Il y avait une lettre d'Alberto Caeiro, une de Fernando Pessoa, une de Sadegh Hedayat, une de Ricardo Reis, plusieurs d'Alvaro de Campos; certaines, toute petites et écrites sur papier pelure pour échapper à la surtaxe sur l'excédent de poids, avaient dû voyager longtemps, car elles portaient des timbres anachroniques d'anciennes colonies d'Afrique ou d'Océanie. Un petit mot froissé signé d'une initiale disait seulement Je suis passé te voir mais tu n'étais pas là.
vendredi 31 août 2012
Il se fait tard (Antonio Tabucchi, 10)
Rêve d'Antonio Tabucchi,
écrivain et nostalgique de rêves ignorés
Par une nuit du premier hiver d'un siècle qui ne se décidait pas encore vraiment à commencer, Antonio Tabucchi, écrivain et nostalgique de rêves ignorés, fit un rêve.
Le plateau du courrier était ce matin-là - ou peut-être ce soir-là: il ne s'était pas soucié de regarder l'heure qu'il était, et la lumière qui entrait par la fenêtre était celle qui suit le crépuscule de l'aube ou qui précède celui du soir - chargé d'un nombre inhabituel de lettres: il se dit que certaines amitiés qu'il avait crues mortes peut-être, après tout, ne l'étaient pas. Les enveloppes portaient des timbres bariolés, et il reconnut en les retournant avant de les ouvrir les noms de correspondants qu'il savait partis en voyage dans des pays lointains.
Il y avait une lettre d'Alberto Caeiro, une de Fernando Pessoa, une de Sadegh Hedayat, une de Ricardo Reis, plusieurs d'Alvaro de Campos; certaines, toute petites et écrites sur papier pelure pour échapper à la surtaxe sur l'excédent de poids, avaient dû voyager longtemps, car elles portaient des timbres anachroniques d'anciennes colonies d'Afrique ou d'Océanie. Un petit mot froissé signé d'une initiale disait seulement Je suis passé te voir mais tu n'étais pas là.
Il y avait une lettre d'Alberto Caeiro, une de Fernando Pessoa, une de Sadegh Hedayat, une de Ricardo Reis, plusieurs d'Alvaro de Campos; certaines, toute petites et écrites sur papier pelure pour échapper à la surtaxe sur l'excédent de poids, avaient dû voyager longtemps, car elles portaient des timbres anachroniques d'anciennes colonies d'Afrique ou d'Océanie. Un petit mot froissé signé d'une initiale disait seulement Je suis passé te voir mais tu n'étais pas là.
Il tournait et retournait les enveloppes, et le plaisir qu'il éprouvait à découvrir certains noms, de gens dont il n'espérait presque plus avoir de nouvelles, était gâché par une insatisfaction difficile à définir. Il avait l'impression vague qu'il aurait dû y avoir sur le plateau une lettre qu'il espérait et redoutait tout à la fois de recevoir.
Et soudain il eut en mains une lettre, il savait que c'était celle-là. Pourquoi il le savait, il n'aurait pas pu le dire.
Une enveloppe au format commercial, une suscription tapée à la machine: et pourtant il y avait quelque chose qui indiquait sans possibilité de malentendu un expéditeur de sexe féminin, peut-être une trace de parfum, une trace à la limite du perceptible? Un parfum, dans ce cas, excessivement rare, comme personne d'ordinaire n'en porte, avec des notes de benjoin, de myrte, de cyprès, d'asphodèle.
Antonio Tabucchi allait ouvrir l'enveloppe quand une sonnerie stridente le réveilla.
La boucle est bouclée, et voilà Tabucchi accommodé et servi à sa propre sauce (vigilant lecteur, tu auras reconnu les emprunts à Rêves de rêves, évidemment, et à Il se fait tard, de plus en plus tard). En écho à la prière que lui-même adressait aux ombres de ses devanciers dans la préface de Rêves de rêves: que son âme soit indulgente envers un pauvre représentant de sa postérité.
Quand je rêve, je sens que je ne meurs pas.
jeudi 30 août 2012
Matières de rêves (Antonio Tabucchi, 9)
Mais qu'y a-t-il donc, te demandes-tu peut-être encore, lecteur, dans ce fameux recueil de rêves qui a tant séduit l'ami Tororo? En annexe au billet précédent, voici la liste des rêves qui y ont été consignés par Antonio Tabucchi:
Rêve de Dédale, architecte et aviateur
Rêve de Publius Ovidius Naso, poète et courtisan
Rêve d'Apulée, écrivain et mage
Rêve de Cecco Angiolieri, poète et blasphémateur
Rêve de François Villon, poète et malfaiteur
Rêve de François Rabelais, écrivain et moine défroqué
Rêve de Michelangelo Merisi dit le Caravage, peintre et homme irascible
Rêve de Francisco Goya y Lucientes, peintre et visionnaire
Rêve de Samuel Taylor Coleridge, poète et opiomane
Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique
Rêve de Carlo Collodi, écrivain et censeur de théâtre
Rêve de Robert Louis Stevenson, écrivain et voyageur
Rêve d'Arthur Rimbaud, poète et et vagabond
Rêve d'Anton Tchekhov, écrivain et médecin
Rêve de Claude Debussy, musicien et esthète
Rêve d'Henri de Toulouse-Lautrec, peintre et homme malheureux
Rêve de Fernando Pessoa, poète et simulateur
Rêve de Vladimir Maïakovski, poète et révolutionnaire
Rêve de Federico Garcia Lorca, poète et antifasciste
Rêve du Docteur Sigmund Freud, interprète des rêves d'autrui
Lecteur attentif et fidèle, tu as remarqué depuis longtemps déjà qu'il est souvent question de rêves entre deux tranches de tororoshiru (c'est un des dadas de Tororo), et tu n'es donc pas surpris que ce soit sous l'angle de son rapport au rêve que la bibliographie d'Antonio Tabucchi y ait été abordée, la présentation du reste de l'œuvre étant laissée à de plus savants… Pour autant, tu n'oublieras pas, n'est-ce pas, de te faire par toi-même une opinion sur Piazza d'Italia, sur La Tête perdue de Damasceno Monteiro, Il se fait tard, de plus en plus tard, Pereira prétend et, bien sûr, Une malle pleine de gens.
mardi 28 août 2012
Rêves de rêves (Antonio Tabucchi, 8)
Ainsi pensait l'Arioste, qui se livra au lent
Plaisir, dans le vide des chemins
Entre marbres clairs et cyprès noirs,
De rêver à nouveau des rêves déjà faits.
