Rédiger un roman policier à la première personne, c'est une recette qui a souvent, par le passé, donné de si bons résultats que certains romanciers s'y accrochent, pas toujours à bon escient.
Idéalement, ça doit donner l'impression que le narrateur, héros ou anti-héros, vous a choisi, vous lecteur, comme l’interlocuteur privilégié à qui il pense pouvoir confier ses secrets les moins avouables.
Certains vous donnent l'impression que vous êtes tombé sur un pochetron qui n'hésitera pas à vous attraper par un bouton de veston pour s'assurer que vous ne perdez rien de son stream of consciousness ("c'était une dame, tu sais, le genre de dame? Le genre de dame que tu pourrais tuer pour elle").
D'autres vous proposent une salade assaisonnée avec tant d'art que vous vous doutez que ce n'est pas la première fois qu'ils la servent ("Une rouquine et une robe en lamé entrèrent dans la pièce, et je remarquai leur présence à toutes les deux à peu près en même temps"). Bien sûr, dans un cas comme dans l'autre, l'auteur sera prêt à jurer que c'était exactement l'effet recherché; mais au bout du compte, l'envie que vous ressentirez - ou non - de rester en compagnie du poivrot ou du beau parleur dépendra de ce qu'ils ont à raconter plutôt que de leur façon de le dire. Dans certains romans, il faut bien l’avouer, si intéressante que soit l’anecdote, il vous arrive de regretter que ce soit à l’intarissable pilier de bar qu’il soit échu de la raconter plutôt qu’au barman taciturne qui vous observe dans son coin.
Bref, dans pas mal de romans policiers (par ailleurs savamment construits, scrupuleusement documentés, menés à un bon rythme…) le choix du récit à la première personne est à ranger parmi les choix, au mieux les plus faciles, au pire les moins avisés, du romancier (je ne citerai pas de nom, je ne suis pas une balance).
Mais ce n’est pas le cas des romans de Craig Johnson.
Le truc qui consiste à vous donner l'impression, à vous lecteur, que vous avez de la chance qu'un type comme Walt Longmire vous prenne pour confident, c'est un des tours de passe-passe que Craig Johnson réussit le mieux (si ça se trouve, c'est peut-être un V.T.I. - un Vieux Truc Indien).
Où est le truc? La littérature policière use de trucs de toutes sortes, et sans parcimonie; il en a vraiment trouvé un meilleur que les autres, ce Johnson?
Oui.
Bien sûr, dans les romans de Johnson, on rencontre comme il se doit des gens qui ont tué des gens, d’autres gens qui ont volé des choses, des témoins qui en disent moins qu’ils n’en savent et d’autres qui en savent moins qu’ils n’en disent: pas de doute, ce sont bien des romans policiers.
Johnson ne néglige pas de satisfaire à certaines exigences du polar contemporain: on nous rappelle à l'occasion que notre shérif est un vrai professionnel, on nous glisse (pas trop souvent, heureusement; mais Walt ne peut pas toujours compter sur son seul regard d'aigle d'homme des hautes plaines pour analyser toutes les données) une statistique sur la délinquance ou un petit aperçu de criminologie - en restant tout de même à bonne distance, avec un détachement non dépourvu d'ironie.
La saucisse éclata, envoyant une goutte d’huile sur le plancher en contreplaqué. J’examinai la tache: elle était relativement compacte, avec quelques festons autour, dus à la hauteur de la chute; on aurait dit des vrilles rayonnantes s’étirant vers le centre de la pièce. Si l’objet émettant l’éclaboussure est en mouvement, les gouttes s ont ovales et ont une petite queue parallèle à la direction horizontale du mouvement. Comme le sommet de la goutte touche terre en dernier, les éclaboussures révèlent si l’assaillant est gaucher ou droitier. J’en savais long sur les éclaboussures. *
Cependant, et quelle que soit sa dette assumée envers ses prédécesseurs, ce n'est ni dans la construction de complots diaboliques, ni dans l'emboitement parfait de raisonnements de joueur d'échecs que Johnson excelle. Un lecteur pointilleux pourrait même penser qu’il abuse un peu de coïncidences remarquables pour faire progresser certaines intrigues: dans tel roman, c'est une vieille photo sur laquelle apparaît comme par hasard une voiture d'un modèle rare et facilement reconnaissable, qu'on se souvient justement avoir vu mentionnée dans un vieux rapport et qu'on retrouvera ensuite dans un endroit inattendu; dans tel autre, c'est un véritable deus ex machina qui, à intervalle régulier, fournit des indices.
