mercredi 22 août 2012

La tête entre les mains (Antonio Tabucchi, 2)



Moi seul je peux savoir comment sortir d'ici, se dit Dédale, et je ne m'en souviens pas. Il enleva ses sandales et se mit à marcher pieds nus  sur le dallage de marbre vert. 
Pour se consoler, il entama une ancienne cantilène qui l'avait bercé dans son enfance. Les arcades du couloir lui renvoyaient l'écho dix fois répété de sa voix.

Moi seul je peux savoir comment sortir d'ici, se dit Dédale, et je ne m'en souviens pas.
A cet instant il déboucha dans une vaste rotonde, décorée de paysages absurdes peints à fresque. Il se souvenait de cette salle, mais il ne se rappelait pas pourquoi il s'en souvenait. Il y avait des sièges recouverts d'étoffes luxueuses, et, au milieu de la pièce, un ample lit. Sur le bord du lit, un homme svelte était assis, aux manières vives et juvéniles. Cet homme avait une tête de taureau. Il se tenait la tête entre les mains, et sanglotait. Dédale s'approcha de lui et lui posa une main sur l'épaule. 
Pourquoi pleures-tu? lui demanda-t-il.

L'homme dégagea la tête de ses mains et le fixa avec ses yeux de bête. Je pleure parce que je suis amoureux de la lune, dit-il, je l'ai vue une seule fois, lorsque enfant je me suis mis un soir à une fenêtre, mais je ne peux pas la rejoindre parce que je suis emprisonné dans ce palais. Je me contenterais de m'étendre simplement sur un pré, durant la nuit, et de me faire caresser par ses rayons, mais je suis emprisonné dans ce palais. Et il recommença à pleurer.
Alors Dédale ressentit une grande peine, le cœur lui battait fort dans la poitrine. 
Je t'aiderai à sortir d'ici, dit-il.

[…]

A présent Dédale se souvenait, et il était heureux de se souvenir. Sous les buissons, il avait caché des plumes et de la cire. Il l'avait fait pour lui-même, pour fuir ce palais. Avec ces plumes et cette cire, il construisit habilement une paire d'ailes et les appliqua sur les épaules de l'homme-bête. 
Puis il le conduisit jusqu'à la  limite du jardin suspendu et lui parla.
La nuit est longue, la lune montre sa face et t'attend, tu peux voler jusqu'à elle.
L'homme-bête se tourna et le regarda avec ses doux yeux de bête. 
Merci, dit-il.




Vas-y, dit Dédale, et il l'aida à s'élancer. 
Il regarda l'homme-bête qui s'éloignait à grands coups d'aile dans la nuit, et qui volait dans la direction de la lune. 
Et il volait, il volait.

Rêve de Dédale, architecte et aviateur


Illustration: D.R.

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