêverai que Myriam est vivante, elle passera près de la mer, répondra à mon appel et s'assiéra à côté de moi sur une chaise longue de la plage de Biarritz ou d'une autre idée de plage, elle remettra de l'ordre dans ses cheveux comme à son habitude d'un geste lent et alangui, plein de sensualité, et regardant la mer elle m'indiquera une voile, ou un nuage, et elle se mettra à rire, et nous rirons ensemble d'y être parvenus, d'être là tous les deux, de nous être retrouvés à notre rendez-vous.
Antonio Tabucchi,
Rébus,
dans Petites équivoques sans importance
Ceci est une voile, ou peut-être un nuage
C'est dans Rêves de rêves que Tabucchi règlera ses dettes. En monnaie de songes.
Là, d'où les choses proviennent, elles finissent toujours par retourner,
et à ce moment chacune paye la dette exacte qu'elle a contractée
en prenant une place, soit plus favorable, soit moins favorable,
dans la succession des temps.
Anaximandre,
cité par Antonio Tabucchi,
en épigraphe de Nuit, mer et distance,
dans l'Ange noir
Gallimard,
traduction de Bernard Comment, et
Christian Bourgois,
traduction de Lise Chapuis;
tous deux d'Antonio Tabucchi.
Photo: tous droits réservés.
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