Johnson ne dédaigne pas non plus d'employer les artifices bien rodés que lui a légués le genre (par exemple, conclure un chapitre sur une phrase comme "Ce fut à ce moment précis que la tête de l'adjoint du procureur explosa"**; et pourquoi pas? puisque, comme les V.T.I., ça fonctionne toujours); pour autant, on ne peut pas dire que Johnson soit un one-trick pony. Il sait bien ce qui fait avancer dans la lecture d'un polar: susciter une attente chez le lecteur, et ensuite lui servir ce qu’il n’attendait pas; ce qui crée la surprise dans ces polars humanistes, c’est la plupart du temps la diversité des réactions humaines.
Par exemple, il y aura des Indiens, et en quantité, dans les romans de Johnson, on peut s'y attendre puisque l'action se passe au fin fond du Wyoming; ne croyez pas pour autant qu'ils ne sont là que pour la couleur locale. Ils ont en réserve bien plus que les classiques Vieux Trucs Indiens déjà mentionnés.
Et il n'y aura pas davantage de stéréotypes parmi les autres personnages, éleveurs, truckers, avocats, shériffs adjoints ou policiers sur-diplômés. Ils ne sont pas définis que par leur casquette de base-ball, leur trois-pièces Armani ou leur blouson fatigué; l'un s'est découvert une passion pour les vieilles archives photographiques, un autre s'intéresse à ses ancêtres basques, tel autre manifeste une empathie inattendue avec les animaux.
Le moins stéréotypé de tous, malgré l'indispensable coupe-vent de rancher, le jean et le Stetson qui lui font une silhouette de shériff bien reconnaissable, malgré ses cicatrices, attribut pourtant ô combien classique du tough guy, c'est Longmire lui-même. C’est le ton du récit, la voix du narrateur qui accroche le lecteur et lui fait tourner les pages. Commencez à lire, et bientôt vous constaterez que vous vous intéressez vraiment à Walt Longmire, aux gens qu'il côtoie, à ce qu'il pense, à ce qu'il fait, et vous ne vous étonnerez plus qu'il prenne du temps sur ses maigres loisirs de shérif pour vous les raconter: la moitié du truc, c'est que Johnson nous convainc que Walt possède un caractère suffisamment porté à l'introspection pour repasser en détail tout ce qui lui est arrivé, avec juste ce qu'il faut de digressions pour ne pas perdre le fil - et ne pas perdre son auditoire: Lomgmire, c'est quelqu'un qui aime bien parler aux gens.
Ça ne veut pas dire qu'il aime s'écouter parler de lui (pour certaines personnes, les deux sont synonymes, mais heureusement ici ce n'est pas le cas): Longmire n'a pas de mal à trouver autre chose à raconter. Il passe beaucoup de temps à considérer le paysage - pas en touriste: comme s'il attendait que quelque chose, ou quelqu'un, en surgisse. Oui, c'est bien ça: de temps à autre, au bout d'une description, une phrase brève nous le rappelle: dans les paysages que traverse le shériff, il manque, il manquera toujours, quelqu'un. Il passe aussi beaucoup de temps à se souvenir: et c'est souvent de ses souvenirs qu'émergera le fait minuscule qui venant s'emboîter dans les autres indices, aidera à résoudre l'énigme. À l'image de Longmire, Johnson prend son temps: dans un roman policier, prendre son temps c'est prendre un risque, le romancier en est conscient et ce n'est pas à la légère qu'il l'a pris: la série consacrée par Johnson à Walt Longmire est sans doute une série policière, mais c'est aussi une série sur la façon dont le temps s'écoule. Le jour, la nuit.
