vendredi 24 août 2012
Équivoque, adjectif et substantif féminin (Antonio Tabucchi, 4)
Selon le TLFI:
ÉQUIVOQUE, adj.
Qui peut revêtir plusieurs significations. Synon. ambigu; anton. univoque. "Les dernières pages, en dépit de tant de phrases équivoques, laissaient cependant entrevoir son choix" (GUÉHENNO, Jean-Jacques, 1952, p. 41)
Selon le Littré:
ÉQUIVOQUE, subst. fém. Sens équivoque, interprétation à double entente.“Toute cette entrevue se passe dans cette équivoque [l'un des interlocuteurs comprenant une chose, et l'autre une autre]”. [PASCAL, lettre à Jacqueline, 26 janvier 1648]
Sur la jaquette, ou la couverture, de différentes éditions françaises de Petites équivoques sans importance, une photo en noir et blanc, un coin de paysage urbain comme il y en a partout: deux rues presque parallèles, mais pas tout à fait, convergent, se rapprochent… mais ce n'est pas vers un carrefour qu'elles se dirigent, jamais elles ne se croiseront: taillées dans la pente d'une colline, elles ne sont pas au même niveau, et l'une va devenir passerelle, l'autre passer par-dessous.
Il en va ainsi dans le recueil, où il est beaucoup question de rendez-vous, parfois tout à fait manqués, parfois seulement presque.
Dans deux de ces nouvelles, Chambres et La rancœur et les nuages, si le protagoniste a un rendez-vous, c'est avec lui-même.
Dans le tiroir de droite, caché dans un petit échiquier pliable, il rangeait son journal qu'elle a lu ponctuellement chaque matin, pendant des années, confrontant son impression de la journée écoulée avec la description donnée par son frère. Elle pense à quel point l'écriture est mensongère, avec son implacable arrogance faite de mots définis, de verbes, d'adjectifs qui emprisonnent les choses, qui les saisissent dans une fixité vitreuse, comme une libellule prise dans une pierre depuis des siècles et qui maintient l'apparence d'une libellule, mais qui n'est plus une libellule. Telle est l'écriture, qui a la capacité d'éloigner de plusieurs siècles le présent et le passé proche: en les fixant. Mais les choses sont diffuses, pense Amelia, c'est pour cela qu'elle sont vivantes, parce qu'elles sont diffuses et sans contours et qu'elles ne se laissent pas emprisonner par les mots.
Antonio Tabucchi,
Chambres,
dans Petites équivoques sans importance
Les personnages de Tabucchi, étant gens de bonne compagnie, ont leurs opinions propres sur l'écriture de fiction, et ils n'hésitent pas à charger l'écrivain de la faire connaître au lecteur, confiants qu'il la retranscrira fidèlement. Je me demande en quels termes les personnages d'une nouvelle s'adressent à l'auteur de celle-ci quand ils ont une requête à formuler? L'appellent-ils Cher Maître et Ami (avec des majuscules)? Ou seulement Excellence? (une majuscule, toujours, à Excellence, dans la correspondance. Pour Maître et pour Ami, en revanche, c'est facultatif - encore que pour Maître, ce soit fortement recommandé).
Amelia, la protagoniste de Chambres, conserve une impassibilité de sphinx en classant le courrier adressé à son frère, le grand écrivain à l'agonie. On ne saura jamais si elle s'amuse, s'impatiente, s'irrite ou se réjouit des Cher Maître et Ami et des Excellence qui, note Tabucchi sur un ton neutre, fleurissent au commencement de toutes ces épîtres (sollicitations, vœux de rétablissement qui viennent trop tard) dont elle épargne la lecture à son frère, ou s'ils ne lui inspirent qu'indifférence.
Chambres retrace avec une précision clinique une journée d'Amelia, cartographie ses déplacements dans la demeure familiale, signale les souvenirs que lui rappelle tel ou tel objet.
Bien sûr, les images qui, pour elle, gardent les couleurs les plus vives sont celles d'un lointain passé. C'est à l'occasion de ces évocations que nous recueillons des bribes d'information sur ses sentiments, ses aspirations passées, ses frustrations présentes. On devine que dans son âge avancé, Amelia a dû conserver quelque chose de la délicatesse de la libellule qu'elle n'est plus. Mais au fil des années, des obligations se sont ajoutées à d'autres obligations, des couches d'ambre à d'autres couches d'ambre. Si certains souvenirs doux ou amers s'accrochent à tel meuble, telle photo, tel bibelot pour conserver une apparence concrète, d'autres de ces choses diffuses, et sans contours, et qui furent vivantes, se sont figées, non pas en mots, mais en lignes d'écriture comptable, portées au débit ou au crédit de Guido et d'Amelia. Une comptabilité bien tenue, mais dont il nous serait laissé, à nous lecteurs, de faire le bilan. A la manière dont elle tient sa maison, nous comprenons qu'Amelia, intendante bonne et fidèle, s'acquittera ponctuellement de la dette dont elle se sent redevable envers son frère. Mais en quelle monnaie? Amelia est une énigme.
La rancœur et les nuages, tout au contraire, met en scène un personnage avec lequel il serait facile au lecteur de s'identifier, avec lequel il est tentant d'imaginer que Tabucchi pourrait s'identifier lui-même - c'est un traducteur et un universitaire; Italien, il se veut fin connaisseur des littératures ibériques. Impossible d'être plus clair. Présenté (tout à l'opposé de l'héroïne de Chambres), par un narrateur omniscient, qui, si, cette fois, il se montre économe de descriptions, ne nous laisse en revanche rien ignorer des émotions, des espoirs, des calculs, - il se révèle au fil des pages arrogant, mesquin, arriviste et hypocrite; le seul trait qui nous le rend encore sympathique presque jusqu'à la fin est l'amour qu'il professe pour Antonio Machado, son modèle, dont il est le traducteur… mais les dernières lignes de la nouvelle font tomber ce dernier masque. Le personnage est dépouillé de son mystère; si un mystère reste entier, c'est celui du rapport que l'auteur entretient avec sa créature: autoportrait férocement caricaturé? dagyde dans laquelle le traducteur de Pessoa plante ses aiguilles, pour exorciser l'idée effrayante qu'il puisse en quelque manière lui ressembler? La chute de la nouvelle dissipe au moins en partie une ambiguïté: elle met un nom sur le péché capital du scribouillard - se croire supérieur à son modèle; c'est là que le spécialiste de Machado se sépare de son créateur, que la crainte de se montrer inférieur à sa tâche hanta toujours.
En revanche, aucun mot de la nouvelle Chambres - aucun, relisez-la - ne permet de dissiper l'équivoque contenue dans son dernier paragraphe. La chambre close gardera toujours son secret.
Deux équivoques? deux façons radicalement différentes, plutôt, pour un romancier, de régler ses comptes avec les équivoques entretenues par l'écriture: les désigner par le même mot, n'est-ce pas créer une nouvelle équivoque?
traduction de Bernard Comment
illustration © Gallimard et Folio
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