Jorge-Luis Borges,
L'Arioste et les arabes,
dans L'auteur et autres textes*
Antonio Tabucchi connaissait un secret.
Il est probable qu'il lui avait été confié en rêve; peut-être l'avait-il reçu de cet autre lui-même qu'il s'était rêvé, Fernando Pessoa; est-il nécessaire de rappeler la place qu'occupe le rêve dans l'univers de Pessoa? En tous cas, ce n'était pas le genre de secret qu'on peut découvrir simplement en baillant aux corneilles.
Il se rappela que les songes des hommes
appartiennent à Dieu
et que Maimonide a écrit que les paroles
d'un rêve sont divines quand
elles sont distinctes et claires et
qu'on ne peut voir celui qui les a prononcées.
Jorge-Luis Borges,
Le miracle secret,
dans Fictions**
Quand on raconte un rêve, on prend le risque déraisonnable d'ennuyer son auditoire (je me répète, je vais finir par vous ennuyer). C'est justement ce risque déraisonnable que s'est autorisé*** Tabucchi, écrivain et raconteur de rêves . C'était parce qu'il voulait à son tour transmettre le secret - non sans réticences, car le secret lui faisait un peu peur.
Il a donc choisi de raconter des rêves que personne, il pouvait assez raisonnablement l'espérer, ne trouverait ennuyeux, parce qu'il se donnerait licence de les peupler des visions les plus flamboyantes que les rêveurs du passé, bien que silencieux sur leurs rêves, aient divulguées dans leurs œuvres.
Ces courts textes, rêves imaginés, appartiennent donc à la fois au genre du "livre de rêves" et à celui du "livre de vies imaginaires"; et pas seulement, car ce sont aussi ce que Cioran aurait appelé des exercices d'admiration. Tous délectables comme des friandises (et, comme des friandises, ils agacent un peu les dents), on ne peut pas dire qu'ils atteignent tous à la même perfection: on devine que l'inspiration de l'explorateur a dû être directement proportionnelle à la proximité qu'il ressentait avec les artistes dont il cartographiait le paysage mental.
Ainsi, c'est avec une jubilation sans mélange (qui ne s'interdit pas toutefois une pointe de taquinerie) qu'il raconte le rêve de son cher Leopardi, ou celui de Stevenson ou de Pessoa. Tous les textes du recueil ne témoignent pas forcément de la même empathie. Même à nos artistes préférés, nous avons parfois envie de crier: non, pas ça!
Alors il descendit dans sa mémoire,
qui lui parut interminable, et il parvint
à extraire de ce vertige le souvenir perdu,
qui brillait comme une monnaie sous la pluie,
sans doute parce qu'il ne l'avait jamais regardé,
sauf peut-être en un rêve.
Jorge-Luis Borges,
L'Auteur,
dans L'auteur et autres textes****
Pour le faire entendre à demi-mot, le fameux secret, il n'a pas choisi au hasard les aventures nocturnes de ses héros. Aussi bien dans l'œuvre que dans la biographie des rêveurs à qui il a fait ces visites nocturnes, il a puisé les péripéties, les figures qui sont resté le plus durablement associées à leur souvenir.
Ce pourrait être un exercice insupportablement scolaire; aussi, au lieu de chercher à déguiser ce parti-pris, Tabucchi a choisi de le pousser jusqu'à ses limites, d'en accentuer l'aspect artificiel, et d'en faire un jeu, s'imposant des contraintes: comme Herbert Quain, il peut revendiquer pour cette œuvre les traits essentiels de tout jeu: la symétrie, les lois arbitraires, l'ennui.
Chaque récit commence par une indication de lieu et de temps, le nom du rêveur suivi des deux qualités qui le définiront devant l'éternité (architecte et aviateur; poète et courtisan), et la formule, magique comme un Il était une fois: "… fit un rêve". Ensuite, systématiquement, Tabucchi revisite en quelques pages, pas plus de trois ou quatre, l'œuvre de ces artistes admirés, afin de pourvoir les rêves qu'il leur invente en images, colorées et voyantes comme les enseignes des baraques de fête foraine, dont les unes semblent exalter leurs accomplissements, d'autres au contraire moquer cruellement leurs ambitions, leurs contradictions ou leurs reniements; ou bien, repères sur le bord du chemin, certaines présagent la fin redoutée, d'autres promettent journées triomphales, rédemption ou absolution.
Certaines des figures rencontrées dans ces rêves rêvés sont d'une grandeur terrible, d'autres, plus conventionnellement, ne sont que terrifiantes; aucune, même les plus réconfortantes, n'est dépourvue d'ambiguïté - d'équivoque, aurait sans doute préféré dire Tabucchi. L'incertitude qui vient des rêves domine toutes ces pages.
Francisco Goya y Lucientes sortit alors le pinceau de peintre qu'il portait à la ceinture et il s'avança en le brandissant de façon menaçante.
Les soldats, comme par enchantement, disparurent, épouvantés par cette apparition.
Et à leur place apparut un horrible géant qui était en train de dévorer une jambe humaine. Il avait les cheveux sales et le visage livide, deux filets de sang lui coulaient aux commissures des lèvres, ses yeux étaient voilés, et pourtant il riait.
Qui es-tu? lui demanda Francisco Goya y Lucientes.
Le géant se nettoya la bouche et dit: je suis le monstre qui domine l'humanité, l'Histoire est ma mère.
Francisco Goya y Lucientes fit un pas en avant et brandit son pinceau.
