Chose promise, chose due: quelques impressions de lecture pour vous aider à y voir clair en cette période de choix difficiles! Commençons par un pack de deux livres (joyeux pack!) qui ont un petit quelque chose en commun... d'abord:
J'ouvre le gros volume, j'en tourne deux pages, et déjà je fronce les sourcils. "Maintenant, continuons d'écrire. Racontons l'histoire. Sachons ce qui a conduit ces personnages jusqu'ici." Ces dernières lignes du prologue confirment l'impression laissée par les premières: le paragraphe rétrospectif qui constituait l'introduction n'était pas là pour nous plonger au cœur de l'action, mais pour nous inviter à garder nos distances avec elle. Est-ce une si bonne idée? Et non seulement l'auteur nous annonce que le ton de son nouvel ouvrage sera nostalgique et métafictionnel, que les capes, les catogans, les tricornes, les épées, ne sont là que pour la couleur locale; mais voilà qu'il se met lui-même en scène et nous prévient qu'il va interpoler dans ce bouillant XVIIIième siècle de tièdes préoccupations d'écrivain du XXIième.
Des coquetteries, déjà? Pérez-Reverte, qui nous a régalé de tant de récits d'aventures pleines de cliquetis métalliques (au choix: éperons ou rapières), a-t-il perdu confiance en son pouvoir de nous faire changer d'époque à volonté? est-il devenu pessimiste, postmoderne (peut-être même postpessimiste, qui sait?)... ou au contraire a-t-il désormais trop confiance en son statut de patricien de la République des Lettres, et se repose-t-il sur lui pour assurer le succès de son roman?
C'est bien un roman d'aventures. Un roman d'aventures qui essaie de résoudre cette contradiction: d'un côté, les aventures, c'est toujours plus intéressant quand on les vit à cheval, panache au vent; d'un autre, c'est dans "nos divers Guernicas personnels" que nous aurions envie de redresser des torts, Flamberge à la main.
Aussi longtemps qu'il y aura, dans des gentilhommières de la Manche, des gentilshommes qui (lance au râtelier, bidet en l'écurie) chercheront (comme vous et moi, par exemple) comment employer le temps qu'il leur reste, on ne manquera jamais de bonnes raisons d'écrire des histoires situées dans les siècles passés, du temps que l'on encontrait au détour du taillis la beste glatissant, temps qu'en l'âpre forêt se cachait la merveille, temps que l'on se battait pour gloire et renommée de dames et demoiselles, ou pour honneur de chevalerie, en bref dans l'ancien temps*: mais à côté de cette constante nécessité, chaque époque aura ses propres motifs de chercher son reflet dans une autre époque. Un des besoins spécifiques de la nôtre, d'époque, par exemple, pourrait être de se pencher sur les temps où être homme de bien était un titre suffisant pour être choisi pour une mission délicate.
Le narrateur, qui ressemble beaucoup à, mais qui n'est pas tout à fait, Arturo Pérez-Reverte, n'est pas épargné par la nostalgie - comme son modèle, sans doute. Oui, les premières pages nous ont induit en erreur: le narrateur nous a caché son statut de personnage de fiction, comme celui qui s'adresse familièrement au lecteur en lui disant "tu", dans le roman d'Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur (d'où le titre de ce billet).