Johnson va parfois plus loin dans l'exploration (encore un risque!) de l'intérieur de la tête de son narrateur: ainsi, il autorise le pragmatique shériff, de temps à autres, à compter (un peu) sur ses rêves (ça, vous l'avez deviné, j'aime bien) pour y voir plus clair dans les affaires sur lesquelles il enquête.
Longmire ne va pas jusqu'à en faire un système, comme l'agent spécial Dale Cooper. Mais il les raconte de bonne grâce, ses rêves; au lecteur, ensuite, de décider s'ils ont bien fait leur part du travail. Cela pourra déconcerter quelques lecteurs, mais ce n’est pas une faille dans le système narratif. C'est une façon, pour Johnson, de nous laisser entendre qu'il sait ce qui se passe dans la tête d'un homme d'âge mûr qui a juste un petit peu plus de temps que le strict nécessaire pour laisser vagabonder son imagination.
Car l'autre moitié du truc, la voilà: Johnson parle de ce qu'il connaît (vous pouvez jeter un coup d'œil à sa biographie) et il a mis un peu de lui dans ce personnage de shérif arrivé là où il est en partie par hasard. Pas un héros, mais un spectateur attentif, et, à l'occasion, un témoin engagé. Le romancier comme son porte-parole parviennent à parler du monde contemporain sans tomber dans la complaisance ni dans l'irénisme. Il y aura eu dans chaque enquête des erreurs commises de part et d'autre, il y aura eu des surprises et (c'est le genre qui le veut) certaines auront été désagréables; mais en tournant la dernière page, vous vous direz que ça aurait pu se passer plus mal, que, oui, vous avez de la chance d'être tombé sur un type comme Walt.
*Little Bird.
** L'Indien blanc.
Ce sont les excellents billets que Jérôme Jukal (Mœurs Noires) a consacré aux cinq premiers romans de Johnson parus en français qui m'ont donné envie de les découvrir; tiens, au fait, vous avez vu? Mœurs Noires vient juste de déménager, avec tous ses bagages: retrouvez ici ce blog désormais sans publicités.
Il y a eu d'abord Little bird [ The Cold Dish (2006) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll. Noire, 2009, 424 pp. (ISBN 978-2-35178-025-1);
puis Le Camp des morts [ Death Without Company (2006) ], Paris, Éditions Gallmeister, coll. Noire, 2010, 320 pp. (ISBN 978-2-35178-034-3);
Si vous hésitez encore à vous plonger dans votre premier roman de Craig Johnson (mais que faut-il pour vous convaincre?) vous serez content, je l'espère, d'apprendre que son éditeur français, pour en donner un avant-goût, à mis en ligne quelques courtes nouvelles que vous pouvez télécharger gratuitement sur leur site. Je vous recommande tout particulièrement Un Vieux Truc Indien: c'est un bon début.
Ha, vous êtes accroché, maintenant? On vous l'avait dit. Les Vieux Trucs Indiens, ça marche encore.
4 commentaires:
Merci Tororo pour ce billet particulièrement savoureux sur Walt Longmire, Craig Johnson et leurs rapports avec le roman policier, notamment.
Merci de parler également de mon blog... Et pour ne pas trop faire durer le suspens, j'ai parlé du dernier opus des aventures du shérif du comté d'Absaroka en mars dernier. Ce n'est pas l'histoire qui m'a le plus convaincu mais il y a toujours un grand plaisir à retrouver le Wyoming quand c'est Johnson qui le contemple.
A bientôt.
Merci pour votre visite! Et merci d'avoir relevé mon omission: j'invite tous les lecteurs désireux d'en savoir plus sur les romans de Johnson à se reporter à vos comptes-rendus, beaucoup plus détaillés que le mien!
Bonjour Tororo, j'ai commencé par Dark Horse que j'ai trouvé très très bien. Molosse m'attends dans ma PAL et je commencerai par le premier. Bonne journée.
Bonjour Dasola, il me reste encore Dark Horse et Molosses à lire, je n'ai lu que les quatre premiers. J'ai du retard à rattraper sur vous deux (... enfin, surtout sur Jérôme!). Bonne lecture Dasola!
Enregistrer un commentaire