Le géant disparut et à sa place apparut une vieillarde. C'était une mégère édentée, à la peau de parchemin et aux yeux jaunes.
Qui es-tu? lui demanda Francisco Goya y Lucientes.
Je suis la désillusion, dit la vieillarde, et je domine le monde, parce que chaque rêve humain est un rêve de courte durée.
Francisco Goya y Lucientes fit un pas en avant et brandit son pinceau.
Tous les rêveurs rêvés par Tabucchi, entre autres occupations diurnes, écrivent, peignent, composent, racontent d'une façon ou d'une autre. Susan Sontag***** en a fait la remarque: “Pour écrire, vous devez vous autoriser à être la personne que vous ne voulez pas être (de toutes les personnes que vous êtes)”. Aussi, tous les rêveurs rêvés par Tabucchi le savent, le soupçonnent, le redoutent parfois, ils sont au moins doubles. Poète et lunatique. Poète et simulateur. Peintre et homme malheureux.
Leur identité publique, c'est poète, peintre, parfois savant ou censeur de théâtre: c'est de ces noms qu'on les salue dans la rue.
Mais quand ils écrivent, chantent ou peignent, c'est le lunatique, le blasphémateur ou l'homme malheureux qui prennent leur place; qu'on les appelle alors docteur ou maestro leur fait une belle jambe.
Et encore, si c'était si simple. S'ils sont poètes et mages, c'est en poètes qu'ils font de la magie. C'est en histrions qu'ils font la révolution, s'ils sont poètes et révolutionnaires. Et s'ils sont malheureux ou vagabonds, ils ne peuvent s'empêcher de mettre une intempestive poésie dans leur malheur ou leur vagabondage.
Qui es-tu?
[…] Francisco Goya y Lucientes fit un pas en avant et brandit son pinceau. Le chien disparut et à sa place apparut un homme. C'était un vieillard obèse, au visage flasque et malheureux.
Qui es-tu? lui demanda Francisco Goya y Lucientes.
L'homme eut un sourire fatigué et dit: je suis Francisco Goya y Lucientes, tu ne pourras rien contre moi.
Le sommeil est une somme. En rêve les voilà soudain, ces cœurs doubles, à la fois tout ce qu'ils ont été et ce qu'ils seront. La nuit aimée de Tabucchi ressoude ces morceaux, reforge ces épées brisées. Elle assure à ces êtres divisés que le moment viendra où c'est justement pour leurs chimères qu'on se souviendra d'eux et qu'on les aimera.
Une promesse bien difficile à croire. Aussi, les rêves, qui, eux, n'ont pas oublié le langage des berceuses et des comptines, le premier qu'ils ont appris, viennent en aide à la nuit: ils ne manquent pas d'ajouter à ses promesses qu'il y aura aussi du thé et des gâteaux, des melons et du vin doux, des rondes et des baisers donnés les yeux fermés. Et le jour, quand il reviendra, n'y pourra rien, c'est en vain qu'il ramènera la défiance et le regret, qu'il videra les aspirations de leur sens et fera douter des souvenirs, car pendant la nuit tout aura déjà été joué, le triomphe et le supplice, la promesse tenue et la trahison consommée.
Le secret que connaissait Antonio Tabucchi, et dont il hésitait à nous faire part, c'est que chaque nuit est notre première et notre dernière nuit.
A cet instant Francisco Goya y Lucientes se réveilla et se retrouva seul dans son lit.
Antonio Tabucchi,
Rêve de Francisco Goya y Lucientes, peintre et visionnaire,
dans Rêves de rêves******
Quand je rêve, je sens que je ne meurs pas.
Le privilège des chemins*******
Notes
*Dans Rêves de rêves. Non pas qu'il fût le premier: d'autres, Jack Kerouac, William Burroughs, par exemple, ont écrit des Livres de Rêves: mais ce sont leurs propres rêves qu'ils y ont recueilli (et dans un dessein plus obscur, inavoué, peut-être inavouable. Qui raconte ses propres rêves en les présentant comme des rêves laisse à ses secrets leur enveloppe de secrets).
**L'auteur, de Jorge Luis Borges, traduit par Roger Caillois.
***Fictions, de Jorge Luis Borges, traduit par Nestor ibarra.
****L'auteur, de Jorge Luis Borges, traduit par Roger Caillois.
*****Renaître, de Susan Sontag, traduit par Anne Wicke
******Rêves de rêves, d'Antonio Tabucchi, traduit par Bernard Comment.
*******Le privilège des chemins, de Fernando Pessoa, traduit par Teresa Rita Lopes.
Illustration: Francisco Goya y Lucientes, peint par Francisco Goya y Lucientes
lundi 27 août 2012
Et comme c’était étrange (Antonio Tabucchi, 7)
Dans les dernières lignes de l'épisode précédent de notre feuilleton, Rêve de Giacomo Leopardi, le suspense était à son comble: notre lunatique héros commençait à déguster les choses exquises qu’il avait achetées… quelles autres exquises surprises lui réserve la suite?
La route avait pris de la pente, à présent elle grimpait sur la colline.
Et comme c’était étrange, ce terrain-là aussi brillait, il était translucide et envoyait une lueur d’argent. Les brebis s’arrêtèrent devant une petite maison qui étincelait dans la nuit.
Et comme c’était étrange, ce terrain-là aussi brillait, il était translucide et envoyait une lueur d’argent. Les brebis s’arrêtèrent devant une petite maison qui étincelait dans la nuit.
Leopardi, comprenant qu’il était arrivé, descendit à terre, il prit la boîte de chocolats et entra dans la maison.
A l’intérieur une jeune fille était assise sur une chaise et brodait au tambour.
- Avance, je t’attendais, dit la jeune fille.
Elle se tourna, lui sourit, et Leopardi la reconnut.
C’était Silvia.
Sauf qu’à présent elle était tout en argent, elle avait les mêmes apparences qu’autrefois, mais elle était en argent.
- Silvia, chère Silvia, dit Leopardi en lui prenant les mains, comme il est doux de te revoir, mais pourquoi es-tu en argent?