Le dispositif rappelle un petit peu celui des promenades psychogéographiques, une promenade où l'on jouerait avec le temps et les différences de sensibilité (les voyageurs d'antan notaient avec une surprise parfois scandalisée, parfois ravie, que la puanteur des rues de Paris n'était pas la même que celle - pourtant aussi forte - des rues de Naples, ou de Madrid, ou de Rotterdam; les voyageurs d'aujourd'hui s'étonnent d'autres différences); Pérez-Reverte sépare nettement les références aux recherches qu'il a faites pour son roman, et le résultat qu'elles lui ont permis d'obtenir, les saynètes qu'elles lui ont permis de recréer; et, en même temps, signale les liens ténus qui les relient: le chercheur remplit un formulaire de demande de consultation dans une bibliothèque où des livres l'attendent depuis des siècles; il fait halte sur une aire de repos d'autoroute, là où autrefois s'élevait (peut-être) un relais de poste. Ces modestes péripéties contemporaines et les rencontres entre chien et loup avec des sicaires drapés dans des capes sont traitées avec le même prosaïsme, ni plus ni moins: si, au dix-huitième siècle, on se provoque en duel, c'est parce que ce sont alors des choses qui se font, comme aujourd'hui cela se fait de befriender et d'unfriender des inconnus sur un réseau social; si l'on vérifie l'amorce de ses pistolets avant de traverser un bois, on le fait aussi machinalement qu'à présent on coche la case "assurance (facultative)" sur un formulaire de réservation.
En cours de lecture, je l'avoue, il m'est arrivé de trouver le temps long, de me dire "là, il en fait un peu trop". Mais ça n'a jamais duré: le livre refermé, je n'avais pas l'impression qu'on m'avait fait tourner en rond. Plus heureux en cela que les deux protagonistes, que Pérez-Reverte ne se prive pas de faire tourner en bourrique. Pérez-Reverte peut se montrer cruel, à l'occasion, avec ses personnages (pas autant ici que dans Le hussard ou dans Jour de colère, rassurez-vous); sa cruauté n'est pas celle de G. R. R. Martin, il ne décapite pas ses hommes d'honneur; mais il ne leur accorde pas non plus la grâce que leurs épreuves soient chantées sur le tard par des troubadours sur des luths mélancoliques: tout au plus peut-on dire que c'est l'oubli relatif dans lequel est tombée leur entreprise qui est justement, vous l'avez compris dès les premiers chapitres, à l'origine de ce livre - et Pérez-Reverte ne touche pas le luth.
L'amiral et le bibliothécaire, bien que des épées déjà un peu anachroniques pendent à leur côté, n'auront à affronter que les embuscades que connaissent bien (auxquelles s'efforcent quotidiennement d'échapper) leurs lecteurs de ce vingt-et unième siècle sans panache: celles que tendent bureaucrates sans imagination, utilitaristes sans perspectives, petits entrepreneurs schumpeteriens sans scrupules.
Et l'aventure des deux voyageurs se termine, pour eux, sans occasion de s'enivrer des fumées de la gloriole - leurs épreuves n'auront changé que bien peu de choses - mais pour eux, aussi, sans amertume et sans mélancolie. Peut-être le narrateur contemporain a-t-il, lui, dissimulé dans cette conclusion un peu d'amertume, alors qu'il semblait, jusque là, même dans le récit de ses propres tribulations, avoir fait effort pour la garder pour lui.
Suis-je bien sûr, d'ailleurs, d'avoir perçu de l'amertume? On a fait tant de rencontres dans ces forêts de phrases, on ne peut être certain d'avoir correctement identifié toutes les silhouettes qu'on y a vu apparaître puis disparaître au détour d'un taillis.
C'est quoi, au fait, cette fameuse Encyclopédie?
En 1752, dès la parution du deuxième volume, puis en 1759, elle est interdite à la fois par le roi Louis XV et par le pape qui en proscrit la lecture sous peine d’excommunication. Mais cela n’a pas empêché son succès considérable : on estime qu’il s’est vendu 4 000 exemplaires de la première édition, 20 000 au total si l’on compte les rééditions et les copies pirates.
Bonne nouvelle pour vous, lecteurs curieux: vous pouvez désormais consulter un exemplaire de ce précieux ouvrage (sans avoir à vous charger de sacs de pièces d'or, ni à glisser dans les poches de votre redingote un pistolet à double canon) sur le site de l’Académie des sciences; si vous souhaitez d'abord lire la présentation de ce projet, c'est ici.
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