samedi 13 septembre 2014

Du bon usage des vaisseaux fantômes


Et chez vous? Comment ça s'est passé, cette année, la fête de la Lune? C'est que ce n'est pas facile à organiser, une fête de la Lune.


C’est à l’aube que l’on vit avancer un grand vaisseau. 
Il s’approchait de l’escalier qui plonge ses dernières marches dans l’eau. Nous sommes descendus, pleins de curiosité.
Sur la proue on pouvait lire: «Vaisseau de l’antique douleur» et plus bas, écrit en rouge d’une manière maladroite, peut-être par un naufragé blessé: «Guarda te de l’agua mansa».
Si les douleurs étaient antiques, cela ne nous regardait plus et pourtant nous regardions inquiets descendre d'une passerelle de bois pourri un cortège de fantômes qui se bousculaient et portaient des sacs qui semblaient très lourds.
Nous l’avions compris, il s’agissait d’un authentique vaisseau fantôme, mais dès que les personnages s’approchèrent, l’étroitesse de leurs visages, l’absence de leurs yeux, la bouche si étroite qu’elle aurait tout juste pu, si nécessaire, se nourrir d’un seul grain de riz à la fois, nous révéla qu’il s’agissait de larves et que le vaisseau arrivait de l’extrême Nord.

Nous étions préoccupés, cela tombait si mal, juste au moment des préparatifs de la fête de la Lune. 

Finalement Lucidor décida d’utiliser ce vaisseau comme décor; pour créer un dépaysement. Nous allions le transporter sur la terre ferme, sur la collline, derrière l’église, près de l’ancien tombeau des Mamelouks. 
Les essences momificatoires et givrantes pouvaient le conserver un peu plus longtemps et cela pouvait être aussi d’un bel effet. Mourko et moi étions chargé de disposer les larves en pyramides autour des mâts. L’éclairage dû à la Lune ferait de son mieux.
Les sacs ne contenaient que de la Niebla morte.

« On aurait pu appeler cet éphémère décor  "le silence des énigmes"», dit Heliodoro, «ou "les sujets absents",  si on le voulait».

Avant d’envoyer l’invitation à la Lune nous avons eu des discussions et controverses: l’inviter au quart ou à la demie aurait été imprudent, puisqu’avec un seul œil elle aurait pu tomber par terre, buter sur un buisson de ronces ou tomber dans un trou. Soigner une Lune éclopée ou invalide aurait été d’un grand ennui. 
Donc on la pria de venir entièrement pleine. Le jour approchait.
On discuta aussi s’il fallait inviter quelques étoiles, mais les fées-sorcières sifflèrent: «Ici c’est nous qui sommes les étoiles!»
La saison était un peu plus avancée, les nuits seraient plus longues et on pouvait compter sur un peu plus de fraîcheur. On pourrait amener des plaques translucides pour le patinage, et un petit lac artificiel serait posé au milieu de l’église et parsemé de nénuphars congelés.

Remue-ménage: Arachné fut chargée avec ses huit sœurs de tendre un filet fin mais dense sur tous les murs; on tendit une grande quantité de fils de la vierge qui liaient également bouquets, couronnes d’asphodèles, monnaies du pape et ces longues perles appelées «larmes de crocodile».
On laissa la grande voûte ouverte, imaginant un caprice de la Lune et son désir d’arriver ou de s’envoler par là: on ne pouvait pas savoir.
Les oiseaux jardiniers, comme tous les jardiniers, Lui devaient des miracles de grâce et de sortilège et ils ne se lassaient jamais de broder pour Sa loge un macramé de lis et de gardénias ponctué de papillons nocturnes faits de pierres de Lune.

Mourmour, conte pour enfants velus, 
 Éditions de la Différence, 1976
réédition La Tour Verte, 2010



Note:  l'œil des chats suggère d'autres usages pour les vaisseaux fantômes, s'il se trouve que vous en avez sous la main.

2 commentaires:

Algésiras a dit…

C'est super beau, je connais bien l'oeuvre peinte de Leonor Fini mais pas du tout ses écrits! *_*

Tororo a dit…

Je suis ravi que ça t'ait plu! Il faudra que je poste d'autres billets sur Léonor Fini, alors? ^___^