- Parce que je suis une sélénite, répondit Silvia, quand on meurt on arrive sur la lune et on devient ainsi.
- Mais pourquoi suis-je ici moi aussi, demanda Leopardi, je suis peut-être mort?
- Celui qui est là n’est pas toi, dit Silvia, c’est seulement ton image, toi tu es encore sur la terre.
- Et depuis ici on peut voir la terre? demanda Leopardi.
A l’intérieur une jeune fille était assise sur une chaise et brodait au tambour.
- Avance, je t’attendais, dit la jeune fille.
Elle se tourna, lui sourit, et Leopardi la reconnut.
C’était Silvia.
Sauf qu’à présent elle était tout en argent, elle avait les mêmes apparences qu’autrefois, mais elle était en argent.
- Silvia, chère Silvia, dit Leopardi en lui prenant les mains, comme il est doux de te revoir, mais pourquoi es-tu en argent?
- Parce que je suis une sélénite, répondit Silvia, quand on meurt on arrive sur la lune et on devient ainsi.
- Mais pourquoi suis-je ici moi aussi, demanda Leopardi, je suis peut-être mort?
- Celui qui est là n’est pas toi, dit Silvia, c’est seulement ton image, toi tu es encore sur la terre.
- Et depuis ici on peut voir la terre? demanda Leopardi.
Silvia le conduisit à une fenêtre où se trouvait une lunette. Leopardi approcha l’œil de la lentille et vit aussitôt un palais. Il le reconnut : c’était son palais.
Une fenêtre était encore éclairée, Leopardi regarda à l’intérieur et vit son père, en chemise de nuit, le pot de chambre à la main,qui s’en allait au lit.
Il eut un coup de cœur et déplaça la lunette. Il vit une tour penchée sur un grand pré et, tout près, une rue tortueuse avec un immeuble où il y avait une faible lumière. Il s’efforça de regarder à l’intérieur de la fenêtre et vit une chambre modeste, avec une commode et une table sur laquelle était posé un cahier à côté duquel se consumait un bout de chandelle.
Dans le lit il se vit lui-même, qui dormait entre deux matelas.
- Je suis mort? demanda-t-il à Silvia.
- Non, dit Silvia, tu es seulement en train de dormir, et tu rêves à la lune.
- Je suis mort? demanda-t-il à Silvia.
- Non, dit Silvia, tu es seulement en train de dormir, et tu rêves à la lune.
Rêves de rêves, Christian Bourgois.
Traduction de Bernard Comment.
dimanche 26 août 2012
Trahisons sans vergogne (Antonio Tabucchi, 6)
Antonio Tabucchi, dans la note qui introduit Petites équivoques sans importance donne de brefs aperçus sur la genèse des nouvelles du recueil, dont celui-ci:
"C'est à Paris, un soir de 1975, que j'ai volé l'histoire intitulée Rébus, et elle est restée assez longtemps en moi pour être restituée en une version qui trahit sans vergogne la version originale".
Tabucchi, cambrioleur? Oui, mais c'est un gentleman: quand il vole une pierre brute, il la rend taillée et sertie.
[…] tu répètes la phrase un certain nombre de fois à l'intérieur de toi-même, tu la savoures, c'est une bonne ouverture, comme de bonnes cartes dans une partie de poker, qui sait ce que tu construiras ce soir, le soir c'est beau d'écrire un bout de texte absurde mais logique que les voix des autres t'ont offert, quelque chose qui racontera une histoire, complètement différente des histoires qu'ont raconté ceux à qui tu as volé cette histoire, et qui pourtant n'appartient qu'à toi, parce qu'eux d'une histoire comme ça ils ne sauraient qu'en faire, ils ne la reconnaîtraient même pas, chacun a fourni un petit bout, une petite pierre que toi tu as recueillie, choisie, mise à la place qui lui revenait - celle-là et pas une autre - pour former la mosaïque que tu regarderas ce soir avec des yeux avides, étonné de voir comment les choses se passent, comment un mot s'encastre dans un autre, un détail dans un autre, jusqu'à créer une intrigue qui n'existait pas et qui maintenant existe: ton histoire.
Antonio Tabucchi,
Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi,
dans l'Ange noir
Introduire un récit de rêve dans une fiction ne va pas sans risques (le risque, mortel pour la fiction, d'être dénoncée comme artifice par l'emploi d'un artifice plus visible - ou plutôt, ne se situant pas au même niveau de visibilité - que les autres) mais Antonio Tabucchi était un raconteur de rêves téméraire. Passionné.
Atteignant à son aboutissement dans Rêves de rêves, le procédé - déjà présent, on l'a vu, chez Pessoa - lui était depuis longtemps devenu familier: la logique des rêves, qui présente l'avantage de ne pas appeler de contradiction, on la retrouve à l'œuvre dans tous les courts récits qui composent l'Ange noir.
Et le vol d'histoire, ce n'était pas seulement une méthode de travail - c'est comme ça que tout le monde s'y prend pour raconter des histoires, essayez de raconter n'importe quelle journée de Dublin, il s'y retrouvera de petits bouts de l'Odyssée sans même que vous y ayez pris garde - c'était un des ressorts des fictions de Tabucchi: ses personnages se dénoncent, exprès ou pas, comme voleurs ou contrefacteurs, ça devient une partie de leur histoire à eux.
Cette nuit j'ai rêvé de Myriam. Elle portait une longue veste blanche qui de loin ressemblait à une chemise de nuit; elle avançait le long de la plage, les vagues étaient immenses à faire peur et se brisaient en silence, ce devait être la plage de Biarritz mais elle était complètement déserte, j'étais assis sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée de chaises toutes inoccupées, peut-être s'agissait-il toutefois d'une autre plage, car je ne me souviens pas de chaises comme celles-là à Biarritz, c'était seulement l'idée d'une plage, et je lui a fait signe du bras pour l'inviter à venir s'asseoir, mais elle a continué de marcher comme si elle ne m'avait pas vu, regardant droit devant elle, et quand elle est passée près de moi une rafale de vent glacé a touché mon corps, telle une auréole qu'elle aurait traîné dans son sillage: alors, avec la stupeur sans surprise propre aux rêves, j'ai compris qu'elle était morte.
Antonio Tabucchi,
Rébus,
dans Petites équivoques sans importance
Ce sont là les premières phrases de la nouvelle. Vers la fin de son récit, le narrateur évoque une longue attente: il se souvient avoir, le fameux jour du rendez-vous, attendu longuement Myriam sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée de chaises sur la plage de Biarritz, mais cette fois ce n'est pas comme dans les premières lignes un rêve récent que le narrateur raconte mais un souvenir ancien, contredisant cet énoncé précédent (celui du début, quand il raconte le rêve): "qu'il ne se souvient pas de chaises comme celles-là à Biarritz". Le rêve récent a-t-il fini par donner sa forme au souvenir ancien? L'un des deux récits est-il trompeur, ou ont-ils seulement encore besoin d'être ajustés? Quelle dette ont-ils l'un envers l'autre?
Ah! vous m'avez fait trop boire, Monsieur, encore que pour ce qui est de boire, vous êtes de bonne compagnie. Vous savez, parfois, quand on a trop bu, la réalité se simplifie, on saute les vides entre les choses, tout semble s'ajuster et on se dit: j'y suis. Comme dans les rêves.
Mais pourquoi vous intéressez-vous aux histoires des autres? Vous aussi, vous devez être incapable de remplir les vides entre les choses. Vos propres rêves ne vous suffisent-ils pas?
Antonio Tabucchi,
Rébus,
dans Petites équivoques sans importance
Les rêves ne suffisent pas pour faire des histoires, les histoires non plus ne suffisent pas pour faire des livres; tu connais, bien sûr, lecteur de grand savoir, l'histoire des deux qui rêvèrent. Le pauvre cordonnier de Mossoul s'entendit annoncer en rêve que s'il allait à Samarcande, se mettait à la recherche d'un jardin où près d'une fontaine se dressait un figuier, il trouverait un trésor.
A Samarcande, épuisé déjà par la longue route, quand il dut convenir que c'était en vain qu'il avait creusé toute une nuit entre figuier et fontaine, il éclata en sanglots.
Qu'aurais-tu fait, prudent lecteur, à la place des voisins, quand ils découvrirent à l'aube un vagabond hirsute pleurant à chaudes larmes auprès d'une fosse ouverte dans un jardin où il était entré en fraude? En hommes prudents, ils le conduisirent devant le cadi.
Le cadi, homme de grand savoir, éclata de rire pour la première fois depuis longtemps en entendant la confession du cordonnier. Insensé, pauvre en savoir et en prudence, qui t'es mis en route sur la foi d'un rêve! Sache que moi, cadi, sept fois déjà, pas une de moins, j'ai vu en rêve un jardin à Mossoul, dans ce jardin un puits, près du puits un oranger, et sous l'oranger un trésor qui n'attend que d'être sorti de terre! Loué soit Dieu qui, dans le dessein de faire de moi un bon cadi, m'a accordé le don de ne croire que ce que je vois de mes yeux grands ouverts.
Ainsi mis de belle humeur, le magistrat fit relâcher le savetier.
La route de Mossoul se déroula sous ses pas comme en songe: au fond du jardin où il avait joué enfant, d'entre les racines de l'oranger qu'avait planté son grand-père, il exhuma le trésor perdu de ses ancêtres, et durant sa longue vie il acquit la réputation d'un homme prudent et de grand savoir, ce dont jour après jour il rendit grâces. La vérité n'est pas dans une histoire, lecteur de bon vouloir, mais dans beaucoup d'histoires.
La route de Mossoul se déroula sous ses pas comme en songe: au fond du jardin où il avait joué enfant, d'entre les racines de l'oranger qu'avait planté son grand-père, il exhuma le trésor perdu de ses ancêtres, et durant sa longue vie il acquit la réputation d'un homme prudent et de grand savoir, ce dont jour après jour il rendit grâces. La vérité n'est pas dans une histoire, lecteur de bon vouloir, mais dans beaucoup d'histoires.
Le don qu'avait reçu Tabucchi, plus favorisé que le cadi de Samarcande, n'était pas celui de ne croire que ce que voyaient ses yeux grands ouverts, mais celui de s'émerveiller, les yeux ouverts aussi bien que fermés, de l'infinie diversité labyrinthique des œuvres du temps.
Parfois une solution ne semble possible que par ce biais: le rêve. Peut-être que parce que la raison est craintive, elle ne parvient pas à remplir le vide entre les choses, à établir une totalité, qui est une forme de simplicité, elle préfère une complication pleine de trous, voilà pourquoi la volonté s'en remet au rêve pour la solution, Mais demain, ou un autre jour, je rêverai que Myriam est vivante, elle passera près de la mer, répondra à mon appel et s'assiéra à côté de moi sur une chaise longue de la plage de Biarritz ou d'une autre idée de plage, elle remettra de l'ordre dans ses cheveux comme à son habitude d'un geste lent et alangui, plein de sensualité, et regardant la mer elle m'indiquera une voile, ou un nuage, et elle se mettra à rire, et nous rirons ensemble d'y être parvenus, d'être là tous les deux, de nous être retrouvés à notre rendez-vous.
Antonio Tabucchi,
Rébus,
dans Petites équivoques sans importance
Ceci est une voile, ou peut-être un nuage
C'est dans Rêves de rêves que Tabucchi règlera ses dettes. En monnaie de songes.
Là, d'où les choses proviennent, elles finissent toujours par retourner,
et à ce moment chacune paye la dette exacte qu'elle a contractée
en prenant une place, soit plus favorable, soit moins favorable,
dans la succession des temps.
Anaximandre,
cité par Antonio Tabucchi,
en épigraphe de Nuit, mer et distance,
dans l'Ange noir
Gallimard,
traduction de Bernard Comment, et
Christian Bourgois,
traduction de Lise Chapuis;
tous deux d'Antonio Tabucchi.
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samedi 25 août 2012
Comme la lumière des lucioles (Antonio Tabucchi, 5)
Quoi de mieux pour animer notre feuilleton Antonio Tabucchi qu'un peu de la prose de Tabucchi lui-même?
Et pourquoi ne pas la choisir dans Rêves de rêves, de ses recueils de textes courts certainement le moins orthodoxe?
Voici donc la suite - je savais que vous l'attendiez! - du Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique.
Et pourquoi ne pas la choisir dans Rêves de rêves, de ses recueils de textes courts certainement le moins orthodoxe?
Voici donc la suite - je savais que vous l'attendiez! - du Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique.
Ils arrivèrent au fond du désert et contournèrent la colline, au pied de laquelle se trouvait une boutique. C’était une belle pâtisserie tout en cristal, qui étincelait d’une lumière d’argent.
Leopardi regarda la vitrine, indécis quant à son choix. Au premier rang, il y avait les tartes, de toutes les couleurs et de toutes les dimensions : tartes vertes à la pistache, tartes vermeilles à la framboise, tartes jaunes au citron, tartes roses à la fraise. Puis il y avait les massepains, aux formes drôles et appétissantes : modelés en pomme et en orange, modelés en cerise, ou en forme d’animaux. Enfin venaient les sabayons, crémeux et denses, avec une amande par-dessus.
Leopardi appela le pâtissier et acheta trois gâteaux: une tourte aux fraises, un massepain et un sabayon.
Le pâtissier, un petit homme tout en argent, avec des cheveux d’une blancheur éclatante et des yeux bleus, lui donna les gâteaux et comme cadeau une boîte de chocolats.
Leopardi remonta dans la calèche, et tandis que les brebis se mettaient de nouveau en chemin, il commença de déguster les choses exquises qu’il avait achetées.
Leopardi remonta dans la calèche, et tandis que les brebis se mettaient de nouveau en chemin, il commença de déguster les choses exquises qu’il avait achetées.
Rêves de rêves, Christian Bourgois Éditeur.
Traduction de Bernard Comment.
vendredi 24 août 2012
Équivoque, adjectif et substantif féminin (Antonio Tabucchi, 4)
Selon le TLFI:
ÉQUIVOQUE, adj.
Qui peut revêtir plusieurs significations. Synon. ambigu; anton. univoque. "Les dernières pages, en dépit de tant de phrases équivoques, laissaient cependant entrevoir son choix" (GUÉHENNO, Jean-Jacques, 1952, p. 41)
Selon le Littré:
ÉQUIVOQUE, subst. fém. Sens équivoque, interprétation à double entente.“Toute cette entrevue se passe dans cette équivoque [l'un des interlocuteurs comprenant une chose, et l'autre une autre]”. [PASCAL, lettre à Jacqueline, 26 janvier 1648]
Sur la jaquette, ou la couverture, de différentes éditions françaises de Petites équivoques sans importance, une photo en noir et blanc, un coin de paysage urbain comme il y en a partout: deux rues presque parallèles, mais pas tout à fait, convergent, se rapprochent… mais ce n'est pas vers un carrefour qu'elles se dirigent, jamais elles ne se croiseront: taillées dans la pente d'une colline, elles ne sont pas au même niveau, et l'une va devenir passerelle, l'autre passer par-dessous.
Il en va ainsi dans le recueil, où il est beaucoup question de rendez-vous, parfois tout à fait manqués, parfois seulement presque.
Dans deux de ces nouvelles, Chambres et La rancœur et les nuages, si le protagoniste a un rendez-vous, c'est avec lui-même.
Dans le tiroir de droite, caché dans un petit échiquier pliable, il rangeait son journal qu'elle a lu ponctuellement chaque matin, pendant des années, confrontant son impression de la journée écoulée avec la description donnée par son frère. Elle pense à quel point l'écriture est mensongère, avec son implacable arrogance faite de mots définis, de verbes, d'adjectifs qui emprisonnent les choses, qui les saisissent dans une fixité vitreuse, comme une libellule prise dans une pierre depuis des siècles et qui maintient l'apparence d'une libellule, mais qui n'est plus une libellule. Telle est l'écriture, qui a la capacité d'éloigner de plusieurs siècles le présent et le passé proche: en les fixant. Mais les choses sont diffuses, pense Amelia, c'est pour cela qu'elle sont vivantes, parce qu'elles sont diffuses et sans contours et qu'elles ne se laissent pas emprisonner par les mots.
Antonio Tabucchi,
Chambres,
dans Petites équivoques sans importance
Les personnages de Tabucchi, étant gens de bonne compagnie, ont leurs opinions propres sur l'écriture de fiction, et ils n'hésitent pas à charger l'écrivain de la faire connaître au lecteur, confiants qu'il la retranscrira fidèlement. Je me demande en quels termes les personnages d'une nouvelle s'adressent à l'auteur de celle-ci quand ils ont une requête à formuler? L'appellent-ils Cher Maître et Ami (avec des majuscules)? Ou seulement Excellence? (une majuscule, toujours, à Excellence, dans la correspondance. Pour Maître et pour Ami, en revanche, c'est facultatif - encore que pour Maître, ce soit fortement recommandé).
Amelia, la protagoniste de Chambres, conserve une impassibilité de sphinx en classant le courrier adressé à son frère, le grand écrivain à l'agonie. On ne saura jamais si elle s'amuse, s'impatiente, s'irrite ou se réjouit des Cher Maître et Ami et des Excellence qui, note Tabucchi sur un ton neutre, fleurissent au commencement de toutes ces épîtres (sollicitations, vœux de rétablissement qui viennent trop tard) dont elle épargne la lecture à son frère, ou s'ils ne lui inspirent qu'indifférence.
Chambres retrace avec une précision clinique une journée d'Amelia, cartographie ses déplacements dans la demeure familiale, signale les souvenirs que lui rappelle tel ou tel objet.
Bien sûr, les images qui, pour elle, gardent les couleurs les plus vives sont celles d'un lointain passé. C'est à l'occasion de ces évocations que nous recueillons des bribes d'information sur ses sentiments, ses aspirations passées, ses frustrations présentes. On devine que dans son âge avancé, Amelia a dû conserver quelque chose de la délicatesse de la libellule qu'elle n'est plus. Mais au fil des années, des obligations se sont ajoutées à d'autres obligations, des couches d'ambre à d'autres couches d'ambre. Si certains souvenirs doux ou amers s'accrochent à tel meuble, telle photo, tel bibelot pour conserver une apparence concrète, d'autres de ces choses diffuses, et sans contours, et qui furent vivantes, se sont figées, non pas en mots, mais en lignes d'écriture comptable, portées au débit ou au crédit de Guido et d'Amelia. Une comptabilité bien tenue, mais dont il nous serait laissé, à nous lecteurs, de faire le bilan. A la manière dont elle tient sa maison, nous comprenons qu'Amelia, intendante bonne et fidèle, s'acquittera ponctuellement de la dette dont elle se sent redevable envers son frère. Mais en quelle monnaie? Amelia est une énigme.
La rancœur et les nuages, tout au contraire, met en scène un personnage avec lequel il serait facile au lecteur de s'identifier, avec lequel il est tentant d'imaginer que Tabucchi pourrait s'identifier lui-même - c'est un traducteur et un universitaire; Italien, il se veut fin connaisseur des littératures ibériques. Impossible d'être plus clair. Présenté (tout à l'opposé de l'héroïne de Chambres), par un narrateur omniscient, qui, si, cette fois, il se montre économe de descriptions, ne nous laisse en revanche rien ignorer des émotions, des espoirs, des calculs, - il se révèle au fil des pages arrogant, mesquin, arriviste et hypocrite; le seul trait qui nous le rend encore sympathique presque jusqu'à la fin est l'amour qu'il professe pour Antonio Machado, son modèle, dont il est le traducteur… mais les dernières lignes de la nouvelle font tomber ce dernier masque. Le personnage est dépouillé de son mystère; si un mystère reste entier, c'est celui du rapport que l'auteur entretient avec sa créature: autoportrait férocement caricaturé? dagyde dans laquelle le traducteur de Pessoa plante ses aiguilles, pour exorciser l'idée effrayante qu'il puisse en quelque manière lui ressembler? La chute de la nouvelle dissipe au moins en partie une ambiguïté: elle met un nom sur le péché capital du scribouillard - se croire supérieur à son modèle; c'est là que le spécialiste de Machado se sépare de son créateur, que la crainte de se montrer inférieur à sa tâche hanta toujours.
En revanche, aucun mot de la nouvelle Chambres - aucun, relisez-la - ne permet de dissiper l'équivoque contenue dans son dernier paragraphe. La chambre close gardera toujours son secret.
Deux équivoques? deux façons radicalement différentes, plutôt, pour un romancier, de régler ses comptes avec les équivoques entretenues par l'écriture: les désigner par le même mot, n'est-ce pas créer une nouvelle équivoque?
traduction de Bernard Comment
illustration © Gallimard et Folio
jeudi 23 août 2012
Petites brebis vagabondes (Antonio Tabucchi, 3)
Une nuit des premiers jours de décembre 1827, dans la belle ville de Pise, via della Faggiola, dormant entre deux matelas pour se protéger du froid qui étreignait la ville, Giacomo Leopardi, poète et lunatique, fit un rêve. Il rêva qu’il se trouvait dans un désert, et qu’il était berger. Mais au lieu d’avoir un troupeau qui le suivait, il était commodément assis dans une calèche traînée par quatre brebis d’une éclatante blancheur, et ces quatre brebis étaient son troupeau.
Le désert, et les collines qui le bordaient, étaient d’un très fin sable d’argent qui brillait comme la lumière des lucioles. C’était la nuit mais il ne faisait pas froid, au contraire, cela semblait une belle nuit d’arrière printemps, de sorte que Leopardi enleva la cape dont il était couvert et la posa sur l’accoudoir de la calèche.
- Où m’emmenez-vous, mes chères petites brebis ? demanda-t-il.
- Nous t’emmenons en promenade, répondirent les quatre brebis, nous sommes des petites brebis vagabondes.
Le désert, et les collines qui le bordaient, étaient d’un très fin sable d’argent qui brillait comme la lumière des lucioles. C’était la nuit mais il ne faisait pas froid, au contraire, cela semblait une belle nuit d’arrière printemps, de sorte que Leopardi enleva la cape dont il était couvert et la posa sur l’accoudoir de la calèche.
- Où m’emmenez-vous, mes chères petites brebis ? demanda-t-il.
- Nous t’emmenons en promenade, répondirent les quatre brebis, nous sommes des petites brebis vagabondes.
- Mais quel est ce lieu? demanda Leopardi, où nous trouvons-nous?
- Tu le découvriras bientôt, répondirent les brebis, quand tu auras rencontré la personne qui t'attend.
- Qui est cette personne? demanda Leopardi, j'aimerais bien le savoir.
- Hé hé, rirent les brebis en échangeant des regards, nous ne pouvons pas te le dire, cela doit être une surprise.
Leopardi avait faim, il aurait eu envie de manger un gâteau: une belle tarte aux pignons, voilà précisément ce dont il avait envie.
- J'aimerais un gâteau, dit-il, n'y a-t-il pas un endroit dans ce désert où l'on puisse acheter un gâteau?
- Tout de suite après cette colline, répondirent les brebis, aie un peu de patience.
Antonio Tabucchi,
Rêves de rêves, Christian Bourgois Éditeur.
Traduction de Bernard Comment.
ISBN : 2-267-01248-0
mercredi 22 août 2012
La tête entre les mains (Antonio Tabucchi, 2)
Moi seul je peux savoir comment sortir d'ici, se dit Dédale, et je ne m'en souviens pas. Il enleva ses sandales et se mit à marcher pieds nus sur le dallage de marbre vert.
Pour se consoler, il entama une ancienne cantilène qui l'avait bercé dans son enfance. Les arcades du couloir lui renvoyaient l'écho dix fois répété de sa voix.
Moi seul je peux savoir comment sortir d'ici, se dit Dédale, et je ne m'en souviens pas.
A cet instant il déboucha dans une vaste rotonde, décorée de paysages absurdes peints à fresque. Il se souvenait de cette salle, mais il ne se rappelait pas pourquoi il s'en souvenait. Il y avait des sièges recouverts d'étoffes luxueuses, et, au milieu de la pièce, un ample lit. Sur le bord du lit, un homme svelte était assis, aux manières vives et juvéniles. Cet homme avait une tête de taureau. Il se tenait la tête entre les mains, et sanglotait. Dédale s'approcha de lui et lui posa une main sur l'épaule.
Pourquoi pleures-tu? lui demanda-t-il.
L'homme dégagea la tête de ses mains et le fixa avec ses yeux de bête. Je pleure parce que je suis amoureux de la lune, dit-il, je l'ai vue une seule fois, lorsque enfant je me suis mis un soir à une fenêtre, mais je ne peux pas la rejoindre parce que je suis emprisonné dans ce palais. Je me contenterais de m'étendre simplement sur un pré, durant la nuit, et de me faire caresser par ses rayons, mais je suis emprisonné dans ce palais. Et il recommença à pleurer.
Alors Dédale ressentit une grande peine, le cœur lui battait fort dans la poitrine.
Je t'aiderai à sortir d'ici, dit-il.
[…]
A présent Dédale se souvenait, et il était heureux de se souvenir. Sous les buissons, il avait caché des plumes et de la cire. Il l'avait fait pour lui-même, pour fuir ce palais. Avec ces plumes et cette cire, il construisit habilement une paire d'ailes et les appliqua sur les épaules de l'homme-bête.
Puis il le conduisit jusqu'à la limite du jardin suspendu et lui parla.
La nuit est longue, la lune montre sa face et t'attend, tu peux voler jusqu'à elle.
L'homme-bête se tourna et le regarda avec ses doux yeux de bête.
Merci, dit-il.
Vas-y, dit Dédale, et il l'aida à s'élancer.
Il regarda l'homme-bête qui s'éloignait à grands coups d'aile dans la nuit, et qui volait dans la direction de la lune.
Et il volait, il volait.
Rêve de Dédale, architecte et aviateur,
dans Rêves de rêves
Illustration: D.R.
lundi 13 août 2012
Malentendus, incertitudes, compréhensions tardives, inutiles regrets, souvenirs peut-être trompeurs, erreurs stupides et irrémédiables
La librairie s'appelait "Mondo Nuovo",
elle se situait piazza Dante, à présent elle a été remplacée
par une élégante parfumerie, si je ne me trompe,
qui vend aussi des sacs Gucci.
Antonio Tabucchi,
Petites équivoques sans importance
Vous l'avez sans doute déjà remarqué, ce mois d'août a été décrété Mois Antonio Tabucchi sur Tororoshiru point com; mais il nous faut interrompre brièvement nos célébrations pour un message à caractère informatif et d'intérêt général (oui, les deux à la fois).
La librairie The Village Voice a fermé.
La librairie Fantasmagories a fermé.
Ce sont, provisoirement, les dernières d'une longue liste.
Vous vous souvenez de la Librairie Saint-Michel, sur le boulevard Saint-Michel comme il se doit, avec son enseigne en forme de cavalier de jeu d'échecs? Pendant quelques années (un temps que, il m'en vient le soupçon, les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître) ce fut un des rares endroits de Paris, avec l'Impensé Radical et l'Œuf Cube, où on pouvait acheter ces petits fascicules aux couvertures criardes qui parlaient de dungeons et de dragons, ou de tunnels et de trolls. Personne n'a pu oublier la librairie Azathoth? Rue Grégoire-de-Tours, juste en face de la Crêperie Bretonne dont les années recouvraient les murs, couche après couche, d'épaisseurs alternées d'affiches, de photos, de cartes postales et de chiures de mouches (pas nécessairement dans cet ordre), et où nous digérions les anecdotes dont Jean-Claude De Repper se montrait prodigue en tapissant nos intérieurs (dans un ordre qui, lui, était immuable) de couches alternées de crêpes au sarrazin et de bolées de cidre? Vous cherchez la librairie Arkham*, rue Soufflot? Vous pouvez toujours y acheter des sacs Gucci à présent, si c'est de ça que vous avez besoin. La place de la librairie Actualités est blanche: c'est la rue Dauphine qui a mauvaise mine.
Et la longue et étroite librairie du quartier République, si hardiment nommée l'Équipement de la Pensée? Si vous en retrouvez le chemin vous n'aurez pas tout à fait perdu votre temps, vous pourrez y faire provision, en prévision de la saison des fêtes, d'invendus auréolés du prestige de prix littéraires, c'est une solderie maintenant.
Et la longue et étroite librairie du quartier République, si hardiment nommée l'Équipement de la Pensée? Si vous en retrouvez le chemin vous n'aurez pas tout à fait perdu votre temps, vous pourrez y faire provision, en prévision de la saison des fêtes, d'invendus auréolés du prestige de prix littéraires, c'est une solderie maintenant.
Vous savez ce qu'il vous reste à faire. Toutes affaires cessantes, vous allez vous rendre à la librairie Un Regard moderne, rue Gît le Cœur, et vous allez remplir tout un sac de livres. Vous laisserez le libraire les choisir, il sait ce qui est bon pour vous.
Un regard moderne.
Photo R. B.
*Une amie bien informée (une vraie parisienne, elle, pas comme moi) me signale que la librairie Arkham n'a pas disparu sans laisser de traces comme ce billet le laisse entendre, mais seulement déménagé (rue Broca). Je la remercie de m'avoir apporté cette réconfortante précision!
Titre emprunté à Antonio Tabucchi, évidemment (Petites équivoques sans importance)
Libellés :
livres,
regard moderne,
Tabucchi,
temps qui